L'air italien sur la scène des théâtres parisiens (1687-1715) - Nestola

L'air italien sur la scène des théâtres parisiens (1687-1715) - Nestola ©
Afficher les détails
Voyage à travers les influences de l'opéra italien en France

Dans cet ouvrage dense et détaillé, la musicologue Barbara Nestola nous emmène dans un long voyage sur les sorts de la musique italienne en France, entre la fin du XVIIᵉ siècle et le milieu du XVIIIᵉ siècle. L'opéra italien a beaucoup voyagé en Europe, partant du Portugal pour arriver jusqu'à la Russie et son insertion a permis un renouveau des pratiques théâtrales préexistantes. Si l' Europe chante en italien, la France représente un cas isolé... Il est vrai que l'opéra italien en tant que structure générale n'a pas existé sur les scènes françaises. En revanche, ce n'est pas le cas de l'une de ses composantes majeures : l'air. Barbara Nestola se propose d'approfondir la connaissance de ce phénomène grâce à l'étude des interprètes professionnels et des compositeurs français qui s'approprient de l'air italien et le font circuler dans les théâtres français de l'époque.

L'auteur se livre à une étude des sources et des pratiques. L'ouvrage comprend deux parties: la première est consacrée à l'analyse des recueils d'airs italiens, manuscrits et imprimés produits et circulant à Paris à la croisée des siècles; la seconde étudie la pratique des airs dans les théâtres parisiens institutionnels (Comédie-Italienne, Comédie-Française et Académie royale de musique ou Opéra) entre la mort de Lully (1687) et celle de Louis XIV (1715).

Le dernier quart du XVIIᵉ siècle se caractérise par la définition d'un goût national, lié à la consolidation du pouvoir royal, un processus qui investit tous les domaines artistiques majeures et se concrétise par la création de plusieurs Académies. Voulue et soutenue par Louis XIV, la centralisation artistique était désormais fortement consolidée au début des années 1680, et le déménagement de la cour à Versailles en 1683 en représente le triomphe. Mais du point de vue politique, la fin du règne de Louis XIV se caractérise par une grande instabilité qui va créer des déséquilibres et de nouvelles dynamiques jusque dans le monde musical. Pendant les années 1670, la tragédie en musique et le motet sont les manifestations les plus marquantes d'un renouveau artistique, voulu par le pouvoir et dont Jean-Baptiste Lully fut le principal acteur. Mais après la disparition du compositeur et sous l'influence de Madame de Maintenon, c'est la musique religieuse qui prend le dessus avec la création d'un véritable style “versaillais”, grâce à Michel-Richard de Lalande, maître de la chapelle royale. Les réactions ne tardèrent guère, avec la naissance de “La cabale du Dauphin”, cercle réunissant certains membres de la famille royale, à la recherche de tout ce qui représentait un goût nouveau : la musique italienne, des compositeurs tels que André Campra ou Nicolas Bernier, les institutions comme la Comédie-Italienne, délaissées par le souverain. On assiste également à un déplacement de l'axe de la vie musicale qui, de Versailles, s'oriente vers des cours satellites et vers Paris. Campra occupe une place de premier plan dans les divertissements organisés par les cabalistes et avec la création de l'Europe galante (1697), il développe le genre du ballet qui va devenir l'emblème du nouveau goût italianisant.

La cour des Stuarts à Saint-Germain-en Laye (une des résidences royales mise à leur disposition après l'exil forcé du roi d'Angleterre Jacques II Stuart en 1688) est représentative de ce phénomène de décentralisation. La particularité de la pratique musicale chez les Stuarts résidait dans le fait qu'elle s'était formée à Londres où se côtoyaient musiciens français et italiens. Chez les Stuart, le répertoire était essentiellement composé d'extraits d'opéras de Venise ou de Rome. De plus, on y jouait de la musique instrumentales, dont les sonates de Corelli. Les Stuarts furent de véritables précurseurs en matière de goût musical.

Dès la fin des années 1670, la pratique d'une musique italienne trouva écho en dehors du palais royal, grâce également aux nombreux articles publiés dans le Mercure galant. Dans les années 1690, on assiste donc à un passage de témoin du roi vers les membres de la famille royale dans le soutien et la légitimation de la musique italienne. L'italianisme apporte aux nouveaux milieux de diffusion de la musique une marque de distinction, alors que ces milieux sont particulièrement soucieux de se démarquer du goût officiel.

L'édition et l'interprétation vont également permettre à la musique italienne, à travers l'air, de toucher un plus vaste public. Sa diffusion en France dans la période 1680-1715 a connu une grande hétérogénéité. On se trouve confronter à une diversité d’œuvres réunies sous le terme générique d'“air”. Certains recueils de la collection Brossard réunissent des airs italiens d'époque et de provenance différentes. C'est le genre qui prime. Les airs du recueil se divisent entre airs de chambre et extraits d’œuvres théâtrales. Même si le titre d'air est valable pour chaque pièce, il existe cependant de nombreuses différences de forme et de style entre une œuvre de Rossi, un extrait de ballet de cour de Lully ou un air italien composé par un Français. Toutefois, la présence grandissante de l'air d'opéra modifie le contenu de ces recueils en faveur d'un nouveau répertoire.

Déjà présent dans l'opéra vénitien des années 1670, l'air da capo va se développer et envahir tous les genres de la musique vocale italienne : opéra, oratorio, cantate. Il va également joué un rôle de premier plan dans la transmission du répertoire vocal, en particulier l'air d'opéra dans sa forme da capo.

La connaissance de la musique vocale italienne se situe à deux niveaux : le premier découle d'une expérience directe ou d'une familiarité avec ce répertoire. Le deuxième s'appuie sur une connaissance indirecte ou partielle de ce répertoire, en s'appuyant sur les témoignages des tiers. Le Mercure galant fut le premier moyen de diffusion en France des airs d'opéras italiens mais souvent avec des erreurs d'attributions qui alimenta la querelle de la fin du siècle entre musique française et musique italienne. Contrairement à ceux qui parlent de l'air italien sans en avoir une connaissance approfondie, les récits des Français qui voyagèrent ou séjournèrent en Italie, ont l'avantage d'être fondé sur une expérience directe. Il en découle qu'en Italie, l'air est l'élément clé qui peut décider du succès d'un opéra, les livrets étant souvent faibles (pauvreté de l'intrigue, absences de chœurs ou de ballets). L'air est considéré comme un élément à part, que l'on peut apprécier indépendamment du contexte dramaturgique.

L'anonymat d'une grande partie des airs circulant en France est l'un des majeurs obstacles posé par le corpus, accru par la nature disparate des sources, alors que l'identification est essentielle pour comprendre le processus de transmission.

Étudier les airs italiens présents en France au cours dernier quart du siècle, signifie se confronter essentiellement avec l'opéra. Un premier problème se pose pour identifier une œuvre uniquement sur la base son texte. En effet, il était pratique courante en Italie de réutiliser des textes poétiques précédents pour leur donner une nouvelle vie musicale. L'attribution d'un air à un compositeur particulier peut aussi induire en erreur. Il y a souvent confusion dans les attributions.

Trois centres de production se distinguent par la quantité des airs répertoriés : Venise, Rome et Naples. Vers le milieu du XVIIᵉ siècle, Venise s'affirme comme lieu de conception, de production et de diffusion de l'opéra. Il ne faut pas oublier qu'à Venise existe une oligarchie de familles aristocrates qui gouverne la République en alternance. Posséder un théâtre d'opéra pour ces familles n'est pas seulement un investissement mais aussi une forme de prestige qui leur permet d'asseoir leur pouvoir. La fortune de l'opéra vénitien est également dû à d'autres facteurs : la saison du carnaval et la diversité du public qui fréquentait les spectacles. À Rome par contre, la production d'opéras s'étalait sur toute l'année et se distinguait par la diversité dans les choix de sujets. L'opéra romain est une forme spectaculaire promue essentiellement par des particuliers. Naples offre encore un modèle différent, plus centralisé. Le pouvoir était concentré dans les mains des vices-rois, en charge de ce titre pour une période limitée, ce qui a empêché l'instauration d'une continuité dans le mécénat artistique. En Italie la transmission du répertoire d'opéra avait lieu à travers la copie des manuscrits.

À Rome, les grandes familles font appel à des copistes professionnels. Il n'est pas facile de comprendre comment ce répertoire est passé du territoire italien en France. Dans certains cas, il y a eu contact direct entre un Français et un compositeur. La transmission passe parfois par la volonté des compositeurs et les collectionneurs ont également leurs propres réseaux d'appropriation. En dehors des milieux privés, la Comédie-Italienne est également un lieu de circulation de musique italienne.

Les recueils, séries ou collection arrivés jusqu' à nous, suivent des logiques d'ordonnancement différentes. Ainsi, une partie des manuscrits réalisés en France provient des matrices au contenu homogène, ce qui prouve une filiation directe entre les recueils d'opéra produits en Italie et les recueils réalisés en France en transcrivant les airs directement des matrices. D'autres recueils (collection Brossard, collection Stuart) attestent d'une intervention préalable dans le choix et l'agencement des œuvres, à l'initiative du copiste ou de la personne chargée de recueillir les œuvres musicales pour ensuite les faire copier par des tiers. D'autres manuscrits sont composés de deux parties distinctes. C'est le cas du Manuscrit de Zurich : la première partie contient trente-trois extraits d'opéras vénitiens des années 1676-77, tandis que la seconde contient vingt-neuf airs et cantates de l'époque de Rossi et Carissimi. C'est donc le genre qui prime sur l'époque ou le style. Il faut ensuite distinguer les airs italiens composés par des Français. Joseph Chabanceau de La Barre manifeste un tel engouement pour la musique italienne que ses œuvres pourraient passer pour italienne. Michel-Richard de Lalande par contre, appartient au cercle de l'abbé Mathieu dans la paroisse de Saint-André des Arts, l'un des centres parisiens où l'on jouait les motets des auteurs italiens. Autour de 1700, de nouveaux genres viennent enrichir les recueils d'airs italiens : le duo (Agostino Steffani, auteur de duo de chambre très célèbres), la cantate (Scarlatti, Bononcini, Mancini) ou la sonate (œuvres de musique instrumentales comme les sonates pour violon de Corelli).

À partir des années 1690, la circulation des airs italiens bénéficient également de l'édition comme moyen de diffusion. À ce propos le Mercure galant a déjà été mentionné. Mais il convient également de mentionner la famille Ballard qui détenait depuis 1607 le privilège de “Seul imprimeur du roi pour la musique”. L'édition d'airs italiens, relativement sporadique dans la période d'activité de Robert et Pierre Ballard, devient systématique à la fin du siècle sous l'impulsion de Christophe Ballard. La dernière décennie du siècle vit aussi la parution de recueils d'airs chantés pendant les représentation de comédie. Au dernier trimestre de l'année 1694, Christophe Ballard entreprit la publication des Recueils d'airs sérieux et à boire,qui fut un véritable succès. En 1699, Christophe Ballard entreprit la publication systématique d'airs italiens : les Receuils des meilleurs airs italiens.

Cependant le prestige de la maison Ballard commença à vaciller en raison de l'apparition de nouveaux concurrents : Henry Foucault et Pierre Ribou. La seule manière de contourner le privilège des Ballard résidait dans l'utilisation d'une technique d'impression différente de celle à caractères mobiles en adoptant la technique de la gravure musicale destinée à connaître une énorme succès. Ces éditions renforcent l'idée qu'il existait une véritable engouement pour la musique italienne de la part des amateurs. Mais ce sont surtout les chanteurs professionnels qui contribuèrent à ce changement de goût, soucieux de diversifier leurs compétences et faire évoluer leur technique vocale.

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Barbara Nestola aborde les modalités d'appropriation de ce répertoire nouveau et leur implication dans l'établissement de la pratique des airs italiens sur la scène théâtrale parisienne. Elle s'intéresse d'abord à l'italianisme, trait commun aux trois scènes institutionnelles : la Comédie-Italienne, la Comédie-Française et l'Opéra.

Si les divertissements et le spectaculaire étaient essentiellement l'apanage de l'Opéra, le répertoire lyrique trouva dans le comique un élément important dans son renouveau à la fin-de-règne. De surcroît, le public manifestait une certaine lassitude vis-à-vis du répertoire tragique et réclamait des nouveautés. En 1697 vit le jour L'Europe galante de Campra et La Motte. Désormais, on abandonne la sphère mythologique. Au centre de l'action, on trouve des personnages réels, empruntés à l'univers pastoral ou à ceux des comédies. Les décors eux aussi changent : à la place des temples et des palais, dans les ballets, on recourt à des lieux ordinaires dans un contexte urbain ou extra-urbain contemporain. Sur la scène de l'Opéra, le comique prend place.

Malgré les limites imposées par le privilège, la Comédie-Italienne a toujours pratiqué l'insertion musicales jusqu'à sa fermeture en 1697. La musique y occupe une place prépondérante, comme en témoigne la publication en 1700 d'une édition incluant les partitions, à l'initiative d'Evaristo Gherardi. L'opéra a toujours représenté une sources d'inspiration pour les Italiens, dès le vivant de Lully, et encore plus après sa disparition (1687). Les parodies d'opéra étaient particulièrement prisées chez les Italiens qui contrefaisaient également le jeu des chanteurs. Alors que la musique française chantée dans les comédies adopte un autre style et des formes différentes (chansons, airs en deux parties, vaudevilles, récits...), les airs italiens présentent une plus grande homogénéité stylistique. Leur exécution s'intègre moins facilement que les airs français au contexte des pièces. De plus les airs italiens ont une écriture musicale exigeante, qui impose aux chanteurs une grande maîtrise de la technique vocale. Les airs italiens que l'on entendait à la Comédie-Italienne, empruntés aux opéras vénitiens, avaient une fonction davantage musicale que dramatique. Souvent, il n'y a pas de lien entre l'air et la pièce. De plus, l'air se retrouve dans une position isolée. Il adopte la structure da capo, et par la répétition des mots et les vocalises, est bien plus étendu que les airs français. Par ordre royal, la Comédie-Italienne doit interrompre ses activités en 1697. Pourtant il prolonge symboliquement son existence à travers la carrière de ses auteurs et de certains de ses interprètes.

À la Comédie-Française, la comédie était le genre le plus populaire, malgré un contexte historique particulièrement sombre. Dans un premier temps, les Français s'étaient montrés moins inventif que les Italiens dans ce domaine. Cependant, les insertions en musique s'intensifient à partir de 1690 et dans la période 1694-1710, la pratique des airs italiens se répand de plus en plus. Les pièces en un acte, souvent données à la suite d’œuvres sérieuses se prêtaient aux interventions musicales et plaisaient beaucoup au public. Comme à la Comédie-Italienne, les interprètes ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion de cette pratique. Jean- François Regnard (1694-1704) débuta à la Comédie avec Attendez-moi sous l'orme qui accorde une place de choix aux divertissements en musique. Toujours en 1694, il créa une autre pièce en un acte, La Sérénade, qui marqua le retour de la langue italienne au Théâtre Français. La musique fut imprimé par Ballard, sans le nom de l'auteur. Selon les sources de l'époque, elle aurait été composée par le même Regnard, aidé par Gillier.

À partir de 1696, des airs italiens apparurent régulièrement dans les œuvres de Florent Carton Dancourt (1696-1710). Avec le temps, les insertions musicales chez Dancourt se diversifient. Au début, les divertissements visaient à clôturer les comédies. Mais plus tard, un intermède en musique inséré à l'intérieur de la pièce, bien que relativement rare, revient dans l’œuvre de Dancourt. Comme pour Regnard, les divertissements musicaux s'intègrent de façon plus ou moins cohérente dans le corps des œuvres dramatiques. Avec Les Trois Cousines, créée le 17 octobre 1700, Dancourt franchit une nouvelle étape dans l'intégration des divertissements musicaux. L’œuvre est précédée d'un prologue et chaque acte est suivi par un intermède qui mêle chant et danse. Ici aussi, on constate la différence entre les airs français, concis, strophiques et sans notation de la basse continue, et les airs italiens, plus étendus et élaborés mais sans leur virtuosité habituelle, afin de répondre à la technique vocale de son interprète, Touvenelle.

Nicolas Boindin (1701-1704) fut l'auteur de quatre comédies pour le Théâtre Français. Dans Les Trois Gascons, le divertissement respecte l'implantation tonale de base, ré mineur, avec quelques passages au relatif majeur pour la gigue et pour l'air italien, qui se démarque ainsi du reste des airs français non seulement par son écriture vocalisante mais surtout par l'éclat de sa tonalité. Le début du XVIIIᵉ siècle a vu également la reprise des pièces à machine, remises au goût du jour, de Molière et Thomas Corneille : Psyché (1703), Les Amants Magnifiques (1704), Circé (1705).

Grâce à la créativité de ses compositeurs, le Théâtre Français donna vie à son propre répertoire d'airs italiens qui échappaient dans un premier temps à la forme da capo. Gillier notamment élabora des structures complexes, en privilégiant la forme du rondeau.

À l'Académie royale de musique, l'engouement pour l'imaginaire italien détermina l'apparition de fragments chantés en italien dans les œuvres lyriques à partir de 1690. Tous les genres furent concernés : tragédie, pastorale et le ballet en particulier qui permettait plusieurs types d'intégration grâce à la souplesse de sa structure dramatique. Le cas le plus fréquent est l'ajout d'un air ou d'un ensemble (duo, trio...) confiés à des personnages secondaires. On trouve également des scènes en dialogue et parfois des entrées entièrement en langue italienne interprétées par les personnages principaux.

André Campra représente un cas à part : la pratique de l'insertion trouva son accomplissement dans ses œuvres. Quatre ballets en donnent des exemples marquants : L'Europe galante (1697), Le Carnaval de Venise (1699), Les Fragments de Monsieur de Lully (1702), et Les Fêtes vénitiennes (1710). La reconstitution du répertoire d'airs italiens ajoutés à L'Europe galante montre le degré de complexité que pouvait atteindre le processus d'insertion. Rien que pour l'année de sa création, 1697-1698, on compte quatre jeux différents d'airs ajoutés.

La fréquence des airs italiens diminua après 1710. Les années 1710-1715 furent marquées par une série de deuils : le Grand Dauphin, mécène de l'Académie royale et protecteur de Campra décéda en 1711. La mort de Louis XIV marqua un tournant dans la scène musicale. Le Régent Philippe II d'Orléans soutenait ouvertement les milieux italianophiles. L'avènement de concerts publics ou semi-publics donnent la possibilité aux compositeurs et interprètes de s'exprimer dans plusieurs cadres différents. La sonate et la cantate, italienne ou française se diffusèrent dès le début du siècle. En 1716, le Régent fit appel à une nouvelle troupe d'acteurs sous la direction de Louis Riccoboni, créant ainsi le Nouveau Théâtre Italien.

En ce qui concernent les textes poétiques susceptibles d'être mis en musique, il n'existe pas en France un véritable système de production d'opéra italien. Et donc, les hommes de lettres ayant pratiqué la poésie pour la musique par métier sont rares. On constate que les compositeurs français prennent l'habitude d'emprunter des textes italiens préexistants. En Italie, la reprise et l'adaptation des textes étaient une pratique courante, ce qui n'est pas le cas de la France. À la fin du XVIIᵉ siècle, la réutilisation de la part de compositeurs français de textes poétiques italiens regarde principalement les airs. Un précurseur de cette tendance fut Joseph Chabanceau de la Barre, suivi par Charpentier. Quelques décennies plus tard, André Campra manie sans problèmes l'appropriation de textes contemporains et la reprise d'airs plus anciens.

D'autre part, certains poètes français se lancent dans l'écriture des paroles de musique en italien, pratique dont Gilles Ménage a été un précurseur. L'intégration de fragments chantés en italien dans une œuvre lyrique française pose le problème des effectifs. L'orchestre italien typique des opéras de l'époque comportait quatre parties (deux violons, un alto et une basse) tandis que l'orchestre français comportait cinq parties (dessus de violon, haute-contre, taille et quinte de violon, basse de violon). Les extraits d'opéras italiens diffusés en France présentent un effectif réduit car ils proviennent des recueils d'airs réalisés déjà au préalable en forme réduite et non des partitions complètes.

Enfin, quel a été le rôle des chanteurs dans la diffusion du répertoire ?

La carrière de chanteuse d’Élisabeth Daneret a duré moins de dix ans. Après un début à la Comédie-Italienne, elle passa à l'Académie royale de musique et continua à chanter des airs d'opéras vénitiens, une pratique qu'elle introduisit dans les œuvres lyriques françaises. Il semble que la chanteuse prit l'initiative de proposer elle-même l'insertion d'extraits d'opéras, une pratique courante en Italie où les chanteurs intervenaient dans la conception des rôles et même de l'écriture musicale.

Parmi les actrices de l'Opéra en mesure d'interpréter des airs italiens qui demandaient agilité, sonorité et endurance (ce dont étaient capables les castrats en Italie), il convient de mentionner Mademoiselle Dun, dont on ne connaît pas le prénom. Elle aussi eut une carrière de courte durée. Elle fut guidée sur la scène de l'Opéra par deux compositeurs en particulier : Stuck et Campra. Le répertoire des airs ajoutés n'était pas choisi par elle-même mais plutôt spécialement écrits par les deux auteurs pour mettre en évidence les qualités vocales de la chanteuse, très à l'aise dans les vocalises et dotée d'une voix d'un certain éclat.

Enfin, il convient de mentionner Nicolas Sallé et son épouse, Françoise Thoury. À la Comédie-Française, on découvrit la voix de basse-taille de Sallé, registre peu entendu jusqu'alors dans les divertissements chez les Français. Par contre, à la même époque, à l'Académie royale, le répertoire de basse-taille connaissait un essor grâce à des interprètes comme Jean Dun ou Gabriel-Vincent Thévenard, auquel Nicolas Sallé fut souvent comparé. Dès l'arrivée de Sallé au Français, on lui confia des airs du niveau de ceux de Thévenard. Sallé s'illustra dans les divertissements des anciennes pièces à machine pendant les années 1703-1705, où il chanta également des airs italiens.

Françoise Thoury débuta sa carrière de chanteuse à l'Académie royale, où elle chanta avec son mari des airs italiens complexes et élaborés. Elle passa ensuite au Théâtre Français. Elle devait posséder une voix relativement souple puisqu'elle interprétait à la fois les dessus et les bas-dessus. Il en est de même quand elle chante en italien. Après la mort de Sallé en 1706, elle fut reçue comme pensionnaire à la Comédie-Française. Elle continua de se produire dans des divertissements sans réussir toutefois à recréer le couple artistique qu'elle formait avec Sallé.

Il est donc clair que les interprètes ont joué un rôle important dans la diffusion du répertoire italien. Les compositeurs écrivaient des airs sur mesure pour les chanteurs, dans l'intention de mettre en valeur les qualités de leur voix : tessiture, extension, virtuosité et expressivité. Mais la disparition de ces interprètes marqua un temps d'arrêt de leur répertoire, par manque d'une relève adéquate.

L'ouvrage de Barbara Nestola, dont on ne saurait trop louer la capacité analytique et la force de volonté dans l'identification des vingt-cinq manuscrits, trente éditions et des 682 airs qu'ils renferment, est complété par un catalogue du corpus étudié. La plupart de ces airs sont anonymes mais la musicologue a identifié 551 des 682 airs. 131 demeurent sans auteur, même si des concordances avec d'autres sources, elles-aussi anonymes, ont pu être établies. Leur identification a joué un rôle central pour l'étude du répertoire . Il s'agit essentiellement d'extraits d'opéras créés à Venise, Rome ou Naples.

Barbara Nestola est musicologue au Centre d'études supérieures de la Renaissance (CNRS) et directrice du Pôle recherche du Centre de musique baroque de Versailles. Ses travaux portent sur les transferts musicaux entre Italie et France et plus généralement entre les pays européens, sur la représentation des œuvres lyriques à l'Académie royale de musique de Paris, et sur la transversalité des pratiques dans les théâtres parisiens sous l'Ancien régime. Elle collabore régulièrement comme conseillère scientifique avec des interprètes professionnels dans le cadre de concerts, récitals, productions d'opéras et enregistrements audiovisuels.

En conclusion, l'analyse des œuvres présentées aux deux Comédies et à l'Opéra à la fin du règne de Louis XIV illustre les modalités d'appropriation des airs italiens par les poètes, les compositeurs et surtout les interprètes français, refermant ainsi le cercle idéal du parcours de l'opéra italien de sa scène d'origine à celle d'accueil. La continuité de cette pratique témoigne de l'intérêt grandissant du public pour ce répertoire et anticipe les Goûts réunis et l'intérêt pour la musique italienne de la Régence.



Publié le 07 juin 2021 par Véronique Du Moulin