Les Fruits de l’oisiveté - Busenello

Les Fruits de l’oisiveté - Busenello ©Classiques Garnier
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Les riches sources littéraires de l'opéra vénitien

Ces dernières années la vogue des opéras de Cavalli sur les scènes lyriques européennes nous a permis de redécouvrir la poésie et la riche inspiration théâtrale du dramma per musica vénitien du XVIIème siècle. Afin d'attirer les spectateurs dans ses théâtres, Cavalli fit appel à des hommes de lettres vénitiens, qui fréquentaient souvent les mêmes cercles intellectuels où ils partageaient leurs préceptes littéraires comme leurs opinions politiques. Certains se spécialisèrent dans les œuvres théâtrales destinées au répertoire lyrique, créant ainsi le métier de librettiste. Dans ce panorama Giovan Francesco Busenello (1598 – 1659) occupe une place singulière : il écrira tout au long de sa carrière pour l'opéra en luttant contre le poids croissant des exigences commerciales du genre. A rebours de cette évolution et non sans un certain conservatisme il proclame son attachement à la tradition d'une poésie théâtrale portée en musique, qui avait donné naissance à l'opéra de cour quelques décennies plus tôt.

Avocat issu d'une riche famille vénitienne, Busenello compose d'abord des sonnets qui témoignent de son engagement envers la poésie. Il participe activement à la fondation de l'académie littéraire des Incogniti. Avec d'autres membres de cette académie il s'investit dans la rédaction de drames en vers destinés à être mis en musique dans les salles lyriques qui prospèrent à Venise vers le milieu du siècle : les théâtres Novissimo, San Cassiano, San Giovanni e Paolo. Ses textes sont constitués de vers de onze pieds, les hendécasyllabes (équivalents des alexandrins français) et de vers de sept pieds, les heptamètres. Leur alternance suscite naturellement un rythme musical, propice à accompagner les récitatifs, tandis que les textes des airs sont composés de vers plus courts. Ce modèle poétique aura une longue fortune, puisqu'il perdurera dans les livrets italiens d'opéras jusqu'à la fin du XIXème siècle.

Comme en France à la même époque, l'esthétique théâtrale des auteurs italiens est fortement influencée par les auteurs espagnols, en particulier Lope de Vega. Son traité El arte nuevo de hacer comedias avait été publié à Milan dès le début du siècle. Il pose la célèbre règle des « trois unités », non toutefois sans quelque ambiguïté car l'unité de temps fait parfois référence au jour, et parfois à l'année... La veine comique s'inspire plutôt des récits et légendes de l'Antiquité et de sa mythologie, avec de solides arrières pensées politiques. Car les intellectuels vénitiens de cette période aiment s'emparer de ces références antiques pour les tourner en dérision. Le théâtre constitue un instrument politique dans le combat de la Sérénissime contre Rome dans le conflit plus ou moins ouvert qui les oppose depuis la fin du seizième siècle. Et mêlées à l'action principale des intrigues parallèles aux multiples rebondissements alimentent sans retenue de nombreux épisodes comiques, dans lesquels le caractère fictionnel du théâtre autorise de savoureux décalages, souvent grivois ou érotiques, qui font le bonheur des spectateurs.

Busenello a parfaitement saisi le parti qu'il pouvait tirer de ce décalage pour nourrir ses livrets. Les Amours d'Apollon et Daphné (pour une musique de Cavalli, créé en 1640 au San Cassiano) renvoient à un épisode mythologique, qui aurait pu fournir la matière d'un opéra de cour. Tout au contraire Busenello y met en exergue les disputes d'Apollon et de Cupidon, qui s'écharpent comme des gamins, tandis que s'entremêlent les intrigues parallèles de Titon avec l'Aurore, et de Céphale avec Procris, qui illustrent d'autres facettes de l'amour. Les personnages principaux sont accompagnés de serviteurs aux personnalités très caractérisées : ils incarnent certains traits du bon sens populaire ou de la morale, ou au contraire le goût effréné du plaisir ! Dans des termes souvent assez crûs, ils invitent leurs maîtres soit à l'abstinence en reflet de leur propres déceptions soit à céder sans frein à leurs pulsions. Le génie de Busenello tient probablement à ce que ces intrigues complexes, loin de diluer le récit, en renforcent la signification par les contrastes qu'elles créent.

Toujours destinée à Cavalli, Didon est créée en 1641. Le mythe tiré de Virgile est largement revisité, puisqu'au final la reine épouse Iarbas, tandis que la lâcheté d'Enée est largement décriée au début de la pièce. On le voit, l'opéra vénitien du XVIIème n'hésite pas à redessiner les mythes antiques et à inverser les valeurs pour mieux illustrer ses propres préceptes... L’œuvre majeure de Busenello est assurément son Couronnement de Poppée, destiné cette fois à un Monteverdi octogénaire dont ce sera le dernier opéra. Inspiré des Annales de Tacite , le livret offre un rôle très court mais prépondérant à Cupidon, dont l'intervention est décisive pour épargner Poppée du projet de meurtre conçu par Othon. A travers l'union des deux amants pervers c'est l'Amour qui triomphe, servi par l'arbitraire du Destin. La traduction du texte originel de Busenello nous apprend également que le célèbre duo final Pur ti miro, par ailleurs incongru du point de vue de la construction dramatique du livret, constitue un ajout ultérieur, et que sa musique n'est donc probablement pas de Monteverdi. Cette œuvre constitue une sorte de manifeste de l'idéal théâtral de l'auteur. Elle obéit assez scrupuleusement à l'unité de temps et de lieu.

La prosperita infelice di Giulio Cesare Dittatore poursuit probablement la collaboration de l'auteur avec Cavalli, même si elle n'est pas formellement attestée. Elle adopte à nouveau la structure du théâtre espagnol en cinq actes, et s'avère assez proche de la pièce de Shakespeare, qui ne fut publiée en Italie qu'au XVIIIème siècle. Il s'agit du premier opéra à mettre en scène Jules César. Busenello en profite pour exposer son soutien à la république, et sa critique de la mollesse de la jeunesse romaine. La pièce s'achève sur une allégorie de la liberté et l'éloge de la supériorité de Venise sur Rome. La partition de l'ouvrage n'a pas été conservée mais il est probable qu'elle a été créée en 1646 au San Giovanni e Paolo. On sait toutefois que la plupart des actes s'achevaient sur de spectaculaires ballets.

La Statira principessa di Persa constitue l'ultime pièce du recueil. Elle est marquée par le goût de l'exotisme : Statira, fille de Darius III roi de Perse, est épousée par Alexandre le Grand après sa victoire sur les troupes de son père. Enceinte d'Alexandre, elle fut assassinée par Roxane, première femme d'Alexandre, afin d'éviter qu'elle ne donne le jour à un héritier de l'empereur. Sur ce trame historique se glissent des personnages mythologiques ou imaginaires : Pluton, Mercure, une magicienne..., dans une intrigue aux nombreux rebondissements. Statira échappe finalement à son sort historique, en se mariant au final avec le roi d'Arabie. Survenant après une période d'une dizaine d'années au cours desquelles l’auteur semble s'être éloigné de l'opéra, probablement au profit de la poésie, l’œuvre témoigne des évolutions du temps : la chape puritaine et moraliste qui triomphe à Rome s'étend peu à peu mais inexorablement à toute l'Europe catholique, la fière et indépendante Venise n'y échappe pas. Pour la première fois le souverain n'est pas décrit comme le jouet de ses passions humaines ; il est au contraire un homme responsable et attentif aux affaires de l'Etat, comme ce sera ensuite à peu près systématiquement le cas dans les opéras serias. Et Busenello prend soin dans sa courte préface d'indiquer que ses évocations de cultes et divinités païens ne constituent que des artifices littéraires, rappelant in fine son attachement au christianisme...

Les goûts musicaux du public avaient également évolué : la pièce a été créée le 18 janvier 1656 au San Giovanni e Paolo, mais ne dura pas, les spectateurs réclamant davantage d'ariettes ! Pourtant si Busenello a évolué dans sa production littéraire (tout comme Cavalli dans sa production musicale), il refuse comme ce dernier de se soumettre aveuglément aux exigences de public. La survenance dans la pièce de nombreuses morts sur scène montre sa distance avec le théâtre régulier et la bienséance. Mais on ne peut rien contre l'évolution des goûts du temps : la période des livrets impertinents voire burlesques est révolue ; l'opéra tend désormais à devenir un art sérieux contribuant à l'éducation morale des spectateurs.

Ces livrets sont réunis en 1656 chez l'éditeur Andrea Giuliani , avec lequel Busenello avait déjà collaboré, et qui avait aussi publié des textes de Faustini et Minato , autres librettistes vénitiens de l'époque. Le recueil est dédié au prince Ottoboni  : Busenello met à profit sa longue dédicace pour rappeler les principes littéraires auxquels il est attaché, manifestant au passage quelque mépris envers les librettistes désormais soumis à la tyrannie des exigences commerciales. Il est avant tout un poète et un homme de lettres, qui écrit « davantage par enthousiasme que par profession ». Loin de Venise et de sa bouillonnante activité il a composé ce recueil dans la solitude d'un séjour campagnard, probablement dans ses terres de Legnaro. Pour ces raisons il apparaît comme le fruit de l'oisiveté, d'un loisir infiniment fécond pourrait-on observer !

Il revient à Jean-François Lattarico , professeur de littérature et de civilisation italienne à Lyon III et fin spécialiste de la littérature italienne du XVIIème siècle, de nous livrer cette édition bilingue. Compte tenu du double texte elle se présente évidemment sous la forme d'un épais volume de près de mille pages, notes comprises ! Ajoutons aussitôt que le texte, bien aéré, se lit aisément. Le texte français figure exactement en regard du texte italien original. Il est complété de nombreuses notes de bas de page, qui explicitent certaines allusions, précisent le sens exact des mots retenus pour la traduction ou le choix effectué pour traduire une expression difficile à transposer. Bien qu'épousant de près le caractère littéraire du texte source la traduction française demeure fluide et agréable à lire. Elle est précédée d'une introduction passionnante sur les origines de l'opéra vénitien et les caractéristiques de chaque œuvre.

Pour les heureux lecteurs qui maîtrisent également la langue de Dante cette édition est assurément encore plus intéressante. Elle a le mérite d'établir le texte de référence par delà les quelques erreurs de l'édition initiale. Elle est également complétée de nombreuses notes (en français) qui portent sur le texte original : sens des mots, tournures, allusions, emprunts ou réminiscences. Pour une telle somme littéraire, le prix reste modique : un peu moins de soixante euros. Alors, en cette période qui précède les fêtes de fin d'année, n'oubliez pas que cet ouvrage constitue un très beau cadeau de Noël pour tous les amateurs d'opéras baroques !



Publié le 15 nov. 2017 par Bruno Maury