Léonard de Vinci, l’invention de l’opéra - Lexa

Un passionnant voyage musical aux sources de l’opéra baroque

Après avoir été longtemps fixée à la création de L’Orfeo de Monteverdi (au printemps 1607, à la cour de Mantoue), la naissance officielle de l’opéra est généralement rattachée de nos jours aux premières représentations de l’Euridice de Jacopo Peri lors des noces d’Henri IV et de Marie de Médicis à Florence en 1600 et à celle du drame sacré La Rappresentatione de anima e di corpo d’Emilio de’ Cavalieri à Rome la même année (voir notre chronique La Pellegrina). Comme nous l’apprend ce volumineux ouvrage (plus de quatre cents pages) du metteur en scène et historien de l’opéra Olivier Lexa, la réalité est infiniment plus complexe et l’opéra baroque puise ses racines assez loin dans l’histoire, puisque le célèbre génie protéiforme de la Renaissance, Léonard de Vinci (1452 – 1519) avait conçu et fait représenter des spectacles musicaux chantés, accompagnés et mis en scène, dotés de « machines », en un mot des opéras, dès le début du XVIème siècle !

Quatre années de recherches ont été nécessaires pour réunir les livrets, notes, croquis, indications de mise en scène des spectacles musicaux conçus par Léonard. Certains sont des inédits mais ce qui compte sans doute le plus est la manière dont ils sont remis en perspective afin d’illustrer la démonstration que Léonard était un créateur d’opéras. L’auteur nous dévoile aussi au passage pourquoi cette découverte n’a pas été mise en lumière plus tôt : les dessins et notes de Léonard ont été dispersés entre plusieurs fonds principaux, au hasard des ventes et des acquisitions. Par ailleurs l’habitude de Léonard de consigner sur une même feuille des notes et croquis sans rapport apparent entre eux ne facilite pas leur interprétation. Ces fonds ont surtout été étudiés par des historiens d’art, qui n’ont pas identifié en tant que tels les croquis relatifs à des mises en scène. Fort heureusement leur numérisation progressive, qui autorise une consultation plus aisée, a permis de les remettre en perspective avec les témoignages historiques - longtemps négligés mais nettement plus explicites - et la création théâtrale et musicale à l’époque de Léonard. Car ce dernier était aussi – ce point est rarement souligné – un interprète musical de grand talent, jouant de la lira di braccio, instrument utilisé à la Renaissance pour toutes sortes d’improvisations musicales.

Olivier Lexa (dont un précédent ouvrage, consacré à la musique et à l’opéra vénitien, a fait l’objet d’un compte-rendu dans ces colonnes) regroupe les pièces éparses de ce puzzle historique géant pour nous décrire avec force précisions les quatre productions lyriques conçues par Léonard. Depuis 1482 celui-ci vit à Milan, sur lequel règne la puissante famille des Sforza. Comme de nombreuses familles princières du nord de l’Italie, celle-ci multiplie les fêtes pour témoigner de sa richesse et de son prestige. En décembre 1489, le duc Ludovic le More vient accueillir à Tortona le jeune couple formé par son neveu Gian Galeazzo Sforza avec Isabelle d’Aragon (fille d’Alfonso II, héritier du royaume de Naples). A l’entrée du banquet, un gigantesque automate à l’effigie du More accueillait les convives. Chaque plat du banquet était précédé d’une saynète chantée se rapportant à des personnages mythologiques en lien avec le mets proposé. Le banquet fut suivi d’une représentation théâtrale chantée.

La première œuvre de Léonard fut donnée dans le cadre des festivités du mariage des deux jeunes gens, interrompues par le décès d’Ippolita Maria Sforza, mère d’Isabelle et tante de Gian Galeazzo. Donnée en janvier 1490, La Festa del Paradiso constitua une des plus célèbres fêtes de cour de son époque, qui rassembla les ambassadeurs des principales nations européennes, eu égard à la puissance et au prestige de la famille Sforza. Elle mobilisait des moyens (décors, scénographie, machines) sans précédent, qui ont impressionné les spectateurs. Le livret, écrit par le poète Bernardo Bellincioni (1452-1492), mentionne explicitement le nom de Léonard. Ce dernier réutilise pour la première fois depuis l’Antiquité, un rideau de scène (le sipario), qui dissimule le décor (une demi-sphère représentant le ciel), lui-même éclairé de lanternes de verre à double enveloppe remplie d’eau, qui diffusaient la lumière. Des solistes incarnaient Jupiter, Apollon et Mercure, et les planètes Vénus, Lune, Mars et Saturne. Une machine ascensionnelle permettait à Mercure d’effectuer les allers-retours entre les deux niveaux de la scène (ciel et proscenium). L’orchestre était principalement composé de sacqueboutes, cornets et percussions.

La seconde œuvre est représentée en 1491, à l’occasion des noces de Galeazzo Sanseverino, fils de Roberto (qui était le cousin de Ludovic le More) avec la fille de ce dernier. Elle a pour thème Les Sauvages et a été décrite dans une lettre de Gian Galeazzo Sforza à son oncle le cardinal Ascanio Sforza qui nous est parvenue.

La troisième œuvre a été commandée à Vinci par Giovan Francisco Sanseverino, frère aîné de Galeazzo. C’est un spectacle lyrique comparable à La Festa del Paradiso mais devenu désormais autonome, en ce sens qu’il n’est plus précédée d’un banquet et d’un bal : La Danaé est donnée le 31 janvier 1496 dans le palais milanais de son commanditaire. Le livret, écrit par le poète Baldassare Tacone (qui avait déjà pris part aux festivités de Tortona), nous est parvenu. La pièce comporte cinq actes et devait durer environ trois heures. Léonard conçoit pour elle un impressionnant dispositif scénique à trois niveaux : la terre, le ciel et l’Olympe. L’orchestre est dissimulé derrière la scène, les percussions et piffari (cornets et trombones) répartis sur les premier et troisième niveaux.

On ignore si le dernier projet de Léonard fut représenté. Il s’inspirait de La Fabula d’Orfeo, écrite par Politien (Angelo Poliziano). Léonard avait connu Politien à Rome. Ce dernier s’intéressait aussi beaucoup à la musique ; son ouvrage exerça une influence considérable jusqu’à la naissance « officielle » de l’opéra baroque. Les dessins préparatoires de Léonard à une représentation musicale de La Fabula d’Orfeo se trouvent dans le Codex Arundel. Ils dateraient de 1507-08, période à laquelle Léonard était au service de Charles III d’Amboise, gouverneur français de Milan. Ils décrivent une scène tournante permettant le changement de décor à vue : la montagne sur laquelle chante Orphée s’ouvre pour faire apparaître une grotte, dans laquelle le trône de Pluton vient s’insérer par une trappe.

Si nous possédons des témoignages (écrits et dessins) sur les mises en scène ainsi que des livrets, la musique de ces œuvres ne nous est pas parvenue. Selon l’usage de l’époque, elle faisait largement appel à l’improvisation, et utilisait des canevas musicaux normalisés connus des interprètes, qui accompagnaient des vers bâtis sur une métrique standardisée (qui sera d’ailleurs d’usage jusqu’au XIXème siècle dans les opéras italiens : octosyllabes -vers de huit pieds - et hendécasyllabes - vers de onze pieds, équivalents des alexandrins de la langue française). Les ornements vocaux étaient réservés à quelques passages, là aussi probablement à l’instigation des chanteurs.

Au-delà de ces quatre créations méconnues, Olivier Lexa nous emmène à travers un passionnant voyage musical et historique. Celui-ci nous conduit des surprenantes théories antiques et médiévales sur « l’harmonie des sphères » (qui relie la musique terrestre à l’harmonie céleste, composée des sept « planètes » gravitant autour de la Terre, chacune correspondant à l’émission d’une note de la gamme, qui constitue sa fréquence propre, non directement perceptible par l’oreille humaine) à l’art de l’improvisation musicale populaire défendu par les troubadours (et qui donnera naissance à la monodie accompagnée – le recitar cantando), en passant par les apports de Saint Thomas d’Aquin (au XIVème siècle), qui commande de « louer Dieu vocalement » et sans en comprendre les paroles (qui ne peuvent être que des louanges divines), consigne qui inspira les complexes polyphonies vocales de la Renaissance (lesquelles multiplient les ornements, qui seront réutilisés dans les airs de l’opéra baroque).

L’auteur nous retrace également avec force références historiques et littéraires la redécouverte à la Renaissance de la comédie antique, portée par de riches mécènes princiers (notamment Laurent de Médicis et Hercule Ier d’Este). Grâce au brassage culturel provoqué par la Reconquista espagnole (qui dévoile au monde chrétien les traductions arabes d’Averroès) et l’afflux en Italie de Byzantins qui ont fui la conquête des Turcs à la suite de la chute de Constantinople aux mains des Ottomans (1453), les textes des philosophes antiques (notamment Platon) redeviennent accessibles ; ils sont lus avec avidité par l’élite intellectuelle et aristocratique de la Renaissance. Olivier Lexa nous détaille également la découverte de la perspective, largement utilisée pour créer les décors de théâtre, ainsi que la construction des premiers théâtres modernes permettant la représentation de spectacles chantés, inspirés des scènes antiques : en 1539 Aristotele da Sangallo couvre ainsi la cour du palais des Médicis à Florence pour en faire un théâtre. En 1545, Sebastiano Serlio publie son Secondo Libro di Perspettiva, qui constitue le premier traité de scénographie moderne. Les représentations théâtrales demeurent cependant réservées à une élite. Mais les entrées solennelles et tournois de prestige, destinés à un public plus large et plus populaire, se multiplient ; ils comportent souvent des intermèdes chantés.

La culture musicale se développe autour des chapelles princières : la première est créée par Alfonso Ier à Naples en 1460, bientôt suivie par celles de Milan et Ferarre. En 1474 Sixte IV créée la chapelle pontificale ; l’année suivante Laurent de Médicis créée la sienne à Florence. A Milan la chapelle de la cathédrale coexiste avec celle du duc. Elle est tenue par Franchino Gaffurio, qui produit une œuvre musicale théorique considérable. Son Harmonia instrumentarium (1518) aborde pour la première fois la notion de tempérament, et tente de rapprocher la musique religieuse savante de la musique profane issue des troubadours. Il introduit ainsi la renaissance musicale italienne, qui va développer le madrigal face à la tradition franco-flamande de la polyphonie. Il souligne aussi la faculté de la musique de générer des sentiments particuliers chez l’Homme : son Practica musicae (1496) associe des modes musicaux précis à chaque type d’émotion. Il théorise ainsi la capacité de la musique à amplifier le sens d’un texte, utilisée intuitivement par les troubadours. Ce rapprochement fournira la trame musicale des airs, qui mêlent intonations syllabiques (pour bien comprendre le texte) et mélismatiques (lors des cadences, pour mettre en valeur la virtuosité).

Dans la seconde moitié du Quattrocento (XVème siècle), plusieurs chanteurs s’accompagnant à la lira da braccio deviennent célèbres, dont Atalante Migliorotti, élève et ami de Léonard, Bacio Ugoloni et Pietrobono dal Chitarrino. La facture des instruments se développe également, et Léonard y prend part, avec un orgue de chambre et sa viola organistica, instrument original doté d’un clavier et de roues recouvertes de crins qui viennent frotter des cordes à la manière d’un archet.

Ce bouillonnement intellectuel et musical va donner officiellement naissance, à l’aube du XVIIème siècle, à l’opera, « œuvre » (c’est sa signification première) alliant chant et musique instrumentale, décors et machines, destinée à provoquer l’émotion (au sens fort que ce terme pouvait avoir à l’époque) du spectateur. La contribution d’un des plus grands génies de la Renaissance à la naissance de ce nouveau genre constitue une découverte historique et musicologique essentielle, et éclaire son imagination créative d’une facette nouvelle, jusque-là inexplorée. Pour l’amateur d’opéra, la description très large et bien documentée du contexte musical et intellectuel qui a précédé la naissance officielle de ce genre artistique nouveau constitue un apport précieux permettant de comprendre sa patiente élaboration, à la fois rupture et continuité avec les spectacles et les musiques qui l’ont précédé. Ce qui fait au moins deux bonnes raisons de lire ce passionnant ouvrage !



Publié le 04 janv. 2022 par Bruno Maury