Molière à la cour - Les Amants magnifiques en 1670

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Comédie ballet à la cour du Roi Soleil

L’ouvrage collectif dont nous tirons ici la substance est inscrit, depuis le 19 novembre 2020, au catalogue des Presses Universitaires de Rennes (PUR). Son économie illustre, à nos yeux, le « principe dialogique » cher à Edgar Morin dans la mesure où il articule unité d’ensemble et diversité des éléments. En témoignent les fréquentes passerelles établies entre les vingt-six articles qui charpentent le corpus. Réunis autour d’un projet commun réglé par Laura Naudeix, leurs auteurs portent un regard transdisciplinaire sur la coproduction qui a enchanté les invités de Louis XIV (1638-1715) à l’occasion des fêtes du carnaval de l’an 1670. Soumis au questionnement d’universitaires, de chercheurs, de musicologues et d’un chorégraphe, ce Divertissement royal livre peu à peu ses secrets. Enseignements auxquels les PUR offrent un support de diffusion qui ajoute à la facilité de lecture, la satisfaction de comprendre grâce notamment à un abondant appareil de notes enrichi d’une iconographie congruente.

Sans jamais l’évoquer, ce livre agrège la contribution de la plupart des intervenants au colloque international organisé du 26 au 28 janvier 2017 par l’Université de Rennes et l’Opéra de Rennes, sous la conduite de Laura Naudeix et d’Anne-Madeleine Goulet. Ce colloque était précédé d’un appel à communication autour du thème : Les Amants magnifiques : réinventer un divertissement royal. Fort opportunément, il accompagnait la reprise de cette pièce qui a été « redonnée pour la première fois dans son intégralité depuis 1954 par la Compagnie Les Malins Plaisirs (direction Vincent Tavernier), la Compagnie de Danse l’Eventail (direction Marie-Geneviève Massé) et le Concert Spirituel, direction Hervé Niquet), l’Université de Rennes 2, en partenariat avec l’Opéra de Rennes et le Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance ». Quiconque souhaite s’enquérir de l’œuvre avant d’en aborder l’analyse gagne à visionner ce spectacle, filmé le 28 janvier 2017, en accédant au site de la Compagnie Les Malins Plaisirs (durée : 2 heures et 34 minutes).

Une fois les yeux et les oreilles rassasiées, nous recommandons au lecteur découvrant cette pièce de Molière de consulter le mémoire de maîtrise soutenu par Anne-Madeleine Goulet, en 1996, à l’Université de Paris X (Les Amants Magnifiques. Théâtre, Musique et Danse au XVIIème siècle). Son exposé en 132 pages dessine les contours de l’œuvre globale (contexte, composantes, personnages et intrigue…) et constitue, nous semble-t-il, une indispensable entrée en matière, voire un sésame facilitant l’accès aux analyses plus segmentées et spécialisées qui font la richesse de l’ouvrage à l’intérieur duquel nous entrons maintenant.

Arrimées à la note de problématique et de synthèse réalisée par Laura Naudeix, les contributeurs poussent leurs investigations dans trois directions. Les premiers dissèquent notre Divertissement royal et le contextualisent. Les seconds s’intéressent aux auteurs et aux troupes mobilisées. Les troisièmes partent à la quête des sens de cette « expérience spectaculaire ». Aux résultats de leurs enquêtes, la directrice du projet de publication ajoute un « fonds d’archives » précieux à l’intention des lecteurs les plus curieux.

Dans les vingt premières pages, Laura Naudeix esquisse les différents thèmes fédérateurs qui harmonisent les contributions. Les uns révèlent la nature des relations particulières qu’entretient Molière avec la cour. Bénéficiant alors des faveurs royales, l’auteur-comédien élabore « un projet esthétique vivant, offert à l’expérience sensible et intellectuelle  du spectateur ». Ainsi nourrit-il leur imaginaire par le pouvoir illusionniste des cinq intermèdes. De même, dans sa comédie (Les Amants magnifiques) enchâssée dans ces séquences musicales et dansantes, il dispense à leur esprit « de plaisantes leçons de savoir vivre ». Particulièrement à l’égard des femmes représentées par des personnages (la princesse Eriphile ou sa mère, Aristione) obligeant « les hommes à se soumettre à des valeurs féminines ». D’autres mettent en lumière les marques d’un spectacle pluriel et grandiose. Chants, danses de théâtre et prouesses physiques s’articulent autour d’une intrigue galante. Leur combinaison finement tissée prétend matérialiser l’esprit de magnificence du commanditaire. Car l’effet du divertissement doit subsister au-delà du spectacle. Il se veut une « célébration officielle » de la puissance monarchique autant qu’une « contre-propagande efficace » dirigée contre ses détracteurs de l’étranger. En cela, c’est un « projet littéralement publicitaire qui enveloppe notre spectacle », résume Laura Naudeix. Une grande fête qui, enfin, se déploie dans une « cour qui n’est pas un espace pacifié ». Car, peu avant les fêtes de carnaval, le roi entre en conflit avec Monsieur, son frère. Celui-ci prendra la fuite avant de se raviser pour assister à la reprise des festivités. Fort opportunément, ce Divertissement royal offre donc à la cour un espace « de détente et de satisfaction » sous la forme d’un « régale qui oblige réciproquement celui qui l’offre et celui qui le reçoit ».

I. Un divertissement pour la cour

1670 marque un tournant dans la manière d’organiser les festivités du carnaval à la cour. En effet, c’est à ce moment précis que Louis XIV décide subitement de cesser de danser, forgeant ainsi la nouvelle physionomie des réjouissances carnavalesques à la cour de France. Les Amants Magnifiques marquent ce point de rupture.

C’est le roi en personne qui en fixe « le cahier des charges » dans l’Avant-propos du livret du Divertissement royal publié par Robert III Ballard (1610-1672): « donner à sa cour un divertissement qui fut composé de tous ceux que le théâtre peut fournir ». Cette consigne constitue, en soi, un marqueur du changement. Car les courtisans, qui grossissaient habituellement les rangs des danseurs dans ce « spectacle participatif » qu’est le ballet de cour, se voient remplacés par des artistes professionnels : acteurs, danseurs, musiciens. Sauf lorsqu’il s’agit de revêtir les habits des « plus importantes divinités », précisera Silvia Carandini.

Le roi fixe également le sujet du divertissement : « deux princes rivaux, qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé (= vallée consacrée au culte d’Apollon dans laquelle des envoyés de Delphes venaient cueillir le laurier dont on couronnait les vainqueurs des Jeux pythiques)…, régalent (= offrent une fête) à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser ».

Sur ces directives souveraines, Molière et Lully élaborent un divertissement en forme de « ballet de comédie » ou de « comédie de ballet », termes entre lesquels le journaliste Charles Robinet de Saint-Jean (1608 ?-1698) « ne savait pas décider si le plus important était l’un ou l’autre » (Lettre en vers à Madame, 15 février 1670).

Alors, « la fête comme jouissance esthétique » (Anne-Marie Green, L’Harmattan, 2015) ? Pas seulement, insiste Laura Naudeix. Car il s’agit « de faire entrer l’ensemble du spectacle dans un espace où s’affrontent des représentations idéologiques ». Aussi, dans deux articles étroitement complémentaires, Manuel Couvreur et Marine Roussillon explorent les ressorts de l’instrumentalisation de l’art du divertissement par le pouvoir monarchique.

En parfait didacticien, le premier s’intéresse au plateau, plus particulièrement au rideau de scène. Il y décèle l’influence manifeste de la Petite Académie (organe à l’origine de notre Académie des Inscriptions et Belles Lettres). Dans le domaine théâtral, ce cénacle constitué en 1663 autour de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), exerce une fonction normative en matière de représentation allégorique du roi dans tous les domaines des arts. Trois d’entre elles attirent particulièrement l’attention de Manuel Couvreur. D’abord, au centre du rideau, un soleil représente Apollon. « En 1670, l’identification du roi à Apollon-Soleil prenait un tour décisif », y compris dans la statuaire des jardins de Versailles. Mais un Apollon bifrons (= à deux visages opposés) évoquant autant la guerre (l’Apollon pythien, vainqueur du Python) que la protection des arts (l’Apollon musagète, conducteur des muses). En somme, l’image du monarque idéal que Louis XIV prétend personnifier. Pour autant, la France ambitionne de devenir une grande puissance maritime. C’est pourquoi, Louis XIV devait faire son entrée dès le premier intermède, revêtu des attributs d’un Neptune également bifrons. Il entendait faire trembler la triple digue (= la Triple-Alliance de La Haye conclue en 1668 contre la France) tout en célébrant la douce liberté d’un paisible commerce. Enfin, avec un art consommé de ce que nous appellerions la « communication institutionnelle », la Petite Académie invite les concepteurs du Divertissement à convaincre les spectateurs de la magnificence de leur souverain. Une magnificence qui n’écrase pas (à l’opposé de ce qu’affirment alors les jansénistes) mais qui témoigne de la bonté (= la version profane de la charité) du roi envers ses sujets. Cette conviction naîtra de l’effet de contraste créé entre l’ostentation calculatrice des deux « princes rivaux » de la comédie (qui ne sont pas plus « magnifiques » que, la même année, le bourgeois ne sera « gentilhomme ») et la munificence des intermèdes, expressions de la libéralité du souverain. En somme, un « spectacle total qui… conjoint diverses modalités de représentations figurées de la royauté idéale », résume Manuel Couvreur.

Dans la même veine et avec le même talent pédagogique, Marine Roussillon poursuit la réflexion sur la problématique de la « médiation essentielle entre choix politiques et choix esthétiques ». En l’occurrence, la Petite Académie enjoint à Molière de concilier deux images symboliquement contraires : « le roi danseur et le roi guerrier ». Pour comprendre la démarche du comédien, elle reconstitue « les mécanismes complexes de la représentation du pouvoir » dans laquelle se métamorphose peu à peu la figure du roi danseur des années 1660 en roi guerrier dans la décennie 1670. A ce titre, notre Divertissement marque un point d’inflexion lorsqu’il juxtapose ces « deux images et met ainsi un accent nouveau sur la violence guerrière ». De l’éthique des fêtes galantes, Molière conserve l’éloge du sentiment amoureux (qu’incarnent la princesse Eriphile et sa mère Aristione) et le plaidoyer en faveur du mérite personnel (qui permettra à un Sostrate d’humble condition d’épouser une princesse). En revanche, à mesure qu’apparaissent les signes annonciateurs d’une guerre contre les Provinces-Unies, les images belliqueuses éclosent. Dans le Divertissement, elles se manifestent par la victoire de Sostrate sur le sanglier qui s’attaquait à Aristione, les menaces proférées par les deux princes lorsqu’ils sont éconduits, les figures impérieuses d’Apollon et de Neptune. Jusqu’à la danse pyrrhique qui s’insinue dans l’intermède conclusif normalement voué à la célébration d’Apollon musagète. Ces deux dimensions finissent par s’agréger pour former un portrait en trompe l’œil, celui du souverain lui-même : à la fois aimant et puissant. Ainsi, Molière et la Petite Académie parviennent-ils à cette synthèse astucieuse conciliant le plaisir esthétique et l’héroïsme guerrier.

Une image qui fait justement écho à « l’imaginaire romanesque » baroque, démontre avec perspicacité Nathalie Grande. Parmi les références littéraires qu’elle revisite, trois thématiques renvoient à des pratiques sociales dont s’empare la comédie de Molière. Hormis l’imaginaire antiquisant, ce qui rend le Divertissement « particulièrement proche de l’univers mental des romans du XVIIème siècle, c’est la situation de liberté et d’indépendance féminine ». Faut-il y lire l’influence de Marie-Catherine Desjardins dite de Villedieu (vers 1640-1683) avec laquelle Molière avait partagé plusieurs projets artistiques ? Du reste, les ressorts de l’intrigue de son dernier roman (Cléonice ou le roman galant, 1669) animent également la comédie des Amants Magnifiques. A savoir « l’indépendance politique de la dame, la situation de rivalité de ses prétendants, l’impossibilité du mariage qui tend l’intrigue jusqu’à sa célébration finale ». La question de la mésalliance agite tout autant les romans que les Amants. A cet égard, la pièce de Molière est en rupture avec le code héroïque auquel se réfèrent les précieuses de Madeleine de Scudéry (1607-1701). Celle-ci condamne toute mésalliance quand celui-là laisse la princesse Eriphile choisir « un général valeureux mais de médiocre naissance ». Désormais, en s’écartant de la logique d’honneur qui prévalait, l’amour devient une question de sentiments. Enfin, Molière s’en prend aux pratiques galantes en manipulant deux leviers rhétoriques : la distanciation humoristique et le détournement railleur. Si les six intermèdes qui émaillent le Divertissement s’inscrivent dans la hiérarchie des gestes habituels de galanterie (de la simple promenade à la fête galante), Clitidas (le « plaisant de la cour ») brocarde les stéréotypes guindés qui forgent alors les dialogues amoureux. De même, en ramenant l’art divinatoire de l’astrologue Anaxarque « au rang de farce manipulatrice », il disqualifie tous les magiciens qui opèrent dans l’univers romanesque. En somme, conclut Nathalie Grande, « la présence si explicite des conventions romanesques cache en fait un travail de sape de ces codes, témoignage d’un tournant des mentalités et des goûts ».

Marianne Cojannot-Le Blanc confronte le sixième divertissement (qui est la solennité des Jeux Pythiens) à un (trop ?) vaste jeu d’hypothèses. Quelles sources littéraires et visuelles les auteurs et le public de cette époque peuvent-ils consulter pour se représenter ces jeux de Delphes? Les Pythiques ainsi que les odes de Pindare appartiennent probablement au socle de culture générale de ce public présumé instruit. Manifestement, l’Histoire éthiopique d’Héliodore d’Emèse (IVème siècle) inspire les rédacteurs du livret pour constituer le cortège qui se dirige vers l’autel du sacrifice. A moins que, pour les costumes et les accessoires, ils ne puisent la matière dans l’iconographie du Discours de la religion des anciens Romains publié au XVIème siècle par Guillaume du Choul (vers 1496-1560). Sinon, le morceau de réception (1666) à l’Académie royale de peinture et de sculpture d’Antoine Bouzonnet-Stella (1637-1682) pourrait avoir influencé la mise en scène. Par ailleurs, les jardins du Château-Neuf (aujourd’hui disparus) de Saint-Germain-en-Laye offrent un intéressant potentiel pour servir de référence aux décors des intermèdes. Les terrasses descendantes vers la Seine permettent d’imaginer une vallée de Tempé convenable tandis que la Grotte d’Orphée (également détruite) pouvait servir de modèle pour le quatrième intermède, celui de la danse des statues. En tout état de cause, Saint-Germain impose sa marque pour imaginer l’espace de « la réunion des arts poétique, musical et chorégraphique ».

Vincent Dorothée mène également son enquête sur le terrain incertain des probabilités. Car, des « habits » (costumes) ou des « feintes » (décors), « rien ou presque ne reste… (de) la réalité visuelle de ce spectacle ». Il se voit donc contraint de construire une sorte de « généalogie… des formes et des figures inventées dans les fêtes curiales » antérieures, « du maniérisme florentin de la fin du XVIème siècle à la tragédie en musique française ». Examinant l’évolution des costumes de processionnaires du sixième intermède, ceux des personnages agrestes et sylvestres du troisième ou encore des figures aquatiques du premier, il décèle les signes de « la disparition d’une certaine conception du monde et (de) l’avènement d’un autre ». Abandonnant « la forme maniériste » « prioritairement conceptuelle, cryptée et symbolique des fêtes curiales du début du siècle », l’esprit baroque tisse maintenant des liens plus sensibles entre expressivité, affectivité et illusionnisme. La transformation de la figure de l’astrologue Anaxarque est emblématique de cette évolution. Traditionnellement, le ballet de cour met en scène un désordre cosmique provoqué par un personnage néfaste (le sorcier ou le magicien) auquel « la vertu ordonnatrice et pacificatrice du prince » mettra finalement bon ordre. Or, au moment même où l’astrologue révèle les artifices sur lesquels repose l’oracle de la fausse Vénus (Acte IV, 3), la pièce perd tout « de la dimension cosmico-allégorique du ballet » pour rejoindre le registre de la peinture des mœurs. Vincent Dorothée se concentre enfin sur l’évolution du costume martial du roi-acteur. De la perfection du corps monarchique que doit révéler « l’habit à tonnelet » (en dissimulant les imperfections de son corps physiques) sous Louis XIII. Jusqu’à l’habit de lumière porté par son successeur lors du Ballet royal de la nuit (1653). De ballet de cour en divertissement royal, le corps physique du roi et la figure du dieu finissent alors par se confondre. A ce stade, Louis XIV ne représente donc plus le Soleil ; il EST Soleil. « Ce faisant, l’Apollon royal n’a effectivement plus besoin d’être physiquement présent sur scène pour incarner la figure solaire ». De fait, en 1670, le roi ayant renoncé à danser, c’est un noble qui revêtira les habits d’Apollon et de Neptune.

Pour clôturer ce panoramique, Silvia Carandini change de focale pour examiner la nature festive du Divertissement sous le prisme « des anciennes conventions pastorales ». Il est vrai que le cadre arcadien dans lequel se déroulent les intermèdes (ici, la vallée de Tempé reflétée dans les jardins de Saint-Germain) s’ajuste aisément aux utopies bucoliques calquées sur quelques grands modèles transalpins. Tel l’Aminta de Torquato Tasso dit Le Tasse (1544-1595) dont s’est gorgé l’Astrée. Modèles « aussitôt traduits, imités et mêlés à la pratique du ballet participatif » en France. Un « code pastoral » finit par s’élaborer. Molière s’y conforme lorsqu’il mélange « les styles élevés et bas », combinant le sérieux de l’intrigue sentimentale avec le comique de situation. De même, il introduit, notamment dans le troisième intermède, une Antiquité factice pour servir de décors aux bergers affairés à séduire des nymphes. Jusqu’à l’intrigue galante qui entre en résonance avec le registre traditionnel de la pastorale. Car « l’action entière du Divertissement royal tourne autour d’une attente : la jeune princesse est censée choisir un prétendant ». En fin de compte, l’auteur exploite à merveille la malléabilité du genre pastoral traditionnel en attribuant un espace propre aux différents langages scéniques. De fait, le « milieu arcadien » offre un potentiel exceptionnel « en ce qu’il autorise la connexion des musiques, de la pantomime et des danses, comme le montre le succès récent de l’opéra en musique ».

II. Des artistes face à la commande

Après le panoramique, place au travelling. Les contributeurs s’intéressent maintenant aux différents groupes d’artistes. Trois articles portent sur le théâtre, son directeur et sa troupe. Deux autres scrutent la partition musicale. Enfin, deux types de danses sont expertisés : le ballet ordinaire et le « ballet-pantomime ».

Commençons par deux passionnants développements qui éclairent, de concert, le fonctionnement et les résultats de « l’entreprise Molière ». Si Jan Clarke réalise une étude statistique de son activité, c’est à la mercatique que Claude Bourqui emprunte ses outils d’analyse. Une manière féconde d’interroger le passé à partir des concepts d’aujourd’hui.

Qu’est-ce qu’une entreprise ? Une organisation dont le but est de produire et de fournir des services à destination de clients en réalisant un équilibre de ses comptes. Telle est « l’entreprise Molière » dont Jan Clarke détaille le rapport d’activité autour de trois chapitres : ses clientèles, ses productions, ses finances. Son marché englobe trois catégories de « consommateurs » potentiels : la ville (qui assure sa principale source de revenus), la cour et quelques « visites » (représentations privées au domicile de nobles). Pour évaluer sa production, Jan Clarke reconstitue finement le « rythme des représentations » de la troupe de Molière sur cinq saisons, de 1667-1668 à 1671-1672. Cet exercice de consolidation révèle que « la troupe de Molière jouait relativement peu », « entre 89 fois et 124 fois par saison » durant la période observée. Il est vrai que, hormis les fêtes religieuses et le relâche autour de Pâques, « les compagnies françaises ne jouaient habituellement que trois fois par semaine, le mardi, le vendredi et le dimanche (= les jours « ordinaires »). Pouvaient s’y ajouter les jours « extraordinaires » (les autres jours de la semaine) durant lesquelles les Comédiens Italiens et la troupe de Molière se partagent le Théâtre du Petit-Bourbon en cas de succès de l’une de leurs pièces. Ce programme théorique est cependant contrarié par les maladies de Molière, l’absence de certains acteurs dans une organisation qui « n’avait pas encore l’habitude de faire doubler les rôles », les déplacements à la cour. Ces derniers déséquilibrent le bilan financier de « l’entreprise Molière ». Car, lorsque la Troupe du Roi se produit à la cour, son effectif réduit (treize comédiens à partir de 1670) la condamne à suspendre ses représentations en ville et donc à perdre les recettes correspondantes. Or, Jan Clarke démontre que cette perte financière n’est pas intégralement compensée par la somme des pensions et gratifications royales. De surcroît, plus les faveurs royales épuisent l’énergie créatrice de Molière, moins son répertoire destiné à la ville s’enrichit. « Ainsi, la troupe donna relativement peu de pièces nouvelles,… encore moins en 1669-1670 quand elle était si souvent absente ». A l’insatisfaction du public parisien. Pour se réconcilier avec la ville, Molière donnera une comédie-ballet créé spécifiquement à son intention : Le Malade imaginaire (février 1673).

Dans la même veine, Claude Bourqui rapproche le « produit théâtral » d’un produit marchand. Il « met en rapport spectateurs et producteurs » dans un contexte où le modèle entrepreneurial colbertiste gagne le domaine des lettres. La démarche de Claude Bourqui est percutante et convaincante. Il construit méthodiquement sa grille d’analyse en référence aux œuvres antérieures de Molière. Une fois constituée, il l’appliquera aux Amants magnifiques. Trop riche pour être condensée ici, nous n’évoquerons que les principales étapes de sa démonstration. Celle-ci vise à montrer que Molière « cherche à transformer la nature de l’échange, en amenant le spectateur à désirer ardemment l’acquisition d’un produit qui répond de manière calculée à ses goûts et à ses aspirations en matière d’expérience émotionnelle au théâtre ». En véritable « entrepreneur de show-business », il emploie les mots et satirise les débats de société du moment pour aguicher son public (le langage des Précieuses ou les péripéties de la vie conjugale dans L’Ecole des femmes ou des maris). Il repense également les « techniques de vente du théâtre » en exploitant « toutes les potentialités de l’imprimé », tant pour susciter de l’intérêt pour l’œuvre scénique (épîtres dédicatoires, versions narratives parallèles, « recyclage » d’une production destinée à la cour en spectacle offert à la ville) que pour alimenter « les ressources du buzz » (polémiques, provocations, effets d’annonce). Ce faisant, il soumet la commande royale de « divertissement » à une « innovation de produit » constante, avec pour seul but, celui de « provoquer chez le spectateur un effet émotionnel ciblé et immédiat ». Il y parvient par une « accumulation de « moments forts » à des fins de divertissement ». Ainsi, le texte de Molière est-il sous-tendu par des « stratégies émotionnelles » visant le plaisir du public. Pour atteindre son objectif dans les Amants magnifiques, l’auteur choisit une matière favorisant l’effet de reconnaissance (le spectateur « éprouve une impression de familiarité qui ouvre la voie à un sentiment de connivence ») et combine deux registres littéraires : le miroir déformant du langage comique  (recherche de connivence en « faisant rire les honnêtes gens ») et le style élégiaque dans un « cadre héroïco-galant » (l’émotion du public soulevée par l’impasse amoureuse devant laquelle sont placés la princesse et le petit-noble).

L’article suivant sonne comme un coup de théâtre. « Molière est-il l’auteur des Amants Magnifiques ? » s’interroge Marie-Claude Canova-Green. Sous cette formule accrocheuse se dissimule en réalité le sujet délicat de l’auctorialité au XVIIème siècle. Car l’édition posthume du texte soulève des questions sur la paternité ultime du Divertissement royal. Publié dix ans après la disparition de Molière, le texte édité est-il conforme au manuscrit ? L’ouvrage est-il l’œuvre d’un seul ou le produit d’une coproduction, notamment avec l’influente Petite Académie dont au moins deux intermèdes (le premier et le dernier) sont manifestement de son ressort ? Qui, du commanditaire ou du « maître d’ordre », doit être considéré comme l’auteur véritable ? Car c’est le roi en personne qui, lorsqu’il trace le plan d’ensemble, donne « l’impulsion créatrice ». C’est donc au roi que revient le statut d’auteur « au sens premier du terme ». D’ailleurs, la page titre du livret distribué au public mentionne uniquement le monarque, représenté sous les traits de l’Apollon musagète. Pour autant, Molière et Lully sont-ils relégués au rang de simples exécutants de la « volonté-plaisir » royale ? D’évidence, le public n’ignorait rien de la contribution de l’auteur « de la comédie et peut-être même de la comédie-ballet…, puisque l’on estimait (alors) que le machiniste et le musicien chargés des intermèdes devaient être nécessairement subordonnés au poète ». Pourtant, insiste Marie-Claude Canova-Green, les témoignages du public accordent peu d’attention à la comédie. En effet, les gazettes s’attardent davantage sur les décors et les machines de l’italien Carlo Vigarini (1637-1713). Plus que la comédie, c’est donc le « spectacle total » qui séduit. Son effet non reproductible sur les planches parisiennes, compte tenu de son coût de production et de l’exclusivité accordée à l’Académie d’Opéra (1669) pour ce type de spectacle, explique sans doute le renoncement de Molière à y produire le spectacle et même à publier le texte de sa comédie. Pourtant, il dispute au roi le statut d’auteur en frappant la pièce de sa marque. D’abord, il modifie la commande en ajoutant un personnage (Sostrate) qui supplantera finalement les « deux princes rivaux » cités dans l’esquisse de scénario royal. Et plus qu’un personnage, il introduit une valeur sociale opposant la « montre tapageuse entachée de calcul » des deux princes au « mérite fondé sur des valeurs de service et de dévouement » qu’incarne Sostrate. En outre, dans une subtile mise en abyme, il nous convie à une comédie secondaire à sa façon. L’illusionnisme de l’astrologue Anaxarque et le réalisme intuitif du Clitidas vont s’y affronter. Conflit qui se soldera par « la victoire symbolique du dramaturge… sur l’ingénieur » et ses machines.

Deux articles s’intéressent plus particulièrement à la musique de Lully. Celui, très technique, de Gérard Geay s’adresse aux familiers des traités d’harmonie. Quoiqu’il les mette d’emblée en garde : la théorie musicale héritée du XIXème siècle risque d’entraîner le curieux dans une impasse anachronique faute de disposer des « outils théoriques et pratiques nécessaires (pour) l’étude des traités et l’analyse des partitions » de la musique de la période baroque. Le non-spécialiste de la science harmonique que nous sommes tire cependant de la lecture de cet article érudit trois types d’informations. D’abord, Lully n’emploie qu’une palette de tons restreinte (7 tonalités musicales seulement - sur les 24 existantes - colorent les 35 pièces vocales et instrumentales du Divertissement, avec Sol mineur en dominante). A notre grand regret, l’analyse factuelle fouillée n’interroge pas le sens de cette observation (par exemple, en la rapportant aux futures Règles de composition (1690) de Marc-Antoine Charpentier). Il ne la met pas davantage en perspective dans l’œuvre de Lully. Passons sur les débats relatifs au caractère licite ou illicite des quintes et octaves successives ou la théorie de la « doublure de la note sensible » pour relever cette observation de Jean-Laurent Le Cerf de la Viéville (1674-1707) sur le génie musical de Lully : avant lui, seule comptait la partie du dessus dans les pièces de violon ; avec lui, chantent « toutes les Parties presque aussi agréablement que le Dessus ; il y a introduit des fugues admirables, et surtout des mouvements nouveaux, et jusque-là presque inconnus à tous les maîtres ». Enfin, par un éclairage indirect, Gérard Geay souligne l’ampleur et la difficulté de l’étude préalable de la partition originelle. Il rend ainsi un hommage appuyé à ce travail de haute précision qui, bien en amont du concert, consiste à rétablir le texte musical (en traquant d’éventuelles erreurs de copistes), avec pour seuls guides les règles d’écriture musicale de l’époque.

Auparavant, Jean Duron avait examiné la partition du Divertissement sous trois angles : l’inscription de différentes composantes artistiques dans le temps d’un unique spectacle ; l’écriture musicale ; les effectifs des interprètes. Mais d’abord, le contexte. Pour la « comédie françoise en musique », la décennie qui précède la création des Amants magnifiques montre les arts de la scène en pleine ébullition. Aussi, lorsque, le 28 juin1669, Pierre Perrin (1620 ?-1675) obtient le privilège de fonder l’Académie d’Opéra (qui deviendra L’Académie royale de Musique), celui-ci s’empresse d’expliquer « aux poètes de sa génération comment écrire des paroles pour les nouveaux types de musique pratiqués à la cour ». Car, « dans le long processus d’invention de l’opéra « à la française », la principale difficulté rencontrée par les auteurs est celle de la gestion des temps respectifs accordés au théâtre, à la musique et à la danse ». Avec les Amants magnifiques, et dans le prolongement du modèle antique, les auteurs trouvent finalement un juste équilibre dans cette alternance. Sans jamais lasser le spectateur par de longs développements, ils captent son attention en ménageant des temps de diversion (de divertissement) par de constants changements de registres. Quant à la partition, elle porte la marque de Lully pour au moins trois caractéristiques de son génie musical. D’une part, par de fréquents « retours travestis » (reprises masquée d’une même formule musicale), il diffuse dans l’esprit du spectateur « une impression d’unité et surtout une forme de plaisir ». D’autre part, son langage musical traduit fidèlement l’intensité des émois : « à chaque instant, une passion bien saisie, clairement dessinée ». Spécialement dans la pantomime du cinquième intermède au cours de laquelle la « peinture musicale et chorégraphique » colle aux états émotionnels de la princesse Eriphile. Enfin, le compositeur parvient à accorder les trois arts scéniques, à les souder par « les intermèdes musicaux… (qui) poursuivent l’action, la colorent, ravivent la mémoire du spectateur ». Avant de conclure, Jean Duron interroge les effectifs musicaux (de 12 chanteurs dans le premier intermède à 22 dans le dernier). Essentiellement des voix masculines prélevées dans les effectifs de la Musique de la Chapelle. Fort peu de voix du dessus, hormis celles des pages de la Musique de la Chambre doublées, au besoin, par le cornet de Hiérosme Noblet, membre de la Musique de l’Ecurie. Quant à la pastorale centrale, elle fait la part belle aux artistes aguerris de la Chambre. Finalement, l’expérience des Amants magnifiques a permis à Lully « de concevoir des liens ingénieux entre l’intrigue et le divertissement qui formeront l’un des éléments fondamentaux de la tragédie en musique ».

Place maintenant à la danse. Plus exactement à deux types de ballets qui marquètent le Divertissement. En premier, Nathalie Lecomte s’intéresse à la distribution générale des danseurs dont l’effectif est légèrement inférieur à celui des Ballets des années précédentes : « trente-huit danseurs au total, uniquement des hommes,… se partageant quatre-vingt-un rôles ». Mais le signe d’une mutation est davantage à rechercher dans « le livre de ballet » imprimé avant la représentation pour être distribué aux invités. En rupture avec la pratique des ballets participatifs, l’intervention des danseurs « nobles amateurs » (au nombre de trois seulement si l’on excepte le roi qui finalement ne dansera pas) est circonscrite au premier et à l’ultime intermède. Certes, explique Nathalie Lecomte, il s’agit de courtisans, danseurs confirmés, habitués à évoluer avec le roi. Toujours secondés par un baladin de métier, ils sont néanmoins cantonnés « au registre sérieux et à la belle danse ». En revanche, le champ est laissé libre aux danseurs professionnels qui se partagent 90,1% des rôles. D’après les décomptes précis enregistrés dans deux intéressants tableaux annexés, près des deux tiers d’entre eux interviennent au moins à deux reprises durant le spectacle. Cette professionnalisation résulte en partie de la création de l’Académie royale de Danse (1661) qui met d’ailleurs plusieurs maîtres à danser au service du Divertissement. Au demeurant, le recours à des danseurs de métier facilite l’organisation des répétitions du spectacle en même temps que leur spécialisation permet la réalisation de figures plus virtuoses. En mêlant des danseurs plus aguerris, dont certains se sont signalés au public les années précédentes, à des artistes débutants (le plus jeune est âgé de quinze ans), un corps de danseurs professionnels de haut niveau se constitue pour faire briller la vitrine artistique de la France. Parmi ces professionnels, Nathalie Lecomte distingue François Hilaire dit Dolivet auquel Hubert Hazebroucq et Laura Naudeix consacreront également plusieurs pages dans leur examen de la « pantomime dansée ».

« La présence des pantomimes entre fort logiquement dans la poétique du ballet, qui ressortit fondamentalement à la poétique de la variété », annoncent-ils. Une variété théorisée dès l’Antiquité. Par exemple, lorsque Plutarque (46-125), dans le neuvième livre des Symposiaques, divise la « danse simple » en « trois sortes de mouvements : les portements de corps, les figures et les expressions ». Par une dynamique des pas et des figures, les deux premières organisent l’évolution du danseur dans l’espace ; la dernière, qualifiée « d’éloquence du corps », manifeste un état psychologique par des mouvements propres à « traduire… les passions de l’âme ». Dans notre Divertissement royal, un espace distinct est réservé à chacun de ces deux types. Comme s’il voulait faire écho à la polémique qui oppose alors la corporation des ménestriers (qui vont jusqu’à affirmer que la musique n’est pas fondamentale dans le mouvement des danseurs) à la nouvelle Académie royale de Danse. Le premier type de mouvements se déploie dans le second intermède. Trois danseurs y font la démonstration de leurs talents, espérant ainsi être retenus pour entrer au service de la princesse. Sa chorégraphie est dirigée par le maître à danser Pierre Beauchamp (1631-1705). Pour l’essentiel, elle articule une suite de sections brèves au cours desquelles les danseurs, forcément professionnels, « sont appelés à faire preuve de leur virtuosité pour moduler avec rapidité des dynamiques très différenciées ». Dans le cinquième intermède, Dolivet déploie le second type de pantomime. Le livret du Divertissement en indique l’esprit : Quatre Pantomimes, pour épreuve de leur adresse, ajustent leurs gestes et leurs pas aux inquiétudes de la jeune Princesse. Les mouvements du corps extériorisent alors les mouvements de l’âme. Pour figurer l’humeur changeante de la princesse, « les mesures de musique sont… séparées par des arrêts importants » au cours desquels les danseurs traduisent dans leur gestuelle le tempérament exprimé par les instruments. « Les pantomimes forment ainsi des tableaux animés qui donnent accès à l’intériorité de la princesse ». Cette expérimentation (théorique et pratique) visant à « styliser l’expression de l’affect par des signes du corps » restera cependant sans lendemain. En effet, dans les pièces suivantes (Psyché, Circé), les mouvements de danse reprendront un ton « plus familier du ballet de cour ».

III. Le sens d’une expérience spectaculaire

Faisant suite à la revue horizontale des arts de la scène, cette partie procède à une analyse thématique croisée. Trois champs sont particulièrement examinés : le langage (verbal et corporel), l’éthique (le mérite et le pouvoir d’influence), la nature du divertissement (la cohérence dans la diversité et l’espace de spectacle).

Commençons par deux articles qui interrogent successivement la comédie et la pantomime pour y traquer les indices d’inadéquation entre les signes verbaux ou corporels et l’expression d’un « langage véridique ».

C’est au domaine de la sociolinguistique (plus exactement au concept «d’imaginaire linguistique ») que Karine Abiven emprunte ses outils d’analyse du texte de Molière. Son intuition se fonde sur un constat : « la différence de conditions » est l’un des « rouages dramatiques ajoutés par Molière au canevas initial de l’intrigue ». De ce fait, « l’expression verbale de cette inégalité sociale ferait-elle dès lors l’objet d’une attention stylistique particulière dans le texte ? ». La réponse s’impose : la parole d’aucun personnage n’est marquée par son statut social. Bien au contraire (hormis le « miroir grossissant de certaines manœuvres langagières de Clitidas »), tous s’expriment dans « le langage de la civilité », celui de l’élite nobiliaire. En revanche, à l’arrière-plan du mot galanterie(s), deux logiques se heurtent : celle de « l’apparat » qui inspire les divertissements organisés par les princes contre celle de « la transparence et de l’excellence en matière de bon usage » qu’incarne Sostrate. Poursuivant l’examen minutieux du texte dont elle rend compte de façon documentée mais dans un langage souvent savant, Karine Abiven confronte le langage théâtral de Molière à trois pratiques de civilité mondaine : le compliment, les promesses et le respect. « Ici comme ailleurs, Molière se plaît à mettre en scène les applications abusives (des) normes sociodiscursives» pour les disqualifier ensuite par « l’outrance comique ». Telle cette « logique d’efficacité immédiate » qui anime le plus grossier des deux princes, Iphicrate, dans ses manœuvres de séduction de la mère pour gagner la main de sa fille. Ses compliments sonnent comme de « la fausse monnaie ». Celle-ci n’étant gagée sur aucune vertu réelle, son entreprise est mise en échec. Telle, également, « la reformulation distanciée » des discours des princes à laquelle s’adonnent Aristione et Eriphile pour réguler « l’inflation de (leur) monnaie complimenteuse ». Cette « plaisante mise à distance du compliment » finit par jeter le doute sur la capacité du discours courtisan à tenir un langage authentique. « L’inadéquation du langage au vrai » s’illustre également dans l’énoncé de promesses. Des « fausses promesses outrancières » de Clitidas à l’engagement sincère d’un Sostrate qui s’abstient de promettre par fidélité à la parole donnée. Cela, en parfaite « adéquation entre signes verbaux et expression de la vertu ». « Les diffractions contrastées du langage civil » s’appliquent enfin aux marques de respect. L’usage de circonlocutions permet, par l’expression indirecte d’une pensée, de s’introduire dans la sphère du supérieur sans bousculer la hiérarchie des interlocuteurs. De périphrases verbales en emploi des indéfinis (le je remplacé par le on), « ces formules de respect confinent à la soumission », réelle ou feinte. De même, qu’elle ait des visées opportunistes ou galantes, « la complaisance consiste à conformer son discours à celui d’autrui… dans une forme de réciprocité exemplaire du système d’échanges réglés qu’exige la vie civile ». En définitive, les Amants magnifiques proposent une « peinture dramatique et linguistique » d’une noblesse indigne, « du moins au plan langagier, de remporter le combat des signes ». A l’opposé, le langage de vérité et la « virtuosité pragmatique » de Sostrate « incarne(nt) le discernement de l’honnête homme urbain et éduqué ».

Des paroles, passons aux gestes. Couronnant un long et riche préalable, Annette Kapeller pose en exergue la définition du « ballet » façonnée par le jésuite Claude-François Ménestrier (1631-1705) : « le Ballet est une Poésie muette, qui parle (et) sans rien dire il s’exprime par les gestes et par les mouvements. Ce qui est parler aux yeux ». Ainsi, nous plonge-t-elle d’emblée au cœur des débats philosophico-scientifiques de l’époque sur les interactions du corps et de l’âme et, dans leurs prolongements, sur la capacité de la danse à exprimer les passions humaines. Pour nous familiariser avec ce cheminement de la pensée qui, de Thomas d’Aquin (1225-1274) à Pierre Gassendi (1592-1655) et René Descartes (1596-1650), raconte l’histoire de ces conflits de souveraineté qui voient successivement l’âme commander au corps et le corps prendre le contrôle de l’âme. Jusqu’à ce que Baltasar Gracian (1601-1658) révèle que « maîtriser ses passions signifie… avant tout maîtriser leurs signes visibles » (El héroe, 1647). Annette Kappeler résume ainsi la « crise de définition » que traverse la notion de « passion » au moment où Molière prend sa plume : « les « signes extérieurs des passions » peuvent donc à la fois être l’expression d’un processus physiologique et un effet volontaire provoqué par la raison ». Conformément aux directives royales imposant le principe de variété, notre Divertissement offre un espace aux deux catégories de danses définies par le Père Ménestrier : « la simple  danse » (une danse figurée dont les beaux pas et les figures ne représentent rien) et le « ballet » (qui « exprime… les actions des hommes, leurs mœurs et leurs passions »). Un art qui avait atteint, dit-il, sa perfection dans la pantomime du théâtre antique. Aussi assimile-t-il la pantomime à un « langage universel, intelligible pour tous » pour parler des passions. Paré de toutes ces vertus, ce langage est-il pour autant toujours sincère ? Annette Kappeler partage finalement les conclusions de Karine Abiven : « En y regardant de plus près, on réalise que les mimiques et les gestes des personnages font tout autant partie des tromperies et des illusions d’un jeu social que les paroles ». Dans ce débat alors passionné, Molière adopte donc une position cartésienne appliquée au théâtre : plus l’esprit d’un acteur contrôle ses passions et son physique, mieux il saura représenter « le jeu social de dissimulation et de révélation ».

Certes, un divertissement vise à plaire. Mais Molière entend y ajouter une dimension instructive. « Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés », écrit-il dans la Préface de son Tartuffe (1669). Sa comédie des Amants magnifiques s’intéresse donc à deux catégories de publics fréquentant la cour : les nobles et les astrologues.

Analysant le personnage de Sostrate, Mathieu da Vinha s’interroge « sur le concept de noblesse et propose une réflexion… sur son essence et sur ce qui la caractérise ». Car trois types de noblesses cohabitent alors. D’abord, la noblesse d’extraction acquise par l’hérédité; puis, la noblesse de charge obtenue par l’exercice d’un office ; enfin, la noblesse par lettres à la discrétion du roi. Si la première est d’essence féodale, les deux dernières sont en principe acquises en fonction du mérite et/ou de la vertu. Bien que rigoureusement hiérarchisé, le système nobiliaire n’apparaît pas figé. Dans la pièce de Molière, Mathieu da Vinha identifie d’ailleurs deux voies d’ascension sociale. Un premier éclairage balaie le sujet du mariage. Les stratégies d’alliance matrimoniales se concluent alors par un contrat entre deux parties de niveau social équivalent. Dans cette pratique endogamique, l’amour pèse de peu de poids, à quelques exceptions près dont Mathieu da Vinha fait le récit. Ces exemples auraient-ils inspiré Molière pour augmenter la tension dramatique toute cornélienne d’un impossible mariage entre deux amants de rang et de fortune différents ? Jusqu’au soulagement final lorsqu’il concilie amour et mésalliance pour couronner la comédie? La seconde voie d’ascension dans la hiérarchie sociale récompense le mérite. Louis XIV accordait alors une nette préférence à l’égard des « personnes de talent » au détriment de celles qui n’avaient d’autre mérite que d’être « gens d’une grande naissance ». Comme signe de cette méritocratie, la composition de son Conseil dans lequel ne siège qu’un seul gentilhomme. Outre l’assiduité et la loyauté qu’ils lui témoignent par reconnaissance, ce type de choix « laisse au souverain une large latitude pour renvoyer sans aucune contrainte ces nouveaux serviteurs qu’il a élevés et qui lui doivent tout ». Le personnage de Sostrate incarne cette « idée d’une ascension possible grâce à la méritocratie ». Une idée qui n’allait pas de soi si l’on en croit les critiques virulentes qu’assènera, plus tard, Louis de Rouvroy de Saint-Simon (1675-1755). Finalement, cette comédie fait le procès d’une certaine noblesse de peu de mérite (que personnifient les deux princes calculateurs) et d’un ordre social qui, sauf exception, rend les acteurs « prisonniers de leur rang ». Finalement, bien que de condition plus modeste, Sostrate fait figure de parangon de la « vraie noblesse » qui, mue par une morale de l’authenticité chère à Molière, allie courage (l’attaque d’un sanglier), mérite (militaire) et vertu (l’humilité).

Pour Jean Sanchez, l’astrologue ne constitue pas ici un simple levier du comique. Car, au siècle de Molière, cette profession est toujours influente. Certes, des événements astronomiques (passages des comètes en 1664-1665 et 1668) comme la publicité des débats scientifiques, particulièrement sur l’astrologie judiciaire (= jugement de Dieu annoncé par les astres), tendent à reléguer l’astrologie « au rang de superstition et de chimère ». Cependant, au début du règne de Louis XIV, rien n’est encore joué. En fin observateur de la société, Molière sera l’un des premiers à se saisir du sujet pour lui infliger un traitement critique sous couverture satirique. Il recueille dans la littérature de « ces belles Sciences, qu’on nomme curieuses » une partie des matériaux de sa comédie (particulièrement auprès du cercle de Pierre Gassendi) afin d’alimenter sa dénonciation du charlatanisme ambiant. Car, malgré les mises en garde dispensées par François de la Mothe Le Voyer (1588-1672) dans son traité De l’instruction de Monseigneur le Dauphin (1640), l’astrologie compte encore de nombreux adeptes à la cour. Jean Sanchez dresse le portrait de plusieurs de ses représentants qui interfèrent alors dans les processus de décision politique comme dans les stratégies matrimoniales. Cela, malgré les mises en garde de l’Eglise qui, pour cette fois, partage le point de vue de Molière. Même si les argumentaires diffèrent fondamentalement. Car, si l’Eglise « insiste sur l’impiété de vouloir connaître un avenir qui n’appartient qu’à Dieu », le comédien « se concentre sur le fait que la croyance dans l’astrologie est contraire à l’ethos de l’honnête homme, qui n’accorde sa confiance qu’à ce qui est fondé par raisons et par expériences ». Ici, c’est plus particulièrement à « l’astrologue marieur » que s’en prend Molière. Le personnage d’Anaxarque personnifie les malices de cette profession lorsqu’il met ses pratiques de prestigitateur au service des princes, avec pour seul but d’en tirer profit. Il lui oppose la figure de Sostrate qui obtiendra la main de la princesse en considération de son seul mérite personnel. En arrière-plan de sa critique libertine des pratiques de l’astrologie, Molière dessine donc « le visage intellectuel de l’éthique de « l’honnête homme » qui émerge en cette deuxième moitié du XVIIème siècle ».

L’éthique développée dans notre Divertissement est d’ailleurs celle qui traverse toute l’œuvre de Molière, assure Jean-Noël Laurenti. La commande royale formait une trame suffisamment large pour que l’auteur-comédien puisse l’enrichir par une variation constante des tons et la mise en scène de ses conceptions personnelles. Le talent littéraire et la maîtrise de l’art de la dramaturgie de Molière s’exprime d’abord par un « étagement des tons qu’il avait l’habitude de pratiquer ». Le « registre héroïque » s’impose dans la représentation des dieux et des héros (le premier et dernier intermède) pour prendre ensuite l’allure de la « comédie héroïque » cornélienne dans la scène d’aveux croisés d’Eriphile et de Sostrate à l’Acte IV. Le « monde de la galanterie, avec tout l’héritage de la pastorale italienne », est également représenté. Il est sublimé dans la Pastorale du « monumental troisième intermède » autant qu’il est projeté dans la scène de la grotte du quatrième intermède ou, d’une façon plus générale, dans le lexique de la séduction déployé par les princes. Enfin, le registre du burlesque lui fournit les outils pour tourner en ridicule les tactiques amoureuses des princes, outrer des traits de caractère (la couardise de Clitidas ou le chagrin amoureux que les Satyres de la Pastorale noient dans le vin) ou offenser le beau langage par quelques trivialités. Dans ce Divertissement comme dans l’ensemble de son œuvre, la « marque de fabrique » de Molière se reconnaît aussi dans la promotion de cette diversité à l’intérieur même « d’une construction subtile cohérente ». Une construction bâtie sur sa propre vision du monde bâtie sur quelques convictions. Tel l’éloge d’un monarque « redoutable, mais attaché à la paix » extérieure et intérieure, la priorité accordée au mérite sur la naissance dans la « satire des princes aussi dépourvus de générosité qu’imbus de leur rang » ou l’emploi récurrent de « marqueurs libertins », comme « la glorification du plaisir et l’appel à l’amour contre la tyrannie des parents », l’attaque contre les pratiques pernicieuses des astrologues et la riposte contre des dévots, menés par Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704). Juste au moment où celui-ci s’attaque au mode de vie hédoniste de la cour qui convenait fort bien à Molière. Dans cette subtile alchimie de procédés stylistiques et de « plaidoyers pro domo », Molière parvient à marier « le réalisme du comique et le sérieux héroïque (qui) s’équilibrent comme un couple indissociable ».

Peut-être de façon tardive mais nécessaire, Laura Naudeix organise la visite des lieux dans lesquels est prodigué le Divertissement royal du carnaval de l’an 1670. L’hiver est alors particulièrement froid (tous les oliviers de la province du Languedoc ont gelé). Cet événement curial annuel s’est donc forcément déroulé dans les intérieurs du château de Saint-Germain-en-Laye. « La particularité (de ce) Divertissement royal est précisément qu’il repose sur le principe des fêtes données en extérieur… ramenées en intérieur », résume Laura Naudeix. Certes, l’exiguïté des lieux devait probablement « favoriser un sentiment de densité adapté ici à un carnaval moins éclatant que chaleureux ». En revanche, cette configuration représentait un véritable défi technique pour les organisateurs. Multipliant les références pour décrire les lieux tels qu’ils s’offraient alors aux invités et aux interprètes, Laura Naudeix fixe quelques jalons pour nous accompagner lors d’une « promenade intérieure » dans le château. Sans pour autant parvenir totalement, nous semble-t-il, à les relier de façon explicite aux espaces dans lesquelles se déroulent les différentes séquences de la fête. La reproduction d’un plan intérieur aurait probablement facilité la lecture de son descriptif. A la fin, dans cet univers intime et familier aux invités, l’expérience sensible naît davantage de l’exubérance des décors successifs et l’originalité des machines que de la comédie proprement dite. Une manière de conjurer « le confinement et le froid par le luxe et l’accumulation des plaisirs » ?

IV. Les archives du spectacle

A la profondeur et la complémentarité des analyses succède un catalogue raisonné des archives relatives au Divertissement de 1670. Une initiative rare qu’il convient de saluer. La reproduction de chaque document source est précédée d’une courte présentation qui le contextualise, le caractérise et en indique les enjeux.

D’abord, Laura Naudeix permet la lecture de l’ensemble du « livre du ballet » distribué aux invités lors des deux séries de représentations à Saint-Germain-en-Laye. Un livre, explique-t-elle, destiné d’abord aux participants en guise de programme certifié par la Petite Académie. Mais un livre qui devient un outil de propagande royale lorsqu’il est diffusé dans le pays et même dans les cours étrangères pour témoigner de la magnificence de la cour de France.

Charles Robinet de Saint-Jean, en charge des « Extraordinaires » à la Gazette de France, publie deux compléments au livre-programme. D’abord, dans divers extraits, il éclaire le lecteur d’aujourd’hui sur la manière dont le public mondain a reçu le Divertissement, de sa phase préparatoire (18 janvier 1670) à sa dernière reprise (15 mars 1670). De façon plus informelle, il adresse également à la duchesse d’Orléans, Henriette d’Angleterre (1644-1670), un compte rendu plus lyrique sous la forme de Lettres en vers à Madame. De larges extraits en sont proposés. La lecture de ces deux archives peut être utilement complétée par l’analyse sémantique réalisée par Benoît Bolduc du terme « magnificence » et de ses dérivés.

Bruce Gustafson complète le propos de Jean Duron en se concentrant sur les dix-huit partitions d’orchestre manuscrites en relation avec notre Divertissement royal. Il note cependant que tous ces manuscrits « qui transmettent l’œuvre plus ou moins dans son intégralité sont visiblement postérieurs de vingt ans ou plus à la création ». Au demeurant, aucune de ces sources ne porte le titre donné de manière posthume à la pièce de Molière.

Laura Naudeix conclut l’inventaire de ce fond documentaire par une reproduction des pièces comptables et administratives. Autant que les aspects financiers d’une fête de cour, ces documents renseignent de façon factuelle sur l’activité ordinaire des troupes et talents mobilisés pour leur donner de l’éclat.

Au moment de refermer cet ouvrage collectif, nous feuilletons à nouveau ses plus de quatre-cent pages. Cette mosaïque de textes consacrée à l’analyse d’une œuvre peu diffusée (nous n’avons trouvé aucun enregistrement disponible) et pourtant historiquement significative est exemplaire à plus d’un titre. D’abord, elle démontre la pertinence et l’efficience d’une enquête pluridisciplinaire dans le recueil d’une large palette d’informations, dans l’identification de leurs interactions et dans l’explication de la place qui est assignée à chacune d’elles dans l’œuvre elle-même comme dans l’appréhension du contexte historique de sa création. Ensuite, elle stimule la curiosité et l’intelligence du lecteur en lui ouvrant de multiples pistes d’investigations complémentaires qu’il peut emprunter à partir de documents de première main et de nombreuses références bibliographiques figurant en notes de bas de page. Enfin, elle offre une occasion rare d’entrer dans l’intimité de la cour de France au moment où la métaphore solaire connaît son point culminant pour représenter le roi. Comme en témoigne le Portrait collectif en travestis mythologiques dans lequel Jean Nocret (1617-1672) représente Louis XIV et sa famille l’année même des Amants magnifiques. Pour ces trois raisons au moins, nous estimons que cet ouvrage est un instrument indispensable pour comprendre ce qu’une œuvre d’art doit à son contexte et comment elle en réfléchit l’image.



Publié le 19 déc. 2020 par Michel Boesch