Oublier Mozart - Pesqué

A la recherche du testament perdu

Dans le roman Oublier Mozart, Emmanuelle Pesqué a élaboré une intrigue imaginaire centrée autour de Spencer Braham (1802-1883). Ce dernier est le fils unique d'Ann Selina (Nancy) Storace (1765-1817), une cantatrice célèbre qui eut l'occasion de bien connaître Wolfgang Mozart (1756-1791) et d'interpréter ses œuvres dont les Nozze di Figaro en 1786.

Peu après le décès de Stephen Storace (1762-1796), compositeur britannique d'opéras et frère d'Ann Selina, la cantatrice fait la connaissance en 1797 d'un jeune et brillant ténor de huit ans son cadet, John Braham (1774-1856) dont elle tombe amoureuse. Echaudée par un mariage désastreux en 1784 avec le violoniste John Abraham Fisher (1744-1806) dont elle arrive à se débarrasser, elle file le parfait amour avec John Braham en union libre et donne naissance à un fils, Spencer Braham... Ce dernier selon les termes de l'époque est un bâtard et ne peut pas hériter en l'absence de testament. Quand Ann Selina décède en 1817, le testament de cette dernière étant introuvable, Spencer qui aurait du être de facto l'héritier principal, se trouve en passe d'être privé de son héritage. Sa situation devient désespérée quand il apprend que sa mère avait déjà écrit en 1797 un premier testament dans lequel le nom de son fils ne pouvait apparaître vu que ce dernier n'était pas encore né. Ce testament en bonne et due forme ne pouvant pas être contesté, Spencer se trouvait déshérité.

Persuadé que le deuxième testament existe quelque part, Spencer tente de le retrouver. Sur ces entrefaites, Elisabeth Storace (1739-1821), mère d'Ann Selina, décède et sa dame de compagnie remet à Spencer un paquet contenant les mémoires de la Storace destinées à son fils unique Spencer. Ce paquet contient des documents précieux sur la carrière artistique de la cantatrice, malheureusement le dossier est incomplet et des feuillets y ont été arrachés. En outre ces documents ne contiennent aucune allusion à un testament. Lors de son enquête, Spencer découvre que certaines pages des mémoires ont été probablement volées. Au cours d'un rocambolesque épisode, Spencer entre en contact avec une canaille nommée Joseph Andrews et on ne dévoilera pas ici le résultat surprenant de cette entrevue. Spencer tente de gagner à sa cause la veuve de Mozart et le chanteur Michael Kelly (1762-1826), excellent ami de la Storace, mais ces initiatives n'ont pas l'effet escompté. Finalement Spencer intente un procès contre le solicitor Joseph Burchel, exécuteur testamentaire des Storace. On ne dira rien du résultat sauf qu'à la fin de l'enquête, le mystère est encore plus épais qu'au début et la question reste entière. Pourquoi donc Ann Selina n'a-t-elle pas couché son fils bien aimé sur son testament ?

Le roman se présente donc comme une enquête digne d'un roman policier interrompue par le récit des mémoires d'Ann Selina. L'investigation diligentée par Spencer est passionnante et accroche constamment le lecteur; ce dernier s'attend même à ce que le mystérieux testament surgisse des recoins les plus secrets de demeures quelque peu gothiques ou des mains de personnages plus ou moins louches qui gravitent autour de la famille Storace ; le style narratif entretient avec brio le suspense tout au long des actions de Spencer. D'autre part, le récit des mémoires d'Ann Selina est extrêmement vivant et là encore le passionné de musique de l'époque espère sans trop y croire des révélations inédites sur Mozart et ses contemporains. La force du roman vient de ce qu'il n'y a pas de miracle, la vérité historique reprend ses droits mais cette vérité est plus passionnante que la fiction car la mémorialiste nous invite à visiter une galerie de personnages plus attachants les uns que les autres et nous conte des aventures cocasses ou dramatiques. Nous avons aussi le bonheur de côtoyer des compositeurs dont on ne parle plus beaucoup aujourd'hui mais qui furent les gloires de leur époque : les Venanzio Rauzzini, Domenico Cimarosa, Giovanni Paisiello, auteur d'Il Re Teodoro in Venezia (1784) sur un livret étincelant de l'abbé Giambattista Casti, Giuseppe Sarti, Antonio Salieri, Francesco Bianchi et surtout Vicent Martin i Soler (1754-1806) appelé aussi Le divin espagnol qui fut vraisemblablement l'amant de la cantatrice et certainement un des plus brillants compositeur d'opéras de son époque. La mémorialiste ne ménage pas Lorenzo da Ponte (1749-1838), personnage haut en couleurs et librettiste de Mozart qui n'apparaît pas toujours à son avantage dans son récit.

Tandis qu'on pouvait à la rigueur comprendre qu'Ann Selina, surprise par La Grande Faucheuse, eût négligé de rédiger un deuxième testament, par contre l'attitude de sa mère Elisabeth Storace restait déroutante. Très troublant était son acharnement à détruire par le feu les lettres de ses proches, celles de son époux Stefano Storace et surtout celle de son fils Stephen Storace, frère adoré d'Ann Selina, décédé à la fleur de l'âge en 1796, comme si elle avait préféré que la postérité ne vînt pas à connaître certaines informations. En tout état de cause, cet acte, en privant le monde musical de documents essentiels sur ce compositeur anglais très talentueux désormais oublié, peut être interprété en tant que métaphore de la finitude et de la fragilité des sources dont disposent les historiens.

Les modes viennent et passent comme la notice de François-Joseph Fétis (1784-1871) sur Ann Selina Storace le montre bien ; le célèbre musicologue et théoricien de l'époque romantique y oublie de citer Mozart. Il avait aussi « corrigé » les fautes d'harmonie de l'adagio liminaire du quatuor en do majeur K 465, Les Dissonances. Qui sait si l'ouvrage d'Emmanuelle Pesqué ne contribuera-t-il pas à remettre au devant de la scène un des compositeurs contemporains du salzbourgeois ?

Ce roman, mine d'informations, dont la lecture est fascinante et revigorante, ravira les amoureux de Mozart, de sa muse Ann Selina Storace ainsi que tous ceux qui s'intéressent à la vie musicale en Italie comme en Angleterre, à Vienne comme à Londres, de ce 18ème siècle finissant.

A noter que le roman est assorti d'un arbre généalogique de la famille Storace très utile, d'un glossaire des personnages historiques cités et d'un chapitre comprenant la liste impressionnante des sources utilisées ainsi que des précisions historiques et littéraires. On admire à ce propos la connaissance de la littérature anglaise de l'auteure. Cette dernière a également publié une biographie d'Ann Selina Storace : Nancy Storace, muse de Mozart et de Haydn (2017).



Publié le 29 juil. 2022 par Pierre Benveniste