Une histoire du rêve - Gantet

Une histoire du rêve - Gantet ©
Afficher les détails
Le rêve, messager de l’âme ou du moi ?

C’est la musique qui nous a mis sur le chemin du rêve. Spécialement la musique baroque. Car nous avions noté que, « dans la deuxième moitié du XVIIème siècle, le songe est devenu une partie sérieuse et très appréciée des tragédies lyriques ; il peut prendre une place importante, même parfois centrale, dans la structure qui organise sa trame » (Claudia Schweitzer, Les différentes représentations du songe dans la tragédie lyrique au XVIIème siècle, 2017).

Pour illustrer ce constat, énumérons quelques catégories de songes qui s’insinuent alors dans les récits dramatiques. Un rêve lascif suivi d’un rêve d’avertissement invite Atys à goûter aux plaisirs de l’amour avant de le menacer d’une cruelle vengeance s’il lui venait à l’idée d’ignorer la passion que lui voue Cybèle (Atys, Jean-Baptiste Lully sur un livret de Philippe Quinault, 1676). Un songe hédoniste peuplé de naïades, nymphes, bergers et bergères qui promettent à Renaud un avenir enchanté dans les bras de la magicienne (Armide, Lully/ Quinault, 1686). Un songe de vocation qui permet à l’insouciant Ulysse de prendre conscience de la gravité de la situation et de se transformer en héros à son réveil (Circé, Henri Desmarest sur un livret de Louise-Geneviève Gillot de Saintonge, 1694). Ou encore la confusion mêlant la réalité à l’illusion dans le rêve tempétueux qui tourmente la fille d’Eole (Alcyone, Marin Marais sur un livret de Antoine Houdard de La Motte, 1706). Même la musique instrumentale est imprégnée de songes, comme la célèbre Sonate des trilles du diable (1713) de Giuseppe Tartini. Et bien plus tard, que dire des 461 rêves de Richard Wagner transcrits par son épouse, Cosima, entre 1869 et 1883 ?

Si les rêves se caractérisent par leur diversité, que peuvent avoir de commun le rêve romantique dans lequel le chevalier au cygne vient au secours d’Elsa pour l’innocenter du meurtre de son frère (Lohengrin, 1850) et les trois phases du rêve baroque d’Atys (l’état d’abandon du dormeur, la douceur de la situation, l’avertissement) ? Dans le premier, Wagner entend explicitement pénétrer « tous les mystères de l’âme » (La musique de l’avenir, 1860). A l’instar de Carl Gustav Carus (1789-1869) qui, dans son ouvrage La Psyché (1846), « examinait la « face nocturne » de l’âme à travers le rêve » (Claire Gantet). Dans le second, le rêve d’Atys, comme ceux de Sigmund von Birken (1626-1681), agissent « comme un miroir des préoccupations personnelles » (Claire Gantet). Un conflit entre l’amour et le devoir précédant le sommeil du premier ; une situation professionnelle et conjugale compliquée s’invitant dans le rêve du second. En revanche, ce qui réunit ces deux exemples, c’est que le rêve est l’expression d’un problème humain qui ne peut se comprendre hors de son contexte.

En l’occurrence, la musique n’est jamais qu’une façon particulière de raconter le rêve. Au même titre que les innombrables supports littéraires ou iconographiques que Claire Gantet convoque pour alimenter sa réflexion. Mais, disons-le d’emblée, l’auteure n’exploite pas le filon musical. Nous l’inscrivons donc au nombre des directions de recherche qui n’attendent que leur promoteur. D’ici là, nous glisserons, dans nos notes de lecture, quelques incises musicales (essentiellement françaises) afin d’esquisser les contours de notre hypothèse.

Claire Gantet quadrille, avec une précision encyclopédique, « la manière dont… on se représente, vit et conte les rêves» dans l’espace germanique, entre la Réforme et l’Aufkärung (approximativement, les Lumières). Avec comme fil conducteur, insiste Jacqueline Carroy dans sa Préface, une « psychologisation des rêves ». En d’autres termes, l’auteure observe le changement de paradigme qui, dans l’intervalle de trois siècles (1500-1800), conduit les observateurs de rêves à déplacer graduellement leur regard du récit du rêve vers la personnalité du rêveur, du contenu brut à l’émetteur. Notons que ce mouvement est également perceptible dans le monde de la musique quand, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, Jean-François Marmontel réécrit plusieurs livrets de Quinault. Il supprime délibérément la plupart des personnages secondaires pour se concentrer, « avec beaucoup plus de finesse », sur la psychologie des personnages principaux (Benoît Dratwicki, Traditions et modernités à l’Académie royale de Musique in Jean Duron, Regards sur la musique au temps de Louis XVI, 2007).

Claire Gantet nous projette d’entrée dans l’univers complexe de la psychologia. Avant les Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit) élaborées tout au long du XIXème siècle, ce terme désignait les « sciences de l’âme ». L’âme sera donc le personnage central du récit. Elle lui offre un luxuriant « écheveau de fils qui… (lui) permet… de se repérer dans le labyrinthe de l’histoire », note Jacqueline Carroy.

De ce « labyrinthe », Claire Gantet a recueilli les clés au fil de ses publications. A commencer par la connaissance de l’espace germanique dont elle s’est fait une spécialité depuis sa thèse de doctorat soutenue à Paris I (Discours et images de la paix dans les villes d’Allemagne du Sud aux XVIIème et XVIIIème siècles, 1999). Espace dont elle sonde ensuite les reins et les cœurs en préparant sa thèse d’habilitation à l’université libre de Berlin. Elle s’y interroge notamment sur la manière dont la culture scientifique allemande s’est approprié l’univers du rêve à l’époque moderne : Der Traum in der Frühen Neuzeit. Ansätze zu einer kulturellen Wissenschaftsgeschichte (Le rêve au début de l’ère moderne. Eléments pour une histoire culturelle des sciences), 2010. Sans compter les articles parus dans différentes revues dédiées aux sciences humaines. Par conséquent, son Histoire du rêve constitue, nous semble-t-il, une synthèse d’étape des recherches qu’elle poursuit, aujourd’hui, depuis sa chaire d’histoire moderne à l’Université de Fribourg (Suisse).

A première vue, l’ouvrage qui nous intéresse ici partage son titre avec au moins deux autres parutions antérieures : l’Histoire du rêve (1989) de Yannick Ripa et Une histoire des rêves (2012), sous-titre des Nuits savantes de Jacqueline Carroy. Cependant, leurs sous-titres soulignent les différences notables de leurs contenus respectifs. Si la première porte ses Regards sur l’imaginaire des Français au XIXème siècle, la seconde s’intéresse à la mise en scène des rêves de 1800 à 1945. L’étude de Claire Gantet change totalement de perspective. D’abord, elle choisit l’Allemagne comme terrain d’exploration. Un espace qui se caractérise par la permanence des confrontations politiques (multiplicité d’Etats) et confessionnelles (pluralité d’Eglises) au cours de la période moderne (1500-1800). Ensuite, elle place Les faces nocturnes de l’âme au cœur de sa problématique.

Son étude est coiffée d’une Introduction. Esquivant le piège de la définition académique (en allemand, un seul mot (Traum) éclipse la distinction française entre « songe » et « rêve »), l’auteure attribue au récit du rêve le statut d’objet d’étude historique. Chaque information étant contextualisée, les résultats de son enquête sont recueillis dans un « lieu de savoir » dans lequel les données sont soumises à un examen critique. Procédé visant expressément à disqualifier «l’histoire d’un nébuleux « imaginaire social » (auquel on appliquerait) une hasardeuse psychologie rétrospective » et à réfuter les lieux communs.

L’historienne inscrit ensuite son étude dans le temps long du phénomène onirique : du songe prémonitoire de Pénélope (Odyssée, XIX) à « l’intense interrogation sur l’être humain et le moi » à l’orée du XIXème siècle. Ce qui la conduit à soulever la question de la méthode. Ecartant d’emblée la conception réductrice d’une globalisation du rêve, elle revendique la prise en compte de « la diversité des discussions et des savoirs sur ce que l’on appelait rêve ». Le pari légitime de la complexité, l’éclectisme des connaissances mobilisées et le style souvent académique nous conduisent à classer ce livre, impressionnant de densité, dans la catégorie des ouvrages de référence plus que de vulgarisation.

Le produit de cette recherche alimente trois parties. La première (XVIème et XVIIème siècles), la plus consistante, expose les thématiques relatives à l’activité de l’âme. La seconde (XVIème au XVIIIème siècle) examine les inflexions apportées aux récits de rêves lorsque les milieux savants, notamment les médecins, s’en saisissent. La troisième partie recense les effets de capillarité de la science des rêves dans la société de l’Aufklärung.

Le texte bénéficie d’un intéressant échantillonnage d’iconographies (essentiellement du XVIème siècle) et d’un précieux appareil de notes de bas de page qui permettent, au lecteur germanophone, un fructueux retour aux sources. Il s’enrichit également d’un glossaire (à peine dix entrées), d’une annexe bibliographique particulièrement fournie ainsi que de trois index relatifs aux noms, aux lieux et aux récits oniriques évoqués dans l’ouvrage.

Dans les lignes qui suivent, notre propos ne visera pas à rendre compte du contenu extrêmement documenté de l’ouvrage. Nous enregistrerons les enseignements qu’il nous semblera utile de mémoriser une fois que l’ouvrage aura pris sa place dans nos rayonnages.

Savoirs alternatifs, XVIème-XVIIème siècles

Le rêve se manifeste au point d’interférence du corps et de l’âme. Une thématique savante, en apparence. Pourtant, son examen ne restera pas confiné dans les cabinets des érudits. Elle monte même sur scène dans l’une des toutes premières esquisses d’opéra : La rappresentatione di anima e di corpo (1600) d’Emilio de’ Cavalieri. A la différence près que le rêve y est remplacé par une vision (la contemplation du sort des âmes après la mort).

Les interactions du corps et de l’âme donnent lieu à d’intéressantes représentations didactiques associant « facultés intellectuelles et fonctionnalités physiques ». Reproduites dans les premières pages de l’ouvrage, elles proposent une synthèse illustrée des connaissances relatives à l’âme, à l’aube du XVIème siècle. Pourtant, le rêve n’y figure pas. Car le rêve « restait partagé entre trop de savoirs concurrents ». Certains s’épanouissent dans les institutions officielles. Telles les facultés de médecine (rêves corporels provoqués par les quatre humeurs, en référence aux théories de Claude Galien (129-201) ou d’Hippocrate (460-377 avant J.C) ou de théologie (prenant appui sur les Ecritures ou les traités de Thomas d’Aquin (1225 ?-1274). En dehors de toute orthodoxie, des courants mystiques catholiques ou dissidents spiritualistes explorent des voies alternatives. Comme celle du charisme (don surnaturel octroyé par le Saint-Esprit) qui légitimerait « la réception de songes dits divins ». Au crépuscule de la Renaissance, une pluralité d’options nourrit donc les débats sur l’âme et son salut.

Le voyage de l’âme dans l’au-delà est indissociable de l’évocation de l’Enfer et de l’action du diable, notamment dans ses manifestations nocturnes : le cauchemar (chapitre 1). L’image d’une punition infernale inspire déjà au philosophe néoplatonicien Marsile Ficin (1433-1499) la conception d’une « justice immanente dans l’ordre cosmique ». Celle-ci agirait jusque sur « le corps subtil de l’âme (spiritus phantasticus) » de « ceux qui, de leur vivant, avaient accoutumé leur imagination aux affaires temporelles ». Pour sa part, décrivant dans les moindres détails le cheminement de la connaissance dans la physiologie de l’âme, le calviniste Conrad Gessner (1516-1565) ajoute aux terminologies aristotéliciennes « la présence immédiate du diable… apte à entraver la spiritualisation de la pensée ».

La question de la manipulation du rêve s’impose également à Martin Luther (1483-1546). S’il admet que « Dieu peut parler par des signes adressés à l’homme » (« songes ecclésiastiques »), il distingue deux autres catégories de songes comme les « rêves politiques » (potentiellement d’origine diabolique, ce qui impose une éducation préventive des princes) ou les « rêves privés ». Philipp Melanchthon (1497-1560) qualifie ces derniers de « rêves corporels », produits « d’une imagination… tandis que divers esprits déambulent dans le cerveau » pendant le sommeil. Avec l’essor de l’imprimerie, ces réflexions intéressent un public de plus en plus large. Un marché lucratif s’ouvre aux imprimeurs. Ils seront donc de plus en plus nombreux à traduire et publier des ouvrages anciens (l’Ornirocritique d’Artémidore datant du IIème siècle après J.C), polémiques (la charge de Melanchthon contre la divination par le rêve pratiquée par certains anabaptistes) ou prophylactiques (l’art d’induire des songes par l’hygiène de vie de Giambattista della Porta, 1535-1615). Le rêve apparaît soudain comme « un défi périlleux que l’on cherchait à codifier et à instrumentaliser simultanément ».

Pour autant, le rêve devenait-il un enjeu d’une confessionnalisation ? Les avis sont partagés (chapitre 2). Pour une catégorie de croyants, il ne fait pas de doute que le rêve est le canal par lequel Dieu s’adresse aux humains. Ainsi, les mystiques catholiques estiment que les visions sont un indicateur de sainteté (Filippo Neri (1515-1595), Jean de la Croix (1542-1591), Thérèse d’Avila (1515-1582) quand les spiritualistes (qualifiés de Schwärmer/ « Enthousiastes ») sondent les rêves pour y décrypter les messages divins, hors du contrôle des Eglises officielles. Aussi leurs rêves extatiques sont-ils souvent qualifiés de folie diabolique par les tenants de l’ordre social et moral.

Du point de vue des institutions, le rêve de l’évêque Julius Pflug (1499-1564) s’affirme porteur d’un message politico-religieux lorsqu’il encourage le duc Maurice de Saxe (1521-1553) à envahir la Saxe électorale. L’allégorie de la grossesse constituant la matière de son rêve allégorique, la théologie et la médecine se partagent l’exploration de son rêve. Toujours en Saxe, les médecins de Wittenberg pratiquent une « anatomie de l’âme ». « Au moyen de leurs dissections, (ils) espéraient trouver le siège de l’âme, déceler le jeu des esprits (vitaux et animaux) et (l’action) de l’Esprit Saint dans le corps ». Caspar Peucer (1525-1602) livre leurs premières conclusions. Dans son étude physiologique du songe, il démontre que « le mouvement intrinsèque du cerveau baigné par les vapeurs nocturnes produisait les songes naturels » alors que « les influences astrales combinées aux mouvements du cerveau engendraient… des songes prédictifs ». Comme pour son beau-père, Melanchthon, « médecine et astrologie avaient partie liée ». Quant à Johannes Wier (1515 ou 1516-1588), il approfondit la question de la sorcellerie. S’il juge que les magiciens pactisent volontiers avec le diable, il disculpe, en revanche, les sorcières qu’il présente « comme de vielles femmes mélancoliques qui prenaient leurs cauchemars pour une réalité ». En somme, la mélancolie (liée aux humeurs) constitue le véritable terrain d’action du diable.

Comme en musique où, bien après l’interdiction du triton (intervalle intolérable pour l’oreille) dans la musique grégorienne (Diabolus in Musica), l’inventivité des mises en scène d’opéras plonge le public dans les Enfers (Orfeo de Claudio Monteverdi, 1607) ou le fait commercer avec des magiciennes et des sorcières (Didon et Enée de Henry Purcell, 1687).

Aux courants officiels dont nous venons de citer les représentants les plus éminents, s’agrègent des approches alternatives. Celle de Johann Valentin Andreae (1586-1654) qui « tente de renforcer la religion par une alchimie spirituelle » dans un ouvrage significativement intitulé Noce chimique (1616). Ou de Theophrast von Hohenheim dit Paracelse (1493-1541) pour lequel « le songe (constitue un) moyen de connaissance intérieure de l’âme et du corps ».

Il est cependant difficile de « tracer une ligne de départ entre pieux et déviants ». Johann Sebastian Bach n’empruntera-t-il pas plusieurs textes à Johann Arndt (1555-1621) pour composer ses cantates sacrées alors que ce dernier puise son inspiration dans la doctrine de Paracelse ? D’autres, en revanche, seront opprimés. Comme le pasteur Hans Engelbrecht (1599-1642). Après avoir visité en rêve le Ciel et l’Enfer, il prétendra tirer son autorité de rêves d’inspiration divine et rejettera toute médiation cléricale dans l’édification religieuse des fidèles attirés par ses prêches. En tout état de cause, ces « empilements successifs et… circulations croisées » finissent par redessiner les contours d’une nouvelle science du rêve. Elle se concentre désormais sur l’action de l’âme et privilégie la connaissance de soi.

L’interrogation sur « les causes du rêve » s’insinue jusque dans Le Ballet des Songes (qui) sera dansé au Collège de Clermont de la Compagnie de Jésus le 5 août 1671. Ses « quatre parties représentent successivement les causes générales des songes (I), les causes particulières des songes dans les quatre humeurs (II), les songes trompeurs (sous l’emprise de l’illusion) (III) puis les songes véritables (d’origine divine) » (Marie Demeillez, Une culture de la danse in Histoire de l’Opéra français sous la direction de Hervé Lacombe, Fayard, 2021). Rappelons que, le 23 février 1653, la quatrième partie du Ballet royal de la nuit était déjà hantée par quatre démons figurant les quatre tempéraments du corps humain. Ils alimentent quatre songes : ceux du colérique, du sanguin, du flegmatique et du mélancolique. Manifestement, la musique fait œuvre de vulgarisation tandis que les savants développent leurs découvertes dans des traités.

Dans un dernier chapitre (L’altérité onirique. Images et langages), Claire Gantet s’interroge sur le mécanisme qui transforme le contenu latent du rêve en « contenu manifeste » (pour paraphraser Sigmund Freud, Sur le rêve, 1901). A commencer par la relation biaisée que le rêveur entretient avec la réalité. Aussi, faire du songe un objet d’enseignement universitaire suscite-t-il l’hilarité de la part des confrères de Juan Luis Vivès (1492-1540). Car, abandonnant l’exercice scolastique de la classification, ce dernier se concentre sur la manière de rendre compte des images et des langages propres aux rêves. Ainsi ouvre-t-il la voie à quatre axes de recherche que Claire Gantet illustre par l’exemple. Pour commencer, la hiérarchie des cinq sens est visualisée en forme de schéma d’arborescence par Pierre de La Ramée (1515-1572). Celle-ci accorde une priorité de la vue sur l’ouïe dans l’expérience onirique dès lors que « le songe (est) la plupart du temps caractérisé comme une succession d’images ». D’images quelquefois déformées par le diable qui pouvait, selon Johannes Wier, « apporter des apparences semblant réelles aux organes sensoriels ». Images de « l’âme plongée dans un espace sensoriel » que les artistes s’ingénient à vouloir représenter. Comme l’aquarelle d’Albrecht Dürer (1471-1528). Sans doute la première représentation d’une vision onirique autobiographique. L’approche métaphysique du rêve cède du terrain au bénéfice de l’approche scientifique.

Un pas supplémentaire est franchi lorsque les humanistes s’intéressent aux hiéroglyphes que Leon Battista Alberti (1404-1472) interprète comme « des symboles qui renvoyaient à des mots ou des séries de pensées » qui n’attendraient que leur déchiffreur. Constituaient-ils ce langage primordial permettant d’accéder aux clés de la connaissance ? De fait, les images oniriques ne tarderont pas à être rapprochées de ce langage symbolique mythique.

En parallèle, d’autres pistes sont exploitées pour « rendre compte de l’âme en proie au rêve ». D’abord, « l’art de la mémoire », cultivée depuis les rhétoriciens antiques, s’attache à enregistrer les images du rêve jusque dans leur moindre détail en les associant aux « affects ou passions de l’âme » qui les alimentent. Ainsi, la gravure représentant le rêve que fit (peut-être) le prince-électeur Friedrich der Weise de Saxe (1486-1525), en l’an 1517 à Schweinitz, fourmille-t-il de détails et se caractérise-t-il par la volonté de son auteur d’en intensifier la dramaturgie. Ensuite, s’interrogeant sur la production des images oniriques, l’idée d’un « œil intérieur » est réinterprétée à partir de la représentation des trois yeux d’Hugues de Saint-Victor (vers 1097-1141) : un œil sensitif qui alimente le rêve corporel, un œil rationnel et l’oculus mentalis apte à recueillir la vision divine. Une autre représentation de l’imagination est figurée en camera obscura (chambre noire) à l’intérieur de laquelle le diable lui-même pouvait projeter ses images. Alimentée par un regain d’expérimentations scientifiques (cabinets de miroirs, instruments d’optique, lanternes magiques) la vision onirique glisse peu à peu vers la fantasmagorie qui inspirera, bien plus tard, Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822). « Désormais, le songe n’est plus seulement une succession d’images, mais (il devient) aussi une histoire ».

Dédoublements : conter le rêve

« Conter le rêve… suppose des dédoublements multiples », pose d’emblée Claire Gantet. Comme le rire distancié de Démocrite et les pleurs désespérés d’Héraclite n’expriment qu’une même mélancolie, le récit d’un songe projette l’image de la complexité. A son examen, le savant est confronté à une unité habitée de paradoxes. Tout comme la musique est une combinaison harmonique de contraires, selon les pythagoriciens.

Appliqué au rêve, ce principe recouvre plusieurs situations. « Un dédoublement du sujet observant et de l’objet de son attention ». Dédoublement, aussi, lorsque le rêve d’une personne est raconté par une autre. D’ailleurs, le rêve n’exprime-t-il pas sa double nature, tout à la fois éphémère dans sa manifestation et durable lorsqu’il annonce un événement futur. Un songe annonciateur qui a transformé le quotidien de gens modestes (Barbara Faupels) ou emblématiques (Ignace de Loyola (1491-1556) ou Athanasius Kircher (1602-1680) pour l’espace catholique ou Felix Platter (1536-1614) du côté protestant).

Dans la médecine hippocratique et galénique, « le rêve (était considéré) comme un révélateur de l’état de santé du patient ». L’étude des lettres personnelles de médecins (souvent lettrés) ou des témoignages de princes ou de patients leur permettent de se réapproprier, d’approfondir et de reformuler ces doctrines antiques (chapitre IV, L’opacité des corps). Des nombreux exemples cités et analysés, nous ne retiendrons ici que les principales thématiques abordées par les épistoliers. Les médecins, d’abord. En humanistes, ils s’autorisent des incursions sur le territoire des théologiens (Johannes Wier, la magie et l’ensorcellement). D’autres explorent les liens de la médecine et de l’astronomie (Caspar Peucer et la conjonction des astres). Même si peu de lettres disponibles traitent des songes somatiques, certaines évoquent l’effet amplificateur de plantes sur l’onirisme (l’opium et le cannabis pour Prospero Alpino – 1553-1617). Ainsi, bien avant le XIXème siècle, songes et hallucinations font déjà cause commune.

Souvent conseillers des nobles, les médecins (archiatres) s’intéressent particulièrement aux rêves prédictifs. Cela même si leurs soins bénéficient particulièrement aux princes souffrant d’imbecillitas (Albert-Frédéric de Prusse (1553-1618) confond réalité vigile et cauchemars nocturnes) ou atteints de mélancolie (l’empereur Rodolphe II (1552-1612) est accablé de cauchemars qui lui font craindre des tentatives permanentes de complots). Enfin, la pratique des lettres de patients consultant un médecin à distance s’accentue à partir de 1680 pour culminer au XVIIIème siècle. Ils y racontent leurs « songes lascifs » (Samuel Auguste Tissot (1728-1797) deviendra le spécialiste de l’onanisme), leurs cauchemars (considérés comme l’épicentre de dérèglements des humeurs) ou les désordres provoqués par une imagination débridée. Pourtant, à ce stade, « la pratique de l’onirologie médicale s’avéra… limitée ».

La pratique autobiographique (Chapitre V) se développe sous diverses formes. Certaines intéressent les imprimeurs : le rêve de vocation de René Descartes (1596-1650) ou les calculs astronomiques de Johannes Kepler (1571-1630) enrobés dans le rêve fictif d’un voyage dans la lune. Les plus nombreuses sont destinées à être conservées dans un cercle domestique (diaire, livre de raison, chronique familiale). Bon nombre d’entre eux contiennent le récit de rêves marquants et cruciaux.

En termes de publications d’autobiographies sur fond onirique, trois personnalités se distinguent. Pour Jérôme Cardan (1501-1576), « l’univers était tissé de signes renvoyant à des propriétés occultes… Il affirmait posséder un don particulier… qui lui permettait non seulement de recevoir plus de signes que le commun des mortels, mais aussi de les décrypter adéquatement ». Aussi affirme-t-il être doué « d’une certaine préscience de l’avenir ». Son expérience lui inspire un traité des songes érudit (Somniorum Synesiorum, 1562) dans lequel il décrit méthodiquement le mécanisme d’un rêve. Il classe ensuite les différents types de songes (des songes communs aux rêves à caractère divin), s’intéresse aux caractéristiques du rêveur avant de se consacrer à l’interprétation de ses propres rêves, particulièrement ceux qui prédisent l’avenir. S’il ne bâtit pas, à proprement parler, une théorie des songes, il ouvre néanmoins plusieurs champs d’investigation dans des domaines que nous désignons aujourd’hui sous les termes de sémiotique (théorie des signes), herméneutique (interprétation et décodage de séquences de signes) et rhétorique.

En plein cœur du XVIIème siècle, les rêves de Sigmund von Birken reflètent l’inquiétude chronique que lui inspirent sa situation professionnelle et sa vie conjugale. Ancrés dans la vie quotidienne, ils parlent d’exil, d’insatisfaction, de deuil, d’érotisme. Mais Dieu en est absent. Pour faire le récit de ses rêves, il recourt au latin (la langue médicale) ou à l’allemand (la langue du rêve) sans qu’il soit possible d’expliciter le choix de la langue. Son journal contient également, chose rare, quelques rêves de ses épouses.

Enfin, dans son autobiographie, le pasteur Adam Bernd (1676-1748) scrute, avec minutie, les moindres mouvements de son corps pour identifier les racines physiques et spirituelles de sa mélancolie maladive. Pour lui, les nombreux cauchemars qui le tourmentent avaient une origine naturelle (sa jeune enfance s’écoule dans les affres de la guerre de Trente Ans). Dans son « anatomie de la mélancolie », il minore les causes surnaturelles pour parvenir à la conclusion que « le corps malade et le rêve (constituaient) un moyen d’observation de l’âme » immatérielle. La description de leurs manifestations (pathologie humorale et affects) menait donc sur le chemin de la connaissance de soi-même. Une connaissance bien peu enviable pour Bernd, tant elle confinait à la folie.

Au XVIIIème siècle, savants et amateurs de science se saisissent désormais de « l’homme entier ». Prenant clairement leurs distances avec la métaphysique, les philosophes commencent par poser les fondements de l’anthropologie (Chapitre VI, Savants et amateurs de rêves) en passant le rêve au crible de l’empirisme et du rationalisme. Ainsi, l’école rationaliste sape-t-elle progressivement les fondements des anciennes catégories aristotéliciennes appliquées au rêve. Pour commencer, Descartes impose le rôle de la volonté et de l’imagination dans l’interaction entre l’âme et le corps mécanique. Puis, John Locke (1632-1704) démontre que les songes ne sont jamais que le produit de l’expérience sensible dans l’état vigile, par le truchement des organes corporels. Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716) admettra également que les images apparaissant dans le rêve sont formées avec la participation des sensations corporelles. Cependant, en état de sommeil, le corps relâche son attention tandis que les images oniriques constituent un « monde à part ». Couronnant ces raisonnements, Christian Wolff (1679-1754) conçoit une méthode destinée à dégager les règles de l’entendement en se séparant de la cosmologie. Plus précisément, une double méthode : inductive et descriptive (Psychologia empirica, 1732) et déductive et explicative (Psychologia rationalis, 1734). Echappant au contrôle de l’entendement, les songes deviennent « le théâtre de l’incohérence ».

Ces débats s’ouvrent au public, notamment par le canal des encyclopédistes. Le Lexique universel (1726) de Johann Heinrich Zelder (1706-1763) est le plus imposant (64 volumes). L’univers du rêve y est traité dans deux articles : « imagination » et « rêve ». Plus tard, en France, l’Encyclopédie publiée sous la direction de Denis Diderot (1713-1784) comportera deux entrées sur le mot « rêve », six autres consacrés au « songe » ainsi qu’un dernier appliquant à l’acte de « songer » une approche métaphysique. Jean Henri Samuel Formey (1711-1797) rédige pour l’Encyclopédie une véritable synthèse des savoirs médico-psycho-philosophiques de son temps: « le songe… commence par une sensation et se prolonge par la loi d’association de l’imagination, déterminée par le liquide nerveux ou les esprits animaux ».

De son côté, Johann Gottlob Krüger (1715-1759) tente d’abord « une mathématisation des actions psychiques… en liant la sensation au mouvement… des fibres nerveuses ». A destination des salons et dans une forme parfois proche de la satire, il se risque ensuite à une vulgarisation des connaissances en matière de rêve (récit de 154 rêves fictifs dans Songes, 1754). Il y explique que « les songes peuplent l’état intermédiaire entre veille et sommeil… Ils sont suscités par une sensation ou les pensées (actives au moment) de l’endormissement ». S’ajustant selon la loi de l’association d’idées, ils peuvent donc être dirigés par le rêveur. En fin de compte, son ouvrage, fondé sur des exemples fictifs, installe le rêve dans une littérature mi ludique et mi sérieuse. Sur une tonalité plus scientifique, le Magazine de la science de l’âme issue de l’expérience (1783-1793) s’adresse « à tous les observateurs du cœur humain… qui souhaitent promouvoir en actes la vérité et à la félicité parmi les hommes ». Ce « premier grand périodique de psychologie » dirigé par Karl Philipp Moritz (1756-1793) recueille des témoignages « d’individus souffrants » s’adonnant à l’introspection. Notamment des récits de rêves réels afin « de mieux connaître ce qui pense en nous ». Dans une forme de dédoublement du moi, chacun est maintenant en mesure de sonder « la face nocturne de » son âme et de la raconter à autrui.

Entre jeu, science et création

Depuis l’Oneirocriticon d’Artémidore, « rien n’illustre mieux la définition du rêve comme message codé que la clé des songes ». Traumbücher (livres de songes) éventuellement enrichis de tables astrologiques, almanachs pour le peuple ou Pseudo-Daniel pour les clercs, tout concoure à vulgariser l’interprétation des images oniriques. Mais « Jérôme Cardan fut l’unique savant, entre 1500 et 1800, à (proposer des formes de) guides pratiques de la divination ordinaire ». De traductions en réimpressions, le marché de la vulgarisation se révèle lucratif. D’autant que les polémiques confessionnelles, ajoutées aux bulles pontificales condamnant les formes non contrôlées de divination, aiguisent d’abord la curiosité. Avant de quitter le terrain scientifique pour glisser vers une forme de plus en plus récréative et emprunter le ton de la littérature galante. A l’aube du XIXème siècle, les clés des songes inspirent à Gotthilf Heinrich Schubert (1780-1860) l’idée qu’il existe un langage onirique : une symbolique du rêve par association d’images (à l’instar du langage hiéroglyphique).

En parallèle, l’oniromancie s’installe progressivement sur le terrain du jeu (Chapitre VII – Prédiction, jeu, bricolage). A commencer par la pratique du tirage au sort des prières et des versets de la Bible à méditer dans les cercles piétistes germanophones. Suivi par le recours au rêve pour prédire le numéro de loterie gagnant une fois levé l’interdit ecclésiastique sur le jeu de hasard (1731). Le suisse Pierre Frémont (1727-1792) fait même commerce de ses martingales oniriques, affectant un numéro de loterie à ses rêves et à ceux de ses voisins. La prédiction par le rêve s’insinue également dans les jeux de cartes, particulièrement les tarots égyptiens au XVIIIème siècle. Sous l’impulsion d’Antoine Court de Gibelin (1725-1784), un « lettré versé dans la cosmologie égyptienne (pouvait) observer ses songes pour en tirer des prédictions grâce au jeu de tarot qu’il théorisait ». Cet ésotérisme égyptien touche particulièrement la franc-maçonnerie. Rappelons-nous La Flûte enchantée de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791).

En cette fin du XVIIIème siècle, tandis que le rêve s’enracine dans l’univers du jeu, son étude se conforme désormais à une démarche délibérément scientifique. La recherche se diversifie lorsque, dans la plupart des universités allemandes, la question du commerce de l’âme et du corps est scrutée sous des angles aussi différents que la médecine, la philosophie ou les sciences naissantes que sont la psychologie et l’anthropologie (Chapitre VIII – Rêves et sciences de l’âme). A Halle, université dans laquelle la médecine et la philosophie sont enseignées conjointement, Johann August Unzer (1727-1799) professe que les nerfs assurent la jonction des processus somatiques (« liquide nerveux ») et psychiques (l’activité de l’âme pendant le sommeil). A Leipzig, Ernst Platner (1744-1818) fonde l’anthropologie qu’il définit comme « l’examen des relations réciproques du corps et de l’âme… et l’analyse des pouvoirs et propriétés de l’âme ». Tandis qu’à Göttingen, Christoph Meiner (1747-1810) pose les fondements de la psychologie empirique dans laquelle il remet en doute les savoirs institutionnels relatifs au rêve. Pour Immanuel David Mauchart (1764-1826) de Tübingen, le songe relève principalement de la personnalité et du vécu personnel. Pendant le rêve, l’activité de l’imagination transforme en partie les images enregistrées à l’état vigile et les combine « selon ses propres desseins ». Achevons notre revue des penseurs du rêve avec Johann Gebhard Ehrenreich Maass (1766-1823), professeur de philosophie à l’université de Halle. Il estime que, en disciplinant le désir par l’éducation, on peut agir sur l’imagination. Il en résulte, selon lui, que l’individu a une responsabilité morale vis-à-vis de ses rêves.

Bien que les romantiques entendent marquer une rupture avec les Lumières en libérant leur créativité et leur imagination, ils sont les héritiers en ligne directe des médecins-philosophes des universités. Par ailleurs, les rêves vécus racontés dans le Magazine de la science de l’âme constituent, pour eux, un matériau de première main pour pénétrer dans ce « royaume qui nous est inconnu tout en surgissant de nous », comme Johann Gottfried Herder (1744-1803) définit l’univers du rêve. Il est vrai que les écrivains romantiques allemands sont fascinés par le rêve (Chapitre IX – Une onirologie romantique) : « le rêve comme fabrique poétique pour Novalis (1772-1801) ; la fantasmagorie de E.T.A. Hoffmann ; la place de l’allégorie dans la Symbolique des rêves de Gotthilf Heinrich Schubert ; la redécouverte de l’oniromancie, « science sacrée en Egypte » et du langage des hiéroglyphes comme « langue originelle apte à représenter directement les pensées de Dieu ». Symétriquement à ce mouvement en quête de l’unité originelle, les investigations se poursuivent sur la relation, à l’échelle de l’individu, entre le rêve et la santé. Ainsi, Ernst Platner ou Carl Gustav Carus parviennent jusqu’aux portes des inconscients (Unbewusstseyn) tandis que Carl August Eschenmayer (1768-1852), professeur de médecine et de philosophie à Tübingen, définit « le rêve comme un spectacle dans lequel l’âme voyait ses propres créations ». En outre, les recherches se diversifient, levant un coin de voile sur le somnambulisme magnétique (hypnose) ou le magnétisme animal.

Nous voici parvenus à la Conclusion (La psychologisation : lectures et lecteurs). Il s’agit, en quelque sorte, d’une synthèse de l’ouvrage en forme de bilan d’étape des connaissances capitalisées dans l’ouvrage sur le long cheminement au cours duquel le rêve est soumis à une diversité d’examens. Cette synthèse comporte trois degrés. D’abord, de façon méthodique, elle déroule la chronique dynamique de la captation d’un rêve : sa genèse, son déroulement, l’interrogation sur ses significations, les interprètes et la formulation des récits de rêves. Une seconde marche est consacrée à la chronologie. Au diapason de la pensée complexe d’Edgar Morin, Claire Gantet souligne, à l’intention des tenants d’une histoire linéaire, que « la psychologie du rêve ne se déroulant pas en une ligne droite, il n’existe pas une chronologie, mais plusieurs, entremêlées et parfois contradictoires ». Un parti pris méthodologique qui rend la lecture exigeante mais qui permet d’éviter les pièges de la simplification ou d’une généralisation confortable. Enfin, une troisième marche observe la circulation du matériau onirique à l’échelle européenne et s’enquiert des échanges de pratiques dans une « République des Lettres » longtemps dominée, sur le sujet, par les médecins. Une vision qui, en forme de trait d’union, ouvre des perspectives sur l’étape suivante. Celle qu’initiera la psychanalyse.

Au moment de refermer cet ouvrage, nous avons le sentiment d’achever un voyage aux sources des sciences humaines. Partant du sujet du rêve, Claire Gantet nous initie à une observation plus globale de ce processus si commun (nous rêvons tous) et pourtant si étrange. Comment, avec quels outils, quel vocabulaire et dans quel esprit, avant la psychologie, l’anthropologie et la psychanalyse, nos prédécesseurs exploraient-ils ces « perceptions obscures de l’âme » ? Rapprochant les concepts et les récits vécus, les discours savants et les compilations privées, l’auteure nous guide méthodiquement dans cette délicate quête du sens des rêves. Quête d’autant plus malaisée que les curieux ne disposent, au départ, que d’instruments hérités de l’Antiquité. L’ouvrage retrace méticuleusement cette lente, hésitante mais opiniâtre invention des outils d’investigation d’un univers qui, pour immatériel qu’il soit, agit sur les conduites humaines. S’il éclaire excellemment la genèse de ce mouvement pluriséculaire de « psychologisation du rêve » (le cœur affiché du projet rédactionnel), nous espérions en apprendre davantage sur la manière dont les groupes sociaux (Etat, Eglises, classes sociales, milieux culturels et artistiques) se sont saisis des savoirs élaborés pour agir sur les comportements individuels en société et alimenter leurs récits institutionnels. Car, nous l’avons vu, le rêve raconté est susceptible de secouer l’ordre social et moral. Comment, par quel canal, pour quels résultats cet ordre réagit il ? Comment les arts, évidemment la musique, ont-ils participé à cette confrontation entre l’expression de l’âme individuelle et la réaction de l’âme collective d’un groupe social ?

Par ailleurs, n’oublions pas que l’homme baroque accorde la priorité au « paraître » sur l’ « être ». Aussi marque-t-il une « préférence… au reflet plutôt qu’à la chose, au trompe-l’œil, parce qu’ils sont une ouverture sur quelque chose qui pourrait être ». « Tout se passe au niveau des signes, des symboles et de leur échange », poursuit Philippe Beaussant (Versailles, Opéra, 1981) : « le nœud, c’est le conflit central du Baroque, celui du réel et de l’illusion ». Le rêve comme reflet, comme signe, symbole ou illusion ? Un monde parallèle dont Claire Gantet défriche un large pan, avec les outils du temps. Ecartant consciencieusement nos connaissances actuelles pour ne pas commettre le péché d’anachronisme. Une ligne qu’elle poursuit, sans jamais défaillir.

L’homme baroque qui rêve. Même en musique. En jetant quelques passerelles entre le monde des lettrés et l’univers musical de l’âge baroque, nous avons voulu suggérer une piste de recherche prolongeant celle de Claire Gantet. Nous émettons l’hypothèse que ce lent cheminement vers la « psychologisation du rêve » se lira également dans les scènes de songes qui s’insinuent dans les tragédies lyriques. Et sans doute dans bien d’autres productions artistiques de l’âge baroque.



Publié le 18 févr. 2022 par Michel Boesch