Achante et Céphise - Rameau

Achante et Céphise - Rameau ©Fabien Monthubert
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Une union scellée par une royale naissance

On ne soulignera sans doute jamais assez la variété et l’originalité de la production lyrique de Jean-Philippe Rameau (1683 – 1764). Comme on le sait, ce n’est qu’à l’âge de cinquante ans qu’il connut enfin la notoriété, avec le succès d’Hippolyte et Aricie en 1733 à l’Académie Royale de Musique. Si ce succès marque le début de sa carrière officielle dans le domaine de l’opéra, il convient de rappeler que Rameau avait largement collaboré dans les décennies précédentes aux parodies lyriques des Foires parisiennes, aux côtés notamment d’Alexis Piron (concernant ce dernier, voir notre chronique). Ses rares tentatives (avec Platée puis Les Paladins) pour accréditer le genre comique dans l’opéra français se heurtèrent toutefois à la relative incompréhension de ses contemporains. Mais il renouvelle profondément la tragédie lyrique héritée de Lully, en inscrivant désormais les airs et la déclamation dans un canevas orchestral très dense, qui illustre quelques-uns de ses nombreux apports théoriques à l’art de la composition musicale. Mais ce sont surtout les genres du ballet héroïque et de la pastorale héroïque, forts en vogue en cette époque rocaille, qui lui offrent les meilleures occasions de témoigner de sa maîtrise orchestrale, grâce aux nombreuses parties purement instrumentales qu’ils contiennent, et qui accompagnent les ballets scéniques.

La renommée de Rameau s’impose également à la Cour pour des commandes de prestige. En 1744, le duc de Richelieu, premier gentilhomme de la Chambre, missionne Rameau pour les festivités qui doivent accompagner le mariage du Dauphin Louis avec l’infante Marie-Thérèse : Platée et La princesse de Navarre seront ainsi créées à Versailles au début de l’année 1745. Au cours de cette même année, Rameau et Voltaire (qui avaient déjà collaboré pour La princesse de Navarre) sont à nouveau sollicités, cette fois pour célébrer la victoire de Fontenoy (dans le cadre de la Guerre de Succession d’Autriche) : ils le feront à travers Le Temple de la Gloire (se reporter à notre compte-rendu).

Et si Louis XV demeure assez indifférent à l’opéra, la seconde Dauphine, Marie-Josèphe de Saxe, compte parmi les ferventes admiratrices de Rameau. Après avoir donné naissance à deux filles, elle accouche le 13 septembre 1751 d’un premier fils, le jeune Louis-Joseph-Xavier François. Celui-ci est donc l’héritier présomptif du trône de France, et cette naissance donne lieu à de grandes réjouissances à la Cour et dans tout le royaume. Louis XV décrète trois jours de chômage pour permettre à l’ensemble des Français de fêter l’événement. Le jeune enfant reçoit le titre de son grand-père le titre de duc de Bourgogne. Il est le frère aîné du futur Louis XVI et de ses cadets (les comtes de Provence et d’Artois, futurs Louis XVIII et Charles X). Il mourra toutefois très jeune, emporté en 1761 par une tuberculose contractée à la suite d’une infection provoquée par une chute de cheval. Tragique coïncidence, la tuberculose emportera également le premier fils de Louis XVI, qui portait les mêmes prénoms que son oncle, à l’âge de huit ans en 1789.

La pastorale héroïque Achante et Céphise (dont l’orthographe est aujourd’hui souvent modernisée en Acante et Céphise - nous retiendrons toutefois pour la présente chronique l’orthographe associée à cette production) fait partie des divertissements commandés pour accompagner ces réjouissances royales . Compte tenu de l’écart entre la naissance du duc de Bourgogne et la création de la première (le 18 novembre 1751), on peut penser qu’elle fut composée dans des délais assez serrés. Cela n’empêcha nullement Rameau et son librettiste, Jean-François Marmontel, d’adopter une forme assez originale, calquée de près sur les célébrations dans lesquelles elle s’insérait. Comme dans le Zoroastre composé deux ans plus tôt (sur un livret de Cahusac), Rameau supprime le prologue. Il développe une sorte de schéma circulaire : l’ouverture programmatique rappelle les célébrations (en évoquant les coups de canon et les feux d’artifice tirés pour la circonstance, suivis d’une grande fanfare), tandis que l’œuvre s’achève sur une grande contredanse avec chœur, reprenant le thème de la fanfare de l’ouverture. L’intrigue proprement dite constitue ainsi un vibrant hommage à la gloire des Bourbons, auxquels le chœur final (Vive la race de nos rois) rappelle l’allégeance du peuple français.

Marmontel propose une intrigue bâtie autour de trois actes, où il mêle aux éléments mythologiques (le mauvais génie Oroès) des éléments magiques (l’anneau donné par la fée Zirphile, qui permet à Achante et Céphise de rester en contact « par sympathie », d’où le titre complet de la pastorale), le tout dans le cadre champêtre traditionnel qui réunit bergers et sylvains. L’acte I s’ouvre sur les alarmes de Céphise, qui s’ouvre à Achante des avances du génie Oroès. La fée Zirphile, qui protège leur amour, leur remet alors un anneau magique. Oroès jaloux fait arrêter Achante et utilise ses pouvoirs magiques pour séduire Céphise. Mais ses enchantements sont annihilés par les cris d’Achante, qui ressent la tristesse de Céphise grâce à l’anneau magique. Oroès cède aux injonctions de Céphise et délivre Achante. A l’acte II Achante et Céphise réunis implorent le soutien de la Grande prêtresse dans le Temple de l’Amour. Celle-ci leur prédit qu’ils seront unis « le jour où tous les cœurs rendront grâce à l’Amour ». Oroès les rejoint et feint d’accepter leur amour. Mais il leur demande le secret qui les protège, que les amants refusent de dévoiler. Pour les punir Oroès les fait enlever rageusement par ses Aquilons. A l’acte III Achante et Céphise sont chacun enchaînés à un rocher, séparés par un gouffre. Oroès et ses suivants les menacent des pires tortures. Achante propose de se sacrifier pour sauver Céphise, et suggère à celle-ci de se débarrasser de l’anneau, mais elle refuse ses propositions. Alors qu’Oroès s’apprête à faire poignarder les deux amants, le tonnerre gronde, la troupe d’Oroès est jetée dans le gouffre et la fée Zirphile vient sauver les deux amants : la naissance d’un nouvel astre (le jeune duc de Bourgogne) a permis la réalisation de l’oracle en réunissant tous les cœurs ; les deux amants sont désormais unis, et chantent avec le chœur la gloire des Bourbons (Vive la race de nos rois) pour le divertissement final.

L’intrigue est on le voit assez ténue. On y retrouve toutefois des éléments familiers des livrets de Rameau, comme l’intervention de personnages mythologiques très caractérisés (« bons » et « méchants ») qui s’affrontent autour des desseins du couple amoureux. On y voit également poindre la dimension « magique », qui va passionner l’Europe quelques décennies plus tard avec les théories du médecin allemand Franz Anton Mesmer (17354 – 1815) sur le magnétisme (auxquelles Mozart et Da Ponte feront une allusion comique dans une scène de Cosi fan tutte, celle de la pierre de Mesmer qui permet de ranimer les deux soupirants). Après avoir exploité le merveilleux inexpliqué de la mythologie, les librettistes du siècle des Encyclopédistes font désormais appel aux sciences (ou supposées telles) pour justifier d’improbables rebondissements et tenir en haleine leurs spectateurs. Ce goût du mystère et de l’inexpliqué renvoie également aux croyances portées par les cercles de la franc-maçonnerie, alors fort en vogue dans l’aristocratie et la bourgeoisie des grandes villes européennes. L’influence maçonnique (que l’on peut déceler dans l’anneau magique remis par la fée Zirphile) est toutefois ici moins prégnante que dans d’autres œuvres de Rameau, comme Zoroastre ou Dardanus.

Le principal intérêt d’Acanthe et Céphise réside toutefois dans la musique de Rameau. On y retrouve là aussi des éléments habituels du maître : de nombreux chœurs musicalement très colorés, des ariettes souvent d’une redoutable difficulté, et de fréquents airs, passages orchestraux illustrés par des ballets, parfaitement intégrés à la trame musicale et au déroulé de l’intrigue. Mais on note aussi un certain nombre d’évolutions musicales par rapport à ses œuvres antérieures. Cette période est en effet celle où Rameau livre coup sur coup de nouveaux éléments de sa théorie musicale : en 1750 il publie sa Démonstration du principe de l’harmonie, suivie en 1752 de Nouvelles réflexions sur la Démonstration du principe de l’harmonie. Comme dans Zoroastre (qui l’avait précédé), on relève dans Acanthe et Céphise l’apport des clarinettes, qui constituaient alors une nouveauté, et qui apparaissent dès l’ouverture.

Seuls des solistes bons connaisseurs de ce répertoire peuvent donner tout son éclat à cette œuvre d’une virtuosité flamboyante. En ce domaine les choix de la production s’avèrent superlatifs. Sabine Devieilhe prête sa diction ferme et ses éclats cristallins à Céphise (magnifique Ah que mes sens sont soulagés, au premier acte). Cyrille Dubois offre à Acanthe son phrasé élégant et ses aigus généreux, qui brillent avec éclat dans la sonore invocation finale (juste avant le chœur) Aigle naissant, lève les yeux, particulièrement enthousiasmante. Leurs duos à la fois puissants et équilibrés enchantent nos oreilles, tels le délicieux Livrons nos cœurs à des liens si doux, repris par le chœur (au premier acte), ou encore le vigoureux Qu’un ennemi jaloux (qui conclut l’acte avec brio).

Autre « couple » formidable, celui constitué par David Wictzak et Judith Van Wanroij. Le premier incarne un génie Oroès aux invocations d’une tonnante noirceur (Aquilons, volez à ma voix au second acte, et Venez, esprits cruels, inventez quelque peine au troisième). Nous avons aussi beaucoup aimé sa grande déclamation du début du second acte (Amour, je ne viens point au pied de ton autel), dans laquelle le chanteur fait preuve d’une belle expressivité pour nous livrer ses hésitations avant son abrupte décision, précipitée par l’arrivée d’Acanthe. La seconde incarne une fée Zirphile à l’autorité solennelle (Par le pouvoir secret de cet anneau magique, au premier acte) mais bienveillante envers les amants. Son phrasé racé, sa diction claire nous régalent à chacune de ses interventions.

Les seconds rôles sont distribués avec le même soin. On retiendra en particulier le superbe duo (A sa voix les vents en fureur) des deux coryphées Artavazd Sargsyan et Arnaud Richard au premier acte, l’invocation aérienne Chantez l’Amour, chantez ses charmes de Jehann Amzal (la grande prêtresse), l’époustouflante cascade d’aigus d’Anne-Sophie Petit (seconde prêtresse) dans le Tout rend hommage, ou encore la brillante ariette Chassons/ De nos plaisirs tranquilles de Marine Lafadal-Franc (bergère). Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles apportent tout leur relief aux nombreux chœurs, qu’ils soient élégiaques (Résonnez, résonnez, tendres musettes, au second acte) ou dramatiques (Tremblez, tremblez malheureux, au début du troisième acte), et font sonner magistralement l’imposant chœur final Vive la race de nos rois.

A la tête de l’orchestre Les Ambassadeurs, Alexis Kossenko emmène avec fougue la partition. Les vents y sont particulièrement à l’honneur, avec des traversos très présents, de ravissantes musettes qui apportent l’indispensable touche pastorale (au début du second acte), et bien sûr les fameuses clarinettes, qui répondent avec brio aux cors dans les ballets du second acte. Soulignons au passage que le Centre de Musique Baroque de Versailles avait fait reconstruire spécialement pour cette recréation six clarinettes historiques de facture française par Agnès Guéroult et Rudolf Tutz, instruments que nous espérons entendre à nouveau dans de futures productions !

Notre seul regret porte sur les coupures, assez larges, pratiquées essentiellement dans le second et le troisième acte, comme le montre la comparaison avec le livret (également publié par le CMBV). Elles résultent de l’adaptation au format imposé par la diffusion Internet. En revanche l’enregistrement discographique associé (dont la sortie chez Warner Classics est annoncée pour novembre prochain) nous livrera bien la version intégrale de cette œuvre désormais brillamment tirée de l’oubli. Nous aurons donc l’occasion d’y revenir prochainement dans ces colonnes...



Publié le 19 avr. 2021 par Bruno Maury