Actéon (Charpentier) - Pygmalion (Rameau)

Actéon (Charpentier) - Pygmalion (Rameau) ©Bruce Zinger
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Charmantes miniatures françaises

Nous avions déjà écarquillé les yeux et les oreilles il y a trois ans presque jour pour jour, dans ce même Opéra Royal, devant la somptueuse production d'Armide de Lully proposée par l'Opéra Atelier de Toronto (voir notre chronique). La même compagnie nous propose cette année un bouquet de deux œuvres lyriques françaises, Actéon de Charpentier et Pygmalion de Rameau. Toutes deux sont tirées des Métamorphoses d'Ovide. Leur canevas reflète les atmosphères politiques et morales très différentes de leur époque respective. Le pauvre Actéon sera atrocement puni par Diane pour avoir aperçu par accident la déesse nue dans son bain : il sera transformé en cerf, et dévoré par ses chiens. Au contraire le sculpteur Pygmalion, amoureux de sa statue, reçoit de Vénus et Eros le plus beau des cadeaux : sa statue se transforme en femme de chair et d'os, et il va pouvoir célébrer son amour. Actéon traduit le dur climat de pruderie bigote imposé par madame de Maintenon à la cour d’un Roi-Soleil vieillissant, tandis que Pygmalion célèbre l'amour charnel fort en vogue à la cour de Louis XV – pour ne rien dire du libertinage fort répandu au XVIIIème siècle, et dont Casanova constitue l'archétype. Par ailleurs nous ne connaissons rien de certain sur les circonstances de la création d'Actéon. Charpentier, privé par le monopole de Lully de représentations publiques d'opéra, fournissait régulièrement des partitions pour des œuvres représentées dans l'hôtel particulier de la duchesse de Guise. Les conditions de la commande de Pygmalion ont en revanche été soigneusement relatées par Le Mercure de France : les directeurs de l'Académie royale de Musique, à court d'argent, souhaitaient collecter des fonds à l’occasion d’un spectacle donné pour la circonstance. Rameau (alors au faîte de sa gloire) aurait composé l’œuvre en huit jours. Celle-ci devint rapidement la plus populaire de son répertoire, avec plus de deux cents représentations recensées entre 1748 et 1781 !

Le format réduit de chacune de ces deux pièces favorise fréquemment leur réunion au cours d'une même soirée lyrique. C'est le cas, une fois de plus, dans cette production très soignée de l'Opéra Atelier. La mise en scène à la fois simple et raffinée de Marshall Pynkoski est un régal pour les yeux. Dans Actéon, les étroites portières encadrant la scène évoquent les riches motifs de tapisserie des Gobelins chère à Louis XIV ; elles renvoient clairement pour le spectateur à l’époque de la création de l’œuvre. Un trompe-l’œil en mur de fond suggère la clairière où se déroule le drame, tandis qu'un habile jeu de rideaux de gaze crée la perspective et la distance entre le chasseur et la déesse au bain. Cet épisode central est retracé selon les coutumes de la toilette du XVIIème siècle : Diane humecte un linge dans un bénitier proposé par une nymphe, et le passe ensuite sur son visage et ses bras... L'arrière-plan de Pygmalion est composé de fragments architecturaux disposés en perspective vers le haut de la scène, en une envolée tout à fait baroque. L'atelier du sculpteur qui donne naissance à sa statue n'est qu'à peine suggéré par la présence de cette dernière ; c'est avant tout un lieu intemporel de jeu et de plaisir, animé par une indéniable touche rocaille.

Les lumières de Michelle Ramsay renforcent habilement les atmosphères, avec de séduisants jeux de clair-obscur reproduisant la douceur jaunâtre des bougies dans Actéon et des éclairages plus vifs pour souligner la joie et le triomphe de Pygmalion. Soulignons aussi la qualité des costumes, dépouillés mais élégants, qui habillent tant les protagonistes que les danseurs.

Car c'est incontestablement un des points forts des productions de l'Opéra Atelier en matière d’œuvres françaises que de pouvoir s'appuyer sur l'excellent Opéra Ballet. Les chorégraphies imaginées par Jeanette Lajeunese Zingg préparent ou prolongent l’action, dont les moments-clés sont resserrés autour des seuls protagonistes. On retiendra tout particulièrement dans Actéon l’éblouissante procession des nymphes, vêtues d’un blanc immaculé et armées d’arcs ornés de gros brillants, autour de Diane, ainsi que l’émouvant hommage final des chasseurs apportant chacun un des attributs d’Actéon (casque à cornes de cerf, bouclier, pique,…). Dans Pygmalion les danseurs, disposés par couple, endossent tour à tour des habits de berger/ bergère, ou d’Arlequin/ Colombine. Ils nous livrent également une scène comique de mime autour d’une tête de statue et d’un tableau, qui émaille la pièce d’un petit air goguenard de commedia dell’arte, épisode fort applaudi. Et mentionnons aussi le passage de l’intermède (Inception), entièrement dansé avec une grâce noble et désinvolte par Tyler Gledhill (qui s’était déjà illustré avec brio dans Armide) sur une sobre composition contemporaine du violoniste Edwin Huizinga.

Côté chanteurs le plateau est solide. La Diane de Mireille Asselin possède une déclamation claire, et ses éclats cristallins demeurent inflexibles malgré les protestations d’innocence du malheureux Actéon. On le retrouve avec plaisir dans le court rôle d’Amour, dotée d’une couleur juvénile (Du prodige de l’amour), après avoir dansé autour de la statue lors de sa transformation. De son timbre un peu plus corsé, Meghan Lindsay apporte beaucoup de noblesse à la courte intervention d’Aréthuze (Ah qu’on évite de langueurs). Son éveil de la statue est particulièrement réussi : couleur très mate, presque métallique, et diction mécanique à l’appui. Les reflets d’alto d’Allyson McHardy sont un peu surprenants au premier abord. Ils apportent cependant la dureté nécessaire à la courte invocation de Junon (Ainsi puissent périr), qui exprime les raisons de sa vengeance irascible, avant de se retirer dans son antre ménagée au fond de la scène. Ils confèrent à Céphise un peu moins de dureté, mais tout autant de jalousie dans ses reproches d’amante délaissée à Pygmalion.

Colin Ainsworth s’affirme comme le haute-contre vedette de cette charmante production. Sa diction est signée, sa projection ferme et sonore, sans excès incongru. Sa vaillante prestance de chasseur, chaussé de hautes bottes et couvert d’une élégante cape (Agréable vallon, paisible solitude, empli de panache et superbement relayé par l’orchestre) va vite se muer en prière puis en effroi lorsqu’il entrevoit sa transformation (Mon cœur, autrefois intrépide). Relevons aussi sa gestuelle particulièrement expressive, en particulier dans ce passage de la transformation en cerf. Mais c’est évidemment le rôle de Pygmalion qui lui offre ses plus brillants morceaux : le timbre se fait charmeur pour invoquer le Fatal amour, cruel vainqueur avec de chaleureux reflets. Les airs qui s’enchaînent dans la seconde partie de la pièce seront salués d’applaudissements nourris et mérités : tout particulièrement L’Amour triomphe, et Règne Amour, soulignés par des traversos enchanteurs et repris par un chœur enthousiaste.

Le Chœur Marguerite Louise s’affirme également comme l’un des brillants protagonistes de ces deux œuvres. Ses interventions sont impeccablement scandées, les différentes parties bien audibles avec des attaques nettes et un relief soutenu. On ne pourra les citer toutes, mais parmi les plus réussies retenons en particulier l’émouvant Hélas, hélas, est-il possible et le chœur final d’Actéon, et dans Pygmalion les reprises jubilatoires des airs du haute-contre. Enfin la direction de David Fallis insuffle au Tafelmusik Baroque Orchestra une ligne musicale inspirée et très respectueuse des atmosphères, à l’aise dans les moments dramatiques d’Actéon comme dans les airs plein de panache de Pygmalion. Nous avons relevé en particulier des hautbois à la riche sonorité, des théorbes qui n’hésitent pas à s’affirmer pour rehausser certains passages (l’adresse de Diane à ses nymphes, la transformation d’Actéon), et les énergiques percussions d’Ed Reifel (lors du retour des chasseurs, ou pour simuler le tonnerre lors de l’arrivée de Junon).

Après les étourdissants airs de Pygmalion, le spectacle s’est achevé sur une note festive : un déluge de paillettes et de rubans a empli l’Opéra Royal alors que le rideau tombait. Enthousiasmé par la production, le public a longuement applaudi chanteurs, danseurs, musiciens, chef et metteur en scène. En attendant le plaisir d’une prochaine production de l’Opéra Atelier à Versailles...



Publié le 09 déc. 2018 par Bruno Maury