Alceste - C.W. Gluck

Alceste - C.W. Gluck ©
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La féconde tristesse de Marie-Thérèse

Dernière héritière de la maison des Habsbourg, Marie-Thérèse avait obtenu par la Pragmatique Sanction papale le droit de recueillir la couronne impériale. Il lui fallait toutefois assurer la continuité de la lignée à travers sa descendance, Elle s'unit à François Etienne, qui renonça à son titre de duc de Lorraine pour succéder au dernier des Médicis comme régent de Toscane, puis devint par son union Empereur du Saint-Empire, dont les Habsbourg contrôlaient alors l’élection. Tragique fin, il mourut à Innsbruck en 1765, probablement d'une attaqua cérébrale, lors des fêtes organisées pour les noces de leur fils aîné Leopold. Marie-Thérèse fut profondément affectée par ce décès brutal ; elle eût à cœur de conserver vivant le souvenir de son époux. A cette fin elle fonda même un couvent de jeunes femmes à Innsbruck, chargé de dire des messes en souvenir du défunt. Elle commanda également au chevalier Gluck un opéra à sa mémoire.

Ce dernier, aidé de son librettiste Ranieri de' Calzabigi, mit à profit cette commande pour tenter de réformer l'opera seria, dont les arias da capo qui ont triomphé dans la première partie du XVIIIème siècle semblent désormais un peu surannés. A cet effet les deux auteurs allèrent puiser leur inspiration dans la tradition lyrique du seul pays qui ait résisté à la vogue de l'opera seria, la France. Plus particulièrement ils repartent des principes de la tragédie lyrique développés par Lully : une intrigue claire et lisible (elle sera tirée de la tragédie d'Euripide), avec au plan musical l'abandon de l'alternance des arias et des récitatifs au profit d'ariosos moins brillants – mais désormais appuyés sur une robuste texture orchestrale, et une présence quasi-permanente des chœurs.

Déjà amorcée dans Orfeo ed Euridice en 1762, cette démarche connaîtra sa consécration quelques années plus tard, lorsque Gluck viendra à Paris présenter sa conception de la tragédie lyrique devant le public parisien. Son approche novatrice balaiera en les dépassant les oppositions exprimées lors de la Querelle des Bouffons, et qui n'avaient pas véritablement reçu jusque-là de réponse convaincante. En cela on peut dire que la tristesse de Marie-Thérèse suite à son veuvage aura été féconde pour le mouvement musical qui agitait cette seconde partie du XVIIIème siècle...

Le choix du sujet - une épouse qui se sacrifie pour offrir à Thanatos sa vie en échange de celle de son mari – répondait parfaitement à l'objet de la commande de l'impératrice. On peut observer au passage que le texte originel n'est pas dénué d'une ironie parfois grinçante : lorsque le roi Admète expose à son peuple qu'il est condamné à mourir, à moins qu'un des ses sujets ne vienne offrir sa vie en échange, il constate aussitôt les limites de l'attachement que ceux-ci lui exprimaient jusque-là ! Pour le reste, cette intrigue ramassée permet d'offrir de longs développements sur le sacrifice de l'épouse et la douleur de l'époux devant ce geste ; elle se conclut par l'intervention providentielle d'Apollon, qui permettra aux deux époux de vivre ensemble, dans une brève conclusion elle aussi chère à la tragédie lyrique.

René Jacobs développe dès les premières notes une direction fine et précise, au flux énergique, qui imprime aussitôt chez les spectateurs l'atmosphère du drame qui se joue. Tout au long de l’œuvre, on appréciera l'intelligence du B'Rock Orchestra, à l'aise tant dans l'accompagnement des échanges les plus intimes que dans les pages les plus sonores. Les solos sont impeccables : la majesté douce de la harpe qui accompagne Alceste pour la harangue Popolo di Tessalia, ou les attaques bien nettes de la flûte pour son air Non te chiedo, le son lancinant du hautbois pour le Parti, sola resta !, ou la trompette qui accompagnera le Vesta, tu che fosti. On notera également la bonne présence du pianoforte dans les récitatifs. Les pages proprement orchestrales sont particulièrement animées, inspirées devrait-on dire, par l'atmosphère qu'elles décrivent : on retiendra tout particulièrement le prélude de la scène 3 de l'acte II, qui annonce avec joie et solennité la guérison d'Admète. Tel était bien là le but recherché par Gluck : la musique n'est plus un aimable accompagnement du chant, elle se situe au cœur du drame et de l'action.

Autre élément incontournable de ce drame, les chœurs. La tragédie grecque en fait un personnage à part entière, à la fois dans l'action et observateur. L'ensemble MusicAeterna de Perm relève brillamment le défi. Ses différentes parties restent bien claires, même dans les passages les plus puissants. Sa disposition dans la salle créée en outre un effet de relief sonore qui accentue la perception du drame. Lui aussi restitue avec conviction les différentes atmosphères qui s'enchaînent au long de l'intrigue : des voix envoûtantes pour accompagner le Grand Prêtre à la scène 3 de l'acte I (Dilegue il nero turbine), un final enlevé à l'acte I (Chi serve), l'allégresse à l'annonce de la guérison d'Admète (Dal lieto sogiorno) ou encore l'effrayant chœur des dieux infernaux de l'acte III (Vieni Alceste), qui entraîne Alceste vers le royaume des Morts.

Les deux principaux protagonistes relèvent le défi de parties vocales très longues, inhabituelles dans l'opéra et qui évoquent plutôt l'univers de l'oratorio. La voix légèrement mate, relevée d'une pointe d'acidité, de Birgitte Christensen confère à Alceste une dignité toute royale dans son sacrifice. Son Ombre, larve qui conclut le long récitatif Ove son ! est bouleversant d'émotion, de même que le syncopé Parti... Sola resta face aux dieux infernaux. Son serein et déterminé Non vi turbate no, avant la pause de l'entracte, recueillera de justes applaudissements. Elle s'acquittera encore avec brio d'une autre grande page de son rôle, le grand récitatif arioso adressé à ses enfants au final de l'acte III (Figli, diletti figli). Sa diction est précise et claire, son timbre bien stable mêmes dans les emportements, et la projection parfaitement ajustée à la puissance de l'orchestre. Et bien qu'il s'agisse d'une version de concert, ses expressions gestuelles et ses déplacements ont renforcé sa présence scénique.

Face à elle l'Admète de Thomas Walker affiche un énergique timbre de ténor, à la tonalité grave tout à fait adaptée. Il peut lui aussi se prévaloir d'une diction claire, et d'une bonne stabilité sur l'ensemble du registre, en particulier dans les graves. Ses attaques sont bien nettes. Il incarne son rôle tout en émotion retenue, notamment dans les échanges poignants du second acte (Non mi respondi). S'il exprime son horreur devant le sacrifice de son épouse (Santi Numi) il se fait bien vite suppliant pour tenter de la dissuader (No sempre oscuro). On notera encore son désarroi au troisième acte (Misero ! E che faro ?) et son bel abattage dans le final du Che acerbo tormento.

En revanche nous n'avons pas été convaincus par la prestation du baryton-basse Georg Nigl : l'abus des effets dramatiques (ou une indisposition passagère ?) lui confère une diction presque chevrotante, aux limites du ridicule et plutôt désagréable à entendre, en particulier dans son incarnation du Grand Prêtre à l'acte I. Nous le regrettons d'autant plus que la prestance est indéniable, et la projection bien sonore dans ses interventions (en particulier dans le rôle du héraut, chanté depuis le balcon de la salle dans un effet scénique très réussi). Dans le rôle final d'Apollon c'est une affectation exagérée qui là encore vient nuire à la qualité de son intervention.

Soulignons enfin l'excellent niveau des deux rôles secondaires d'Ismena et Evandro. Dans le premier, la mezzo suédoise Kristina Hammarström développe de jolis effets, de sa voix parfaitement fluide, dans ses rares interventions (Parto... Ma senti, au début du second acte). Dans le second le ténor Anicio Zorzi Giustiniani nous régale d'un timbre bien rond, à la projection généreuse (Amorosi vassali). Tous deux sont en outre dotés d'une bonne présence scénique, appuyée sur une réelle expressivité.

Publié le 09 sept. 2016 par Bruno Maury