Alcione - M. Marais

Alcione - M. Marais ©Vincent Pontet
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Alcione ou l‘apothéose de l’amour conjugal

C’est dans un spectacle total que nous projette Jordi Savall en cette chaude après-midi du 11 juin 2017. L’immense explosion de lumières, de sons et de gestes dont il nous a gratifiés a soulevé un tonnerre d’applaudissements et de trépignements de satisfaction. Un verdict par la voie rituelle de l’acclamation ! Juste récompense pour un parcours qui a conduit la mise en scène de la musique de Marin Marais (1656-1728) de l’Opéra-Comique de Paris à l’Opéra Royal de Versailles.

Pour en rendre compte, nous empruntons à Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) une grille de lecture permettant d’envisager cette œuvre sous tous ses angles. Voici comment il définit l’opéra dans son Dictionnaire de musique (1764) : « Spectacle dramatique et lyrique où l’on s’efforce de réunir tous les charmes des beaux-arts dans la représentation d’une action passionnée, pour exciter, à l’aide des sensations agréables, l’intérêt et l’illusion. Les parties consécutives d’un opéra sont, le poëme, la musique, et la décoration. Par la poésie on parle à l’esprit ; par la musique, à l’oreille ; par la peinture, aux yeux : le tout doit se réunir pour émouvoir le cœur et y porter à la fois la même impression par divers organes ». Mais nous serions incomplets si nous n’y ajoutions une quatrième dimension, celle du contexte culturel de sa création, le jeudi 18 février 1706.

Car, lorsqu’il se dirige vers l’Académie royale de musique, l’honnête homme connaît déjà Alcione, du moins ce que la mythologie grecque lui en a appris. Et il sait que, comme on ne peut imaginer Don Quichotte sans ses moulins, Alcione ne peut se concevoir indépendamment des alcyons. Notre culture n’étant plus bâtie sur des références antiques, nous devons nous arrêter un instant sur ces éléments du patrimoine culturel dans lequel baigne l’homme instruit à l’aube du XVIIIème siècle. D’autant qu’ils contiennent, nous semble-t-il, les clés de la compréhension du cinquième acte de la tragédie, déroutant au point d’avoir été considéré comme superflus si l’on en croit les vers sévères rapportés par Sylvette Milliot et Jérôme de La Gorce dans leur biographie de Marin Marais (Fayard -1991) : « Après cette tempête enfin, / L’opéra fait naufrage ».

Pour nous éclairer, suivons le cheminement préconisé par Bernard Leprestre. Dans Le naturaliste ou Entretien sur la phisique et sur la morale (1699), il examine chaque sujet sous deux angles : l’observation et l’édification. Il nous apprend que l’alcyon fait « son nid d’épines sur la mer (et que) cet Elément tout furieux qu’il est, semble le respecter en calmant ses flots ». Par ailleurs, « la femelle de cet oiseau a tant d’amitié pour son mâle, qu’elle le porte sur son dos, quand il est parvenu à un âge décrépit ». Qu’en déduit le philosophe moral ? Que l’alcyon « est le symbole de l’amitié conjugale, que les personnes doivent avoir l’une pour l’autre ». Toute la substance de la scène finale du cinquième acte niche dans ces quelques lignes. Emu par leur affection réciproque, Neptune métamorphose les amants. Celle-ci étant achevée, « les Alcions naissent du sang d’Alcione » (livret de 1706). Le dieu latin leur fixe une mission : Vous chasserez les vents de l’empire des Ondes, /Et vous rendrez le calme à mes flots soulevez. Cette image est familière aux contemporains de Marin Marais. La princesse Antoinette d’Orléans (1572-1618) n’est-elle pas décrite par Jean Corbinelli (1622-1716) « comme un Alcion qui niche sur l’impétuosité des flots sans se submerger » (Histoire généalogique de la maison de Gondi – 1705) ? Le lecteur d’aujourd’hui s’étonnera des orthographes variables s’appliquant aux « alcions/alcyons » et, par voie de conséquence, à « Alcione/Alcyone ». En fait, ces deux orthographes ont coexisté. Si la partition élaborée par Marin Marais en 1706 porte bien le titre « Alcione », celui-ci s’est transformé en « Alcyone » dès le milieu du XVIIIème siècle pour mieux se conformer à son étymologie grecque.

Pour composer son « poëme »,Antoine Houdard de la Motte (1672-1731) puise les matériaux de l’intrigue dans le Livre XI des Métamorphoses d’Ovide (43 avant J.C – 18 ? après J.C). L’histoire de Pelée, Ceix et Alcyone y est contée par le menu. Mais dans le récit originel, Alcyone est déjà l’épouse de Ceix. Et ce dernier veut consulter les oracles sur l’île de Claros parce qu’il a été témoin de prodiges qui l’ont effrayé. En revanche, depuis la scène de l’embarquement de Ceix jusqu’à la métamorphose finale, Houdard empruntera l’essentiel de l’intrigue à Ovide (11, 410 à 748). Seuls les personnages des magiciens sortent de son imagination. Une manière de sacrifier au goût des auditeurs de son temps, friands de merveilleux et d’enchantements.

Comme souvent dans le genre de la tragédie lyrique, l’intrigue est élémentaire. Ceix, roi de Trachines et Alcione, fille d’Eole, s’aiment et vont se marier. Mais cette perspective désespère Pelée, ami de Ceix car il est secrètement épris d’Alcione. Certes, il tient à rester fidèle à son roi qui lui avait sauvé la vie. Mais il peine à dissimuler son chagrin d’amour. Le magicien Phorbas, dont la lignée avait été écartée du trône, s’en aperçoit et y voit une opportunité pour se venger. Il convoque les Furies qui incendient le palais, interrompant sauvagement la célébration des noces (Acte 1). Désespéré, Ceix consulte le magicien dans sa grotte. Il lui demande d’obtenir le secours des Enfers pour mettre un terme aux maléfices qui font obstacle à son mariage. Phorbas l’entraîne dans une cérémonie infernale au terme de laquelle il lui annonce le verdict : le roi doit se rendre à Claros pour obtenir l’aide d’Apollon (Acte 2). Prêt à appareiller, Ceix est entouré par des matelots en fête. Quant à Phorbas, il prévient Pelée du stratagème : il a éloigné Ceix pour lui laisser le champ libre auprès d’Alcione. Mais Pelée est écartelé entre son devoir de fidélité au roi et la passion amoureuse qui le tourmente (Acte 3). Inconsolable, à la suite du départ de Ceix, Alcione se rend au temple de Junon pour y solliciter le secours des dieux. Au cours de sacrifices, elle cède aux charmes du Sommeil. Dans un cauchemar, elle assiste alors au naufrage du vaisseau qui transportait son époux (Acte 4). Persuadée de sa disparition, elle songe au suicide. Arrive Pelée, qui lui avoue son amour et sa participation au projet criminel envers Ceix. Pris de remord, il demande à Alcione de le tuer. Sur ces entrefaites, Phosphore, le père de Ceix, annonce le retour de son fils. Mais, dans l’obscurité, Alcione distingue le corps inanimé de son amant. Elle se donne la mort. Neptune sort des eaux et redonne vie au couple, lui confiant le soin de calmer les flots. Le drame s’achève en fête (Acte 5 et fin).

Lorsqu’il remet sa copie à Marin Marais, Houdard de La Motte a dépassé la trentaine et jouit d’une double réputation. Celle d’un poète fécond auquel aucun jury de concours ne résiste. Au point, signale Alexis Toussaint Gaigne (1741-1778), que « De la Motte remporta si souvent les prix de Prose et de Vers à l’Académie Française et à celle des Jeux Floraux, qu’il fut enfin prié de vouloir bien ne plus concourir » (Encyclopédie poétique – 1778-1781). Mais également celle d’un librettiste régulièrement sollicité. Oublions ses erreurs de jeunesse qui l’ont conduit à la Trappe… pendant trois mois. En revanche, en 1706, il avait déjà rédigé plusieurs livrets mis en musique par André Cardinal Destouches (1672-1749) comme Issé, Amadis de Grèce ou Omphale pour ne citer que les pièces les plus célèbres. Il a également fourni ses textes à André Campra (1660-1744) pour L’Europe galante, à Michel de La Barre (1674-1745) pour Le Triomphe des arts, à Pascal Collasse (1649-1709) ainsi qu’à quelques autres compositeurs aujourd’hui dans l’ombre. Si Voltaire (1694-1778) salue ses « très-jolis opéras » (Le Siècle de Louis XIV – 1751), il estime davantage la qualité de sa prose et son ardeur de poète-philosophe militant des Modernes dans leur conflit avec les Anciens. Mais il se réfère alors à la seconde partie de la vie de La Motte, celle qui débute avec sa réception à l’Académie Française, le 8 février 1710.

Le style de La Motte est plutôt traditionnel, conforme aux normes littéraires d’un siècle qui n’aime guère les révolutions. Dans sa thèse de doctorat soutenue à la Faculté des Lettres de l’Université de Paris, Paul Dupont observe que « La Motte, dans ses tragédies,… s’est montré un disciple docile des maîtres classiques » (Houdard de La Motte : un poète-philosophe au commencement du dix-huitième siècle - 9 avril 1897). Ses réussites dans ce genre musical s’expliquent, selon le doctorant, parce qu’ « il y faut beaucoup d’esprit et d’enjouement, un tour aisé et élégant. La Motte possédait tous ces mérites secondaires à un degré supérieur. Aussi fut-il proclamé grand poète dans le drame lyrique ; on reconnut en lui le successeur et presque l’émule de Quinault. S’il lui est inférieur dans l’expression du sentiment et dans la tendresse, il l’égale quelquefois par les grâces de l’esprit et le charme de la diction ». Poète apprécié, son talent de scénariste n’égale pourtant pas celui des dramaturges de son temps. Prenons un exemple. Pour créer une intensité dramatique dans le cinquième acte d’Alcyone, il utilise l’outil grossier de l’accumulation de situations, jusqu’à l’invraisemblance : de rebondissements en séquences « émotions », les vrais désespoirs succèdent aux fausses-joies avant de plonger dans le merveilleux lorsque successivement Alcyone pleure son veuvage, se réjouit du message d’espoir dispensé par un beau-père descendu des cieux, replonge dans la détresse à la vue du corps de son époux, enrage en apprenant que le meilleur ami du roi est complice des criminels, se donne la mort et finit par se métamorphoser en mère des alcyons. Déjà à l’époque, ce livret avait suscité quelques critiques pour « s’être un peu trop scrupuleusement attaché à la manière dont Ovide a traité ce sujet ; tant il est vrai que dans les ouvrages de théâtre, le vraisemblable doit être préféré au vrai. Au reste, le public trouve ce poème très bien écrit, et rempli d’esprit et de sentiments » (Mercure de France – juin 1730).

En possession du livret, Marin Marais s’applique à le parer de musique. Lorsqu’il se met au travail, il n’en est pas à son coup d’essai. Instrumentiste dans l’orchestre de l’Académie royale de Musique et joueur de viole dans la musique de la Chambre du Roi depuis 1672, il est appelé par le fils aîné du surintendant de la musique de Louis XIV, Louis Lully (1664-1734), à participer à la mise en musique d’un livret du toulousain Jean-Galbert de Campistron (1656-1723). Alcide sera représenté le 31 mars 1693 et remportera un certain succès, moins d’ailleurs pour le livret que pour la musique. Se sentant en confiance, Marin Marais prépare un nouvel opéra : Ariane et Bacchus. Mais, en 1693, le succès ne sera pas au rendez-vous, le public ne goûtant apparemment plus ce genre musical. D’autant que le Roi lui-même, influencé par Madame de Maintenon (1635-1719), déserte les représentations qu’il n’est d’ailleurs plus en mesure de financer. Marin Marais retourne à la viole et à la composition instrumentale. Pourtant, peu après sa direction remarquée de la grande cérémonie organisée, le 27 avril 1701, pour célébrer la guérison du Dauphin, il est nommé au poste de « batteur de mesure » (en d’autres termes, chef d’orchestre) à l’Académie royale de musique en 1704. L’attrait pour l’opéra renaît pour donner naissance à Alcione.

La tragédie lyrique « à la française » correspond à un ordonnancement mis au point par le couple Quinault/Lully : une ouverture instrumentale précède un Prologue ; s’ensuivent cinq actes qui se concluent sur un air instrumental. Marin Marais, en fidèle disciple de Lully, suit scrupuleusement le modèle… à quelques détails près !

Le Prologue, explique Rousseau, est une « sorte de petit opéra qui précède le grand ». Celui de Marin Marais ne manque pas de charmes. Il constitue même, à nos yeux, une corbeille dans laquelle ont été déposés de petits bijoux musicaux. Dans la partition de 1706, le « Prologue » englobe une Ouverture et une Pastorale. L’Ouverture est construite selon le schéma lullyste en trois mouvements : lent, vif, brève reprise lente. Le premier, joliment rythmé par les percussions, s’écoule de façon heurtée par la succession de croches pointées. Dans le second mouvement, les dessus prennent les commandes. Les violons s’imposent dans les aigus, lançant ici ou là quelques fugatos. Le troisième, noté « lentement » sur la partition, est haletant, amplifiant l’intensité dramatique de cette entrée. Cette première partie instrumentale est interprétée de façon plus vive par Marc Minkowski, dans la version de concert enregistrée en 1990 (Erato/Musifrance). La version de Jordi Savall nous paraît plus grave, davantage en rapport avec l’intensité dramatique de l’histoire qui va être contée.

La Pastorale nous dépose sur le Mont Tmole. Un concours s’y déroule pour l’attribution du « prix de la voix ». Tmole (Tmolos, fils d’Arès) doit départager deux concurrents. D’un côté, Pan ne cache pas son penchant pour les mélodies martiales et la guerre : Elle vous donne les Héros, / Elle Fait les Dieux de la Terre. De l’autre, Apollon chante l’harmonie naturelle et paisible : Tout rit à ton retour, tout brille dans nos champs. Le chœur vote pour la paix : Heureux, heureux cent fois le vainqueur qui ne s’arme, / que pour te rendre à l’Univers. A l’énoncé du verdict, Pan est vexé et décide de chercher ailleurs des Dieux, qui soient plus dignes de m’entendre. Quant à Apollon, il convie les bergers et les bergères à la fête car Bientôt la Paix va revoir ce séjour. Message hautement politique à destination d’un Roi engagé dans la guerre de Succession d’Espagne depuis 1702… et qui n’y mettra un terme qu’en 1713 ! La Pastorale s’achève sur une allégorie en guise de transition. Ce final chante les vertus apaisantes des Alcions et exprime un vœu : Puisse régner sur la terre,/ La paix qu’ils rendent aux flots.

Tout au long de cette Pastorale, Marin Marais choisit avec soin les instruments accompagnant les voix. Ainsi, le discours de Pan est porté par des bois (hautbois et bassons) alors que celui d’Apollon est emporté par les cordes, frottées ou pincées (violons piquetés par le luth et appuyés par les flûtes). Entre les différentes parties vocales, il glisse de charmants interludes musicaux. Deux Airs des Faunes et des Driades, énergiques et déterminés, préparent l’entrée en lice de Pan. Après l’annonce des résultats, Apollon entraîne les bergers dans une suite de danses en ménageant une subtile gradation dans les tempi : une Marche lente à trois temps chemine en forme de rondeau, suivie d’un Menuet dans lequel les parties instrumentales alternent avec un chanteur soliste auquel répond le chœur avant que ne soient lancés deux Passepieds d’une solide vitalité. La reprise de l’Ouverture ramène cependant le calme, avant que la tragédie ne débute.

D’un point de vue musical, les cinq actes livrent des trésors dont certains ont marqué les esprits des contemporains. La scène de la tempête (Acte IV, sc. 4) est probablement celle qui assure l’immortalité de la tragédie. Certes, Marin Marais n’en est pas l’inventeur car Lully avait déjà figuré cet événement météorologique dans l’Air des Aquilons et des Zéphirs de son Alceste (1674). En outre, c’est Pascal Collasse qui, dans Thétis et Pélée (1689), introduit la technique « des tambours peu tendus qui, roulant continuellement, forme un bruit sourd et lugubre » (Evrard Titon du Tillet (1677-1762) : Le Parnasse français - 1732). Mais le génie de Marin Marais a consisté à donner une ampleur sans égale à cette séquence emportée par des rafales de triples croches. La consécration est immédiate. Aussi, quand la Dauphine de France, Marie-Adélaïde de Savoie (1685-1712) assiste à la représentation d’Alceste de Lully, c’est la tempête d’Alcyone qui remplace celle de Lully « parce que ce morceau de musique a été jugé très-beau par tous les connaisseurs » (Mercure galant - février 1707). Cette séquence deviendra d’ailleurs un modèle du genre lorsque Jean-Baptiste Dubos (1670-1742) affirme que « il y a de la vérité dans une symphonie composée pour imiter une tempête, lorsque son chant, son harmonie, et son rythme nous font entendre un bruit pareil au fracas que les vents font dans l’air et au mugissement des flots qui s’entrechoquent ou qui se brisent contre des rochers. Telle est la symphonie laquelle imite une tempête dans l’Opéra d’Alcione de Monsieur Marais » (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture – 1719). Le Concert des Nations en a donné une interprétation sagement maîtrisée, à grands renforts de « basses de violons », de battements de tambour et de sifflements de l’éliophone (machine à vent).

Mais Alcyone ne se réduit pas à une tempête fulgurante, aussi impressionnante soit-elle. Quelques airs populaires ont également contribué à son succès public. Limitons-nous à l’exemple de l’admirable air Le doux printemps ne paraît point sans Flore joliment chanté par une bergère (Hanna Bayodi-Hirt) dans le Prologue. Sa construction pourrait nous paraître singulière : les instruments lancent un Menuet sur lequel la bergère se pose pour chanter le plaisir de la fête, air aussitôt repris par le chœur au complet. Elle révèle pourtant une pratique étrange pour les auditeurs contemplatifs que nous sommes devenus. A la création de la pièce, il est probable que cet air populaire ait été entonné par un soliste, puis repris par le public avec les autres interprètes. Sylvette Milliot et Jérôme de La Gorce rapportent le témoignage du futur cofondateur du magazine The Spectator (1711), l’anglais Joseph Addison (1672-1719). Lors de son voyage en France (vers 1700-1701), il avait assisté à ce spectacle à l’Académie royale de musique de Paris : « Le chœur…. donne de fréquentes occasions au parterre de joindre leurs voix avec celles du théâtre. Cette envie de chanter de concert avec les acteurs est si dominante en France, (à l’image du) chantre d’une de nos paroisses, qui ne sert qu’à entonner le psaume, et dont la voix est ensuite absorbée par celle de tout l’auditoire ».

Les parties vocales, justement, contiennent d’innombrables joyaux musicaux mis en valeur par de jeunes interprètes de talent. La puissance expressive de Pelée (Marc Mauillon) projette sur scène le drame intérieur qui le tenaille. Il est remarquable lorsqu’il pleure sur son sort (Trop malheureux Pelée – Acte I, sc.1), attachant quand il révèle la mélancolie qui le fait souffrir (O mer, dont le calme infidèle – Acte III, sc.1), bouleversant dans le désespoir libéré d’un air ajouté à la partition de 1706 (O nuit ! Redouble tes ténèbres – Acte V, sc.1). Remarquables également les timbres parfaitement ajustés des voix d’Alcione (Léa Desandre) et de Ceix (Cyril Auvity), notamment dans l’émouvant duo Aimons-nous sans alarmes (Acte I, sc.2) admirablement amplifié par un chœur aux effets enveloppants. Et lorsque ces trois interprètes joignent leurs talents, c’est pour nous enchanter par un magnifique trio (Que rien ne trouble plus une flamme si belle – Acte 1, sc.2). Dans certains passages, les ambitus constituent de véritables épreuves à surmonter. Phorbas (Lisandro Abadie) démontre son savoir-faire en la matière, dans un autre ajout à la partition de 1706 (Régnons par la vengeance – Acte II, sc.1). Sa tessiture s’enfonce dans les graves avec beaucoup d’application. Son art donne au duo associant Phorbas et Ismène (Hasnaa Bennani) une impressionnante union des timbres contraires. Quant au chœur, il mérite une mention d’autant plus honorable qu’il évolue sur scène tout en assurant les parties chorales avec puissance (lors de la fameuse tempête de l’Acte IV), nuances (dans la percutante alternance entre le chœur féminin - Régnez Zéphyrs - et le tutti – Qu’en ses prisons Eole enchaîne – Acte III, sc. 3) et émotion (dans l’air en rondeau Que vos désirs puissent toujours renaître – Acte 1, sc. 2).

Les parties instrumentales ne sont pas en reste. Les musiciens peignent les atmosphères à coups d’archets ou de vibrations d’anches. Plusieurs passages chantés en solistes diffusent une réelle émotion lorsqu’une voix délicate est portée par des instruments aux sonorités aériennes (flûtes et dessus de violon) ou déchirantes (archiluth). Il en est ainsi du long récitatif d’Alcione (Amour, cruel amour – Acte IV, sc. 1) qui atteint l’auditeur au cœur. De même, les flûtes habitent le « petit chœur » des prêtresses du temple de Junon, chantant sur des sonorités dignes des Demoiselles de Saint-Cyr. Flûtes, archiluth et dessus de violon diffusent un parfum de mélancolie dans les passages livrés à la méditation, ajoutant même une forme de gravité à la scène du Sommeil (Acte IV, sc.4). Dans tous les interstices concédés par les parties vocales, Marin Marais glisse de courts « préludes », des « simphonies » miniatures et des airs de danse. Il se révèle également comme un musicien du rythme. Les percussions (tambour, tambourins) imposent leur dynamique en battant la mesure dans le Prologue comme dans les Airs des Matelots (Acte III, sc.3). Au demeurant, certaines des pièces instrumentales sont destinées à un double usage : participer au mouvement de la pièce et occuper les spectateurs lors des entractes programmés entre chacun des Actes. La partition de 1706 indique que, pendant les changements de décors, les spectateurs goûtent un Menuet (après l’Acte I et IV), la reprise des deux Airs des magiciens (après l’Acte II) alors que la Marche des matelots précède l’Acte IV. La grandiose Chaconne finale semble résumer la pièce, dans la stricte tradition lullyste. Au demeurant, si l’on en croit la partition de 1706, elle ne posait pas la note finale. En effet, Marin Marais indique que « on reprend le chœur cy devant jusqu’à la première cadence finalle » (Chantons, qu’à nos chants tout réponde). Le final de son opéra a donc des airs de Grand Motet versaillais !

Homme de son temps, Marin Marais a probablement puisé dans les partitions de ses prédécesseurs. Ainsi, la scène du Sommeil présente quelques analogies avec le sommeil d’Atys. De même, le rythme sautillant de la marche et air des matelots paraît extrait de la même veine que certaines compositions pour le temps de Noël, particulièrement celles de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) dans le Réveil des bergers de son In Nativitatem Domini Canticum H416 (1690) ou le Kyrie de sa Messe de minuit H9 (1694). En revanche, Marin-Marais reste un compositeur classique, n’osant pas les déchirements du Chaos ouvrant Les Eléments (1737) de Jean-Féry Rebel (1666-1747). Si la scène 3 de l’Acte II s’ouvre par des notes hachées pour signifier l’ambiance sinistre de l’antre de Phorbas, la musique prend cependant des airs bien sages, d’une tonalité plus proche d’une messe des morts que d’un enfer effrayant.

« La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première » écrivait Jean Racine (1639-1699) dans la Préface de Bérénice (1670). Nous avons été conquis par la beauté du théâtre en musique. L’avons-nous été pour l’esthétique théâtrale, la mise en scène, les décors et les costumes ?

L’objectif n’étant pas de faire revivre à l’identique une œuvre vieille de plus de trois cent ans, nous avons été plutôt convaincus par les partis-pris affichés par Louise Moaty lorsque, dans le programme conçu par Château de Versailles Spectacles, elle précise que « nous avons choisi de montrer Alcione sous un angle contemporain tout en nous inspirant de l’esprit baroque et en jouant avec lui ». Objectif atteint pour les costumes dessinés par Alain Blanchot. Ils mêlent le passé et le présent dans un subtil mélange de coupes des années 1970 et de gilets d’inspiration baroque. De plus, chanteurs et danseurs évoluent pieds nus, en cohérence avec le dépouillement qui préside à la conception des décors. Dès le Prologue, nous sommes loin du tableau allégorique peuplé de fleuves et de naïades qu’ont découvert les spectateurs conviés à la création de la pièce. C’est d’un trône juché sur des caisses en bois que Tmole préside le concours de chant. Du temple dans lequel doivent se dérouler les cérémonies du mariage ne sont retenues que les grands traits d’une perspective. L’antre de Phorbas est plongé dans une semi obscurité dans laquelle on distingue quelques corps figurant un entassement de vermines grouillantes qui se réveillent petit à petit pour finir par envahir le plateau et les airs. Si la scène de l’embarquement se contente de quelques cordages, le temple de Junon est tendu de toiles blanches renvoyant autant aux voiles de la mariée qu’au voilage d’un vaisseau. Dans le dernier acte, la scène est simplement zébrée par quelques bandes symbolisant les vagues de la mer.

La sobriété étudiée des décors laisse libre court à la vivacité de la scénographie de Tristan Baudoin et Louise Moaty. Elle occupe toutes les dimensions de l’espace scénique : l’horizontale, la profondeur mais aussi la verticale. Si les deux premières sont livrées, de façon classique, aux chanteurs et aux acrobates, la dernière attire davantage l’attention par son originalité. Ainsi, des voltigeurs s’agrippent aux piliers du temple pour perturber la cérémonie, des hommes-araignées s’élèvent sur les parois de la grotte de Phorbas et, bien entendu, des marins grimpent dans les cordages du vaisseau qui va emporter Ceix. Enfin, la scène de la tempête se joue en ombres chinoises ajoutant le mystère à l’agitation désespérée de marins bientôt engloutis. Mais, sur ce plan, deux scènes nous ont subjugués. Dans le Prologue, Pan concoure les pieds sur terre quand Apollon s’élève vers les cintres, à la manière de la Résurrection du Christ de Raphaël (1483-1520), pour y chanter la Paix. Une performance spectaculaire accomplie par Sebastian Monti. De même, c’est dans un lit accroché à la verticale qu’apparaît le Sommeil (toujours Sebastian Monti) pour appeler les Songes à laisser entrevoir, à Alcione endormie, l’épisode du naufrage de Ceix.



Outre ces représentations spectaculaires, de nombreux clins d’œil émaillent la mise en scène. Ainsi, un berger affublé d’oreilles d’âne caracole autour d’un Pan qui déclare chercher des oreilles plus expertes pour goûter ses chants guerriers. De même, une fois Alcione endormie, une musicienne montée sur scène joue quelques mesures sur une viole de gambe, appuyée sur un Songe. Exactement comme l’avait fait Marin Marais lui-même, en 1676, lorsque, « âgé à peine de vingt ans, (il avait) participé à la création d’Atys, appelé pendant le spectacle à paraître sur la scène costumé comme un Songe jouant de la viole » (Jérôme de La Gorce – Présentation de la version de concert dirigée par Marc Minkowski). Enfin, le sacrifice offert dans le temple de Junon prend la forme d’un mime. Aucun accessoire ; tout est dans la gestuelle. Mais la scène qui nous a le plus marqué symbolise les liens du mariage par un exquis jeu de cordages. Huit cordes ouvrent une à une le passage à Alcione avant de s’enrouler autour de sa taille. Ceix l’ayant rejointe, elles les entourent pour mieux les lier. Elles sont ensuite tressées, deux par deux, pour signifier la fusion des deux amants. Réunies en un seul élément, elles finissent par constituer un nœud représentant les nœuds du mariage sur lequel ils posent leurs mains et se jurent fidélité. Une invention scénographique pleine de charme et de sens. En fin de compte, hormis le caractère répétitif de certaines voltiges, malgré certaines incohérences, comme l’assemblée bien terne du Prologue alors que les enjeux valent bien une finale de The Voice, la mise en scène mérite tous nos éloges.

On l’aura compris. Ce spectacle nous aura convaincu et profondément ému. De bout en bout, il brille de mille facettes sonores et visuelles qui ravissent nos yeux et suscitent l’émotion. Cela, nous le devons à Jordi Savall qui a eu l’immense courage de relever le défi de la mise en scène après la version de concert, en première mondiale, dont nous avait gratifié Marc Minkowski. D’une direction paternelle et bienveillante, il l’a relevé avec des musiciens aguerris et des chanteurs conjuguant talents d’interprète et de comédien. La référence permanente aux arts du cirque apporte une note rafraîchissante à la mise en scène. Celle-ci n’est jamais submergée par l’éclat des décors et des costumes. Bien au contraire, leur sobriété intelligente met en valeur les acteurs et ne nous distrait jamais de l’essentiel : le plaisir des sens et l’épanouissement de l’esprit.


Nota : Le spectacle présenté à l’Opéra-Comique le 6 mai 2017 peut être visionné sur le site Culturebox (choisir « Tous les live » puis taper « Jordi Savall ») jusqu’au 12 novembre 2017.



Publié le 19 juin 2017 par Michel Boesch