L'Amazzone corsara - Pallavicino

L'Amazzone corsara - Pallavicino ©Birgit Gufler
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Alvilda ou le triomphe de l’Amour conjugal

La production des jeunes talents du Festival d’Innsbruck était cette année consacrée à une œuvre du compositeur Carlo Pallavicino (1630 – 1688). Né à Salo sur le lac de Côme vers 1630, ce compositeur était tombé dans l’oubli jusqu’à ces dernières années. L’année 2022 a toutefois marqué un net regain d’intérêt pour ses opéras, avec coup sur coup la production de Le Amazzoni nell’isola fortunate, donnée par Les Talens Lyriques en juin à Potsdam (version scénique) et en juillet à Beaune (version de concert, dont on pourra lire un compte-rendu dans ces colonnes) et de la présente production.

C’est tout naturellement à Venise que se fixe le compositeur pour exercer son activité musicale. La Sérénissime est, rappelons-le, la première ville à avoir accueilli des représentations commerciales d’opéras, permettant à un public plus large d’y accéder. Autre innovation, celles-ci s’y déroulent dans des théâtres « en dur » (et non, comme c’était l’usage le plus répandu, dans des installations itinérantes ou temporaires). Au milieu du XVIIème siècle, au moins trois de ces théâtres proposent des représentations : le San Cassiano, le Nuovissimo et le San Giovanni è Paolo. C’est dans ce dernier, construit par la famille Grimani, que sera créée, lors du carnaval 1686, L’Amazzone corsara overo L’Alvilda, regina de’Goti. La période du carnaval était, on le sait, une période propice à la création d’opéras (avant l’abstinence imposée par le Carême), tout particulièrement à Venise dont l’attrait touristique à travers l’Europe commençait à se développer. Le livret en avait été fourni par Giulio Cesare Corradi (c. 1650 - 1702), prolixe auteur de plus d’une vingtaine de livrets d’opéras à Venise entre 1674 et 1702.

La première scène de l’acte I constitue en réalité une sorte de prologue, avec une courte apparition de la Renommée. Celle-ci descend d’une gloire pour nous annoncer que la belliqueuse Alvilda, qui écumait les mers à bord d’un bateau de pirates, a été vaincue et capturée par Alfo, roi du Danemark. A sa victoire militaire celui-ci veut ajouter une victoire amoureuse : « Où triomphe Mars doit aussi triompher Amour » proclame la Renommée. Cette seconde victoire sera toutefois plus longue et plus difficile à obtenir…Car face aux avances d’Alfo la fière reine des Goths proclame un dédaigneux refus non seulement de ses propositions mais aussi de toute idée de mariage, au grand dam de sa confidente Irena, qui lui conseille plus de modération envers son vainqueur. De son côté Olmiro, frère d’Alfo, s’initie à l’escrime et à la danse sous le regard de son tuteur Ernando, qui est également le père de la jeune Gilde, et en compagnie de cette dernière. Les deux jeunes gens tombent amoureux. Alfo fait une entrée triomphale, mais son serviteur Delio et Ernando notent sa tristesse née des refus d’Alvilda. Ernando tente d’amadouer Alvilda envers son roi mais échoue ; il la fait alors emprisonner. L’acte se conclut sur les déclarations d’amour réciproque d’Irena et Delio, séduits l’un par l’autre au premier regard. Au début du second acte, Gilde s’habille et se pare de bijoux devant un miroir. Son père l’informe alors qu’il a décidé de la consacrer au culte de Diane sans qu’elle proteste, au désespoir d’Olmiro. Alfo, ayant appris qu’Alvilda est en prison, demande à ses soldats de la délivrer et d’arrêter Ernando. Il indique alors à Alvilda qu’il a décidé d’épouser une autre jeune fille, dont elle sera la servante. Horrifiée, Alvilda proteste contre cette déchéance. De leur côté Delio et Irena comprennent aussitôt que cette annonce constitue une ruse d’Alfo ; ils décident néanmoins de s’y joindre. A Olmiro qui se déplore l’échec de leur projet Gilde rappelle qu’elle doit obéir à son père. Elle l’arrête alors qu’il s’apprête à tuer Ernando, qui les a surpris. Ce dernier est toutefois arrêté par les soldats d’Alfo, selon son ordre. A l’acte III Alfo annonce à Delio la préparation de son mariage avec Gilde et lui demande de délivrer Ernando. Il présente ensuite Alvilda à Gilde comme sa domestique ; pour l’humilier celle-ci lui demande d’aller chercher de l’eau à la fontaine. Un aigle surgit, qui enlève l’Amazone. A Olmiro qui la délivre de l’oiseau, elle apprend que Gilde est la future épouse d’Alfo ! Olmiro veut alors tuer Gilde, puis se retourne contre Alfo qui la protège ; il est maîtrisé par les soldats et jeté en prison. Alvilda s’échappe du cortège nuptial où elle tient la traîne de Gilde pour s’emparer du poignard d’un garde et tente d’assassiner Gilde. Empêchée et refusant de supporter plus longtemps sa position servile, Alvilda accepte alors d’épouser Alfo, qui de son côté lui révèle que son mariage avec Gilde n’était qu’une simulation... Gilde accepte publiquement l’amour d’Olmiro, et Ernando finit par admettre cette union ; Irena et Delio se joignent à l’allégresse générale et s’apprêtent à convoler.

Pour sa trame, Corradi s’était inspiré de faits historiques qui se seraient déroulés au Vème siècle de notre ère, au sein de la tribu des Goths (qui ont probablement donné leur nom au Götaland, région située dans le sud de la Suède actuelle). L’épisode a été rapporté au XIIème siècle par le chroniqueur Grammaticus (vers 1160 – après 1216) dans sa Gesta Danorum (Histoire des Danois, ce terme générique désignant plus largement les peuples scandinaves). Le livret témoigne assez explicitement de l’évolution des goûts du public du dernier tiers du XVIIème siècle pour des épisodes historiques survenus dans des royaumes lointains (mais décrits comme semblables à des royaumes européens du XVIIème siècle : en témoigne la cour d’Alfo avec ses leçons d’escrime et de danse !), permettant de promouvoir des préceptes moraux bien contemporains (par exemple, la soumission de Gilde à l’autorité de son père, qui lui destine une existence religieuse). Au besoin les événements historiques sont réécrits et transformés pour mieux illustrer ces préceptes. Ainsi, dans la chronique de Grammaticus, la princesse Alvida s’était en réalité échappée de la cour, déguisée en homme, après avoir refusé d’épouser le prince Alf du Danemark ! Le souci de la morale dicte aussi l’improbable lieto finale du livret, qui voit la soumission de l’irréductible Amazone à son futur mari. L’insertion de scènes spectaculaires, faisant appel à d’impressionnantes « machines », participe également de cette évolution. Afin de continuer attirer à le public, le merveilleux visuel prend le relais la verve comique alimentée par d’innombrables quiproquos et d’improbables travestissements, soulignés de traits satiriques appuyés, qui avait fait le succès des opéras vénitiens les décennies précédentes. Le burlesque se trouve en effet progressivement banni par une volonté moralisatrice, prônée par la Contre-Réforme catholique triomphante. Celle-ci donne naissance à l’opéra « sérieux », l’opera seria, qui s’impose désormais sur les scènes européennes. On peut d’ailleurs observer que dans ce livret l’intervention inattendue et spectaculaire de l’aigle n’a aucune conséquence directe sur le déroulement de l’intrigue principale, à la différence des apparitions des divinités qui rythmaient le cours des opéras vénitiens.

Le livret comporte toutefois quelques caractéristiques éminentes de l’opéra vénitien antérieur, tel que le concevait un Francesco Cavalli (1602 – 1676). En témoignent notamment l’opposition des deux couples amoureux « nobles » (Alvilda et Alfo, Gilde et Olmiro) et la présence du couple des serviteurs (Irena et Delio), le rôle joué par ces derniers dans la ruse d’Alfo, leur fonction de « porte-parole » de la « sagesse populaire » tout au long de l’intrigue, et l’inévitable scène du combat (d’Ernando contre les soldats d’Alfo au final du second acte). Au plan musical, l’évolution est plus nette ; elle marque un renforcement de la partie orchestrale (notamment à travers le recours à de rutilantes fanfares militaires) ; les airs sont désormais plus marqués, même s’ils ne comportent pas systématiquement de reprise (comme l’usage s’en généralisera au XVIIIème siècle). Les ruptures moins marquées entre airs et récitatifs confèrent à l’œuvre musicale un caractère plus « frais », plus « naturel », que celui des opéras seria ultérieurs, marqués par la prédominance des airs.

La mise en scène d’Alberto Allegrezza nous ramène dans cette fin de XVIIème siècle, avec des costumes qui ne dépareraient pas dans une comédie de Molière. Les décors réduits sont efficaces : des cloisons mobiles en fond de scène situent l’action dans différents cadres : bibliothèque, grande pièce d’apparat du palais royal, et d’improbables tours médiévales... L’effet de surprise lié à l’intervention de l’aigle dans la scène de la fontaine est habilement provoqué par l’ouverture soudaine d’un panneau, qui découvre l’oiseau  géant ; celui-ci s’anime et s’empare dans ses serres d’Alvilda. Les déplacements sont réglés avec soin (y compris la scène d’escrime, fort réaliste !). Soulignons aussi la qualité et la précision du travail réalisé sur la gestuelle développée par les différents solistes, toujours en lien étroit avec le texte chanté. Cette mise en scène plaisante à l’œil, fidèle au livret, n’hésite pas non plus à se parer d’une pointe d’humour pour souligner les aspects comiques à nos yeux de certains personnages (Ernando) ou de certaines situations (comme la fausse reine Gilde humiliant Alvilda à l’acte III).


Helena Schuback (Alvilda) enlevée par l'aigle © Birgit Gufler

Les jeunes artistes, sélectionnés selon l‘usage lors du Concours Cesti de la saison précédente du Festival, s’investissent pleinement dans cette mise en scène. Dans le rôle de l’Amazone rebelle, la soprano suédo-brésilienne Helena Schuback rejette avec vigueur toute perspective de mariage (Tu m’esorti ad amar) ; elle nous livre les raisons de son refus dans de beaux aigus perlés (Vi conosco lusinghe d’Amor). A l’acte II, de la fenêtre d’une tour, elle balaie à nouveau les avances d’Alfo (Scherzo e rido), redoublant d’ironiques aigus filés (Chi vuol innamorarsi). Au début de l’acte III, elle semble toujours inflexible (Son risoluta/ Non voglio amar), réitérant à tout le genre féminin que l’amour est pure folie (Donne, credetemi). Elle se montre également émouvante lorsqu’humiliée par Gilde, elle se lamente sur son sort (Quel servir). Le timbre est agréable, l’expressivité – y compris corporelle - au rendez-vous. Son chant gagnerait toutefois à une diction plus nettement articulée, car son texte italien souffre parfois d’un manque d’intelligibilité.

Autre soprano de la distribution, la nord-américaine Hannah De Priest affiche un timbre plus rond, au médium doté d’une riche palette dont elle tire des accents expressifs pour traduire les états d’esprit agités et parfois contradictoires de Gilde : une jeune fille quelque peu vaniteuse qui se voit parée de bijoux précieux (Nella scola di farsi bella, scène qui évoque immanquablement les vanités en vogue dans l’art pictural de cette époque - voir notre chronique), une amante enamourée et inquiète (Dite il vero) puis consolant son amant (Tu lo vedi, se d’Amore), avant de se muer en fausse reine tyrannique dans le cadre de la feinte imaginée par Alfo (magnifique démonstration d’abattage dans les ornements du Per dar pace, bien relayé par un orchestre survolté).

Marie Théoleyre assume tour à tour le court rôle de La Renommée (avec un vaillant A nuova vittoria accompagné à la trompette, saupoudré d’une savoureuse pointe parodique) puis d’Irena, suivante d’Alvilda amoureuse du Delio. La jeune soprano française est tout à fait à son aise dans ce court emploi de soubrette rouée et sensuelle, tentant de convaincre sa maîtresse inflexible que c’est folie de refuser l’amour quand le destin vous l’envoie (Quando porge il crin Fortuna) ou avouant sans fard son amour à Delio (un Non ho belleza touchant de franche simplicité, à l’acte II), à rebours des conventions. Mentionnons aussi son charmant duo avec Delio lors du finale de l’opéra (Godiam noi).

A la soprano israélienne Shira Patchornik revient le rôle masculin d’Olmiro, frère d’Alfo et amant de Gilde. Elle s’en acquitte avec beaucoup de naturel et une forte expressivité corporelle. Dans les nombreux airs que lui offre la partition (en particulier au premier et au troisième acte), elle nous gratifie à plusieurs reprises d’aigus aériens charmeurs : Amor tu sai per chè et Vivero sempre costante (premier acte), un sarcastique Vorrei ridere à la conclusion (Ma perforza di duol pianger conviene) joyeusement martelée, un moqueur Son tutte mendaci (sorte de Cosi fan tutte avant la lettre) adressé à Gilde qui lui annonce son entrée au couvent, de beaux éclats nacrés dans le Non si perdoni mai). Mentionnons encore son émouvant duo avec Gilde Se piange/ Se peno.

Les interprètes masculins ne sont pas en reste. Le ténor allemand Julian Rhode campe un Alfo bien décidé à conquérir l’Amazone rebelle par tous les moyens, y compris la ruse. Après avoir tenté le charme (Dovresti aver o bella, au phrasé impeccable) il manie l’ironie au son de la trompette (Mi dà qualche speranza). Lorsqu’il apprend qu’Ernando a arrêté sa bien-aimée, il laisse éclater sa fureur dans un superbe accompagnato (Agitato dallo sdegno). Et c’est avec une bravoure affectée qu’il annonce à sa belle le triste sort qui l’attend, au service de la fausse reine Gilde (Deve pianger e penar).


Rocco Lia (Ernando) © Birgit Gufler

Dans le rôle court mais essentiel d’Ernando, la jeune basse italienne Rocco Lia brûle les planches par sa présence et son expressivité. Sa prestation lors du combat qui l’oppose aux soldats venus l’arrêter conclut magistralement le second acte sur l’air de fureur Chi si ferma, précédé d’un long accompagnato parfaitement déclamé. Retenons aussi son envoûtant Fu sempre nel mondo au troisième acte.

Enfin le jeune contre-ténor français Rémy Brès-Feuillet incarne avec intelligence et sensibilité le rôle de Delio, serviteur de la Cour. Il forme un joyeux duo complice avec sa compatriote Marie Théoleyre, donnant corps à ce couple quelque peu conventionnel voulu par le livret. D’emblée le timbre de tête s’affiche naturel et bien posé (Un cenno mi basta, affirmant son intelligence de l’intrigue qui se noue). Il clôt avec panache l’acte I en proclamant son coup de foudre pour Irena, toutefois tempéré d’une pointe d’inquiétude (Amar, e non penar). et la crainte de souffrir. A l’acte II, son La mia bella non è bella, empreint d’une touchante simplicité, répond tendrement à l’aveu d’Irena. Fidèle et attentionné serviteur, il rassure son maître Alfo (Ama, confida, e spera) avec conviction et vaillance. Retenons encore son joli duo final avec Irena (Godiam noi), déjà évoqué plus haut.

Placé sous la direction de Luca Quintavalle, le Barockorchester:Jung sert avec inspiration la partition. Le finale de l’acte II, avec la scène de combat entre Ernando et les soldats, est traité avec beaucoup de panache, de même que les numéros de trompette, caractéristiques de ce répertoire comme on l’a dit plus haut.

Saluons encore le mérite du Festival d’Innsbruck de nous avoir proposé cette production, qui nous a permis d’apprécier la qualité de cette œuvre de Pallavicino et de son librettiste Corradi, représentative d’un répertoire vénitien de la fin du XVIIème siècle malheureusement très peu représenté dans la discographie disponible.



Publié le 20 sept. 2022 par Bruno Maury