Le Amazzoni nell'Isole Fortunate - Pallavicino

Le Amazzoni nell'Isole Fortunate - Pallavicino ©Clara Guillon, Anara Khassenova, Iryna Kyshliaruk, Christophe Rousset - © Pierre Benveniste
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Un festival de voix féminines

Le Amazzoni nell'Isole Fortunate, musique de Carlo Pallavicino (circa 1640-1688) et livret de Francesco Maria Piccioli, fut créé à Piazzola sul Brenta en 1679, à l'occasion de l'inauguration d'un vaste théâtre voulu par Marco Contarini, procurateur de Saint Marc de Venise. Ce dernier avait fait construire un hospice, Il Loco delle Vergine, où une trentaine de jeunes filles pauvres recevaient une éducation musicale raffinée parmi d'autres enseignements de culture générale. Cet établissement était calqué sur les institutions vénitiennes telles que l'Ospedale San Lazaro dei Mendicanti ou encore les Incurabili.

Au début de l'opéra, Pulcheria et ses Amazones règnent sans partage sur leurs sujets des Iles fortunées. Florinda et Auralba entretiennent une relation amoureuse tumultueuse, Cillene poursuit en vain la jeune Jocaste, fille de Pulcheria, de ses assiduités. Cet équilibre est rompu par l'arrivée sur l'île de Numidio, soit-disant échoué sur la plage mais en réalité, éclaireur au service de Sultan et son armée d'Ethiopiens. Numidio papillonne d'abord de l'une à l'autre et suscite la discorde en provoquant leur jalousie. Ainsi Florinda et Auralba, croyant à tour de rôle être l'élue du cœur de leur protégé, se brouillent. Pulcheria réalisant que son statut de reine ne lui donne pas l'avantage escompté vis à vis de Numidio, entre en conflit avec ses sœurs de combat, Florinda et Auralba et en arrive même à jalouser sa fille Jocaste, qui a suscité l'intérêt de Numidio et n'est pas insensible au charme du capitaine des Ethiopiens. Ce dernier saisit rapidement le profit qu'il peut tirer de ces amazones énamourées et amène Pulcheria à lui faire des confidences. Cette dernière lui confie son projet de séduire Sultan et de le tuer. Pulcheria met son projet à exécution mais Sultan, averti à temps par Numidio, retient Pulcheria en captivité tandis que ses soldats envahissent l'île. La bataille est perdue pour les Amazones et l'île est dévastée. Mais Sultan fait preuve de clémence et décide de rendre sa liberté à Pulcheria et ses compagnes à condition qu'elles le reconnaissent comme leur suzerain.

Ce livret très attrayant a le mérite de la clarté et l'action y est permanente. Il fait intervenir une palette de sentiments variés chez les femmes : l'affection et la solidarité entre combattantes, la déception et la jalousie qui en découle quand elles se croient abandonnées par Numidio, le ressentiment vis à vis des hommes. Ces derniers ne sont pas mieux lotis : Sultan est un ambitieux sans scrupules et Numidio un manipulateur. L'intrigue est contée avec légèreté et l'humour apparaît en filigrane. La trahison y est omniprésente, à l'image de la vie en société et de la vie politique de l'époque. La folie du personnage de Cillene apporte sans aucun doute une dimension supplémentaire et permet à l'action de dériver vers des sentiers inattendus.

Un tel sujet, dans lequel l'homosexualité le dispute à l'érotisme, ne pouvait être écrit qu'à Venise, où la censure papale en matière de mœurs n'avait pas cours. Encore faut-il relativiser l'audace du livret de Francesco Maria Piccioli. Les relations saphiques entre les jeunes femmes bien qu'elles fussent exposées sans détour et qu'elles ne résultassent pas d'un déguisement ou d'un changement d'identité, avaient une portée restreinte du fait que ces femmes guerrières formaient une société close dans laquelle seul l'amour lesbien était possible. Il faut aussi remarquer que les mœurs des Amazones, étant honnies pas la société grecque antique, ne pouvaient en aucun cas être prises comme modèles.

Les Amazones de la mythologie grecque fascinent depuis la nuit des temps. On peut remarquer cependant que leur destin, conformément aux mythes chantés par les auteurs de l'antiquité, est généralement tragique. C'est en particulier le cas de Penthésilée dont les amours tumultueuses et flamboyantes avec Achille aboutissaient à sa propre perte et à un carnage chez ses congénères. D'autres héros (Hercule, Thésée, Bellérophon...) ont eu affaire aux Amazones et dans tous les cas les combats aboutirent au massacre de ces dernières. Le cas de Pulcheria ainsi que celui des innombrables amazones, héroïnes de l'opéra baroque, n'était pas tellement différent de celui de ses sœurs mythiques mais sa défaite se devait d'être adoucie afin qu'un lieto fine, dont l'opéra de l'époque commençait à raffoler, fût possible.

La musique de Pallavicino diffère profondément de celle composée par Luigi Rossi (1598-1653) ou Francesco Cavalli (1602-1676) trois à quatre décennies auparavant. Moins dramatique et intense que celle de ses prédécesseurs, elle se distingue par l'élégance et le charme mélodique. Le recitar cantando y est moins riche et relativement court. Par contre les airs tout en restant brefs, sont très nombreux. Ils sont parfois précédés et terminés par une ritournelle orchestrale. Ils commencent à acquérir une certaine autonomie par rapport au texte et peuvent rentrer dans des catégories plus précises. Il existe par exemple de nombreux arie du furore et quelques lamenti. Las airs ont souvent une forme strophique et l'aria da capo m'a semblé plutôt rare. Ils sont accompagnés par le continuo (théorbes, clavecin, basse d'archet), auquel se joignent parfois deux violons dans les ritournelles orchestrales.

La création à Piazzola sul Brenta d'un opéra comportant une prépondérance de rôles féminins n'est pas anecdotique : cet événement correspond à une volonté clairement affirmée de tirer partie de l'excellence du vivier musical d'Il Loco delle Vergine. Dans le même esprit, Christophe Rousset a fait appel à de jeunes chanteuses talentueuses et nous a conviés à un festival de voix de femmes.

C'est Axelle Fanyo, soprano qui incarnait Pulcheria, la reine des Amazones. Ce rôle ne comporte pas moins de onze airs et nécessite beaucoup d'énergie car Pulcheria, à la fois autoritaire et versatile, passe facilement du triomphe à la colère. Un magnifique exemple de l'engagement et du talent incomparable de cette artiste se trouve dans son air triomphal au son des trompettes, Coraggio, costanza...vittoria o morir (acte II, scène 10). Mais Axelle Fanyo est aussi capable d'émouvoir de sa voix au timbre captivant dans son air mélancolique, Confusi miei pensieri (Acte III, scène 9).

Jocasta (Anara Khassenova) est la fille de Pulcheria. Numidio tombe amoureux de son portrait au grand dam de sa mère qui convoite le capitaine des Ethiopiens. Pas encore atteinte par les tourments de l'amour en raison de sa jeunesse, Jocasta est la plus paisible des protagonistes de cet opéra et souffre de l'état de guerre perpétuel qui est le quotidien de sa vie comme elle le montre dans cet air poignant, Hai sempre da piangere (acte II, scène 2) bordé de ritournelles orchestrales et chanté par la soprano d'une très belle voix nuancée de magnifiques pianissimos.

Eléonore Gagey campait avec brio et engagement le personnage de Cillene et celui allegorique de La difficolta. Cillene est tantôt animée de sentiments belliqueux compulsifs, l'instant d'après elle tombe amoureuse de Jocasta pour finalement reconnaître en Numidio, un de ses anciens amants, Pericleo. Imprévisible elle navigue dans un état d'hystérie perpétuelle comme dans la scène 7 de l'acte II où, tout en jouant avec un poignard, elle s'approche de Numidio ligoté pour l'embrasser. Vieni o caro in questo sen est cependant un air gracieux témoignant de la capacité de cette remarquable chanteuse et actrice de s'adapter au millimètre près aux états d'âme changeants de la versatile Cillene.

Florinda était incarnée par Iryna Kyshliaruk. La chanteuse ukrainienne avait sans doute les plus beaux airs de la partition. Le plus remarquable en si bémol majeur, S'ho da penar cosi, se trouve à la fin de l'acte I et anticipe une tradition de l'opéra seria non réformé qui est de terminer le premier acte avec un grand air pour la Prima Donna ou le Primo Uomo. Dans cet air la chanteuse nous comble par l'intensité du sentiment, la beauté de la ligne de chant et une technique vocale parfaite.

Le rôle d'Auralba (Clara Guillon) est intimement lié à celui de Florinda; les deux amantes partagent les moments les plus érotiques de l'opéra. La scène 13 de l'acte I, superbe scène du sommeil qui aura une innombrable postérité dans l'opéra seria, commence par un air de Florinda en mi bémol majeur, Stanchi lumi, riposate, qui, s'interrompant dans son chant, s'endort lentement. C'est alors qu'Auralba intervient avec une sensualité extraordinaire sur un rythme 12/8 de sicilienne et s'extasie sur les cheveux blonds dénoués et la poitrine d'ivoire de sa compagne endormie que caressent les rayons du soleil. A noter que dans cette scène, l'orchestre dialogue constamment avec les femmes et donne en quelque sorte son ressenti. Plus loin aux scènes 11 et 12 de l'acte II, Florinda et Auralba chanteront chacune à tour de rôle une strophe d'un des airs les plus expressifs de la partition, Dir di voler amar. Auparavant, Clara Guillon, révélation de cette soirée, était intervenue avec une très belle voix et beaucoup d'énergie contenue dans le rôle du Génie, Hor che dell'Adria.


Eléonore Gagey, Olivier Cesarini, Marco Angioloni, Axelle Fanyo - © Pierre Benveniste

Avec huit airs, le rôle de Numidio (Anapiet) est un des plus importants. Marco Angioloni a composé un personnage diablement séducteur, capable de s'attirer les bonnes grâces de toutes les jeunes Amazones, y compris les plus rebelles. Le ténor a particulièrement brillé dans l'air, Per non perdere la vita (scène 1) qui ouvre l'acte I, un air précédé par une jolie ritournelle aux rythmes pointés écrite pour deux violons et le continuo et dont il a chanté avec passion les deux strophes. Il s'imposa également dans l'air quelque peu cynique qui ouvre l'acte III, Gia su l'ali d'un dardo, de sa voix douce au legato superbe.

Olivier Cesarini (basse) intervient dans les rôles d'Il Timore (La Peur) et Sultan, roi des Ethiopiens. Il joue parfaitement la carte du souverain éclairé qui pardonne à ses ennemies, la victoire une fois acquise mais on aurait attendu plus de malignité de sa part avant la bataille. Son intervention (acte II, scène 16), A suon di tromba...la vittoria al fin s'ottien, était cependant remarquablement martiale et flamboyante.

Grâces soient rendues à l'Orchestre des Talens Lyriques. En formation réduite avec deux violons, deux trompettes, timbales et un généreux continuo (deux clavecins, deux luths, une basse d'archet), ce petit ensemble étonnait dans le vaste transept de l'église Notre Dame, par la plénitude du son et la précision des attaques. Christophe Rousset plus inspiré que jamais, donnait à cette musique à la fois divertissante et profonde, un élan et un charme irrésistibles.

Quel bonheur de découvrir une œuvre nouvelle qui me paraît être un jalon essentiel dans l'histoire de l'opéra. Grâce à la beauté intrinsèque de la musique et à l'intelligence de l'exécution, cette représentation sera indiscutablement un des temps forts de ce 40ème festival d'Opéra Baroque de Beaune.



Publié le 15 juil. 2022 par Pierre Benveniste