XXXVII° Festival de musique ancienne d'Ambronay - « Vibrations : Lumières »

XXXVII° Festival de musique ancienne d'Ambronay - « Vibrations : Lumières » ©Chiome d'Oro
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De grands moments

Décliné cette année selon le générique fort ondoyant de « Vibrations : Lumières », le trente-septième Festival d'Ambronay a tout naturellement continué de proposer autour de son exceptionnelle abbatiale la programmation éclectique à laquelle nous sommes désormais accoutumés. S'y sont déployées sur quatre larges week-ends de nombreuses œuvres lyriques ou sacrées, des recréations, de la musique de chambre ; ainsi que des cartes blanches aux débutants en résidence, dans le cadre du dispositif eeemerging (ensembles européens émergents). Nous avons pu assister au troisième de ces cycles denses, au cours duquel Johann-Sebastian Bach était le vendredi et le dimanche à l'affiche, tandis que le samedi voyait succéder à l'aubade des « jeunes pousses » une soirée en deux temps organisée autour de l'épisode biblique de Jonas.

Leonardo García Alarcón, figure émérite du Festival et infatigable explorateur, s'est vu confier la mise au point d'une soirée presque entièrement consacrée aux six Sonates en Trio de Bach. Ces étincelantes et complexes Sonates BWV 525 à 530 ont été consignées « a 2 Clav. e Pedal. » (logiquement, pour orgue), dans le dessein d'aider le fils aîné Wilhelm-Friedemann à devenir un virtuose digne de son père. Toutefois, leur titre clame qu'elles comportent trois voix : rien n'interdit donc de les confier à plusieurs instruments, à la manière du maître du genre, Corelli. D'ailleurs, rien ne prouve que le Cantor ne les avait pas déjà en tête sous cette forme à l'époque où il officiait à la cour de Köthen ! Quoi qu'il en soit, l'existence de transcriptions posthumes pour deux clavecins et basse a amené Alarcón à prendre le parti de les jouer dans cette configuration, associé à deux étoiles montantes qu'on ne présente plus, Jean Rondeau au second clavecin, et Thomas Dunford au théorbe.

Une telle agrégation de talents, au service de tels chefs d'œuvre, ne pouvait que déboucher sur un récital d'exception. Malheureusement, le fruit de ce travail, à l'élaboration sans doute considérable, déçoit... par son minimalisme. En effet, la combinaison clavecins-théorbe, pour raffinée qu'elle soit, soulève divers problèmes de couleur et de volume. De volume – c'est le premier point qui frappe l'ouïe – parce que ces instruments sont grêles, et que même à trois ils ne parviennent à générer qu'un son ténu : les deux clavecins ne restituent, de notre rang pourtant très avancé, que la maigreur d'un clavicorde. Cela n'est certes pas en soi un handicap, mais sonnerait bien mieux (et très joliment) dans le cadre d'un petit salon. Autrement dit, loin d'une grande abbatiale pleine à craquer.

En second lieu, les couleurs ne peuvent être au rendez-vous, lorsque leur spectre ne se cambre que sur des cordes pincées ou grattées à la sèche résonance ; d'autant plus que la partie du continuo, dévolue au théorbe, par destination la moins chatoyante, est curieusement placée à l'avant-plan et qu'on l'entend nettement plus que les deux autres. De la monochromie à la monotonie, il n'y a qu'un pas : celui-ci se trouve si largement franchi, que ni l'adjonction d'un Mozart anecdotique, ni celle d'un inaudible Nun komm' der Heiden Heiland, ne parviendront à laisser de la soirée d'autre souvenir que celui d'une (trop) longue torpeur de bon ton.

Plus festif est le dimanche, où un Bach « luminoso » se voit à nouveau célébré sous les clefs de voûte ! Place au Psaume LI, confié à Céline Scheen et au Banquet Céleste de Damien Guillon, dont l'enregistrement est paru au printemps. Contre-ténor racé et désormais chef d'orchestre, Guillon est lui aussi un invité régulier : sa venue l'an passé était consacrée aux Cantates BWV 35 & 170. Ce Tilge, Höchster, meine Sünden – en gros, le Stabat Mater de Pergolesi dopé à l'alto – est décidément très en vogue, puisque l'Escadron Volant de la Reine en a donné sa propre lecture voici moins de deux mois dans le cadre de Bach en Combrailles (voir notre chronique : Bach en Combrailles). Il nous est du reste difficile de départager ces concurrents de haut niveau, chacun disposant d'atouts très complémentaires. Le programme est, ici encore, complété par de la musique italienne : Salve Regina de Pergolesi et Nisi Dominus de Vivaldi.

Bertrand Pichène - CCR Ambronay

Le premier est une oraison, non exempte de dissonances et chromatismes, que le Banquet interprète avec beaucoup de douceur. Les quelques images d'affliction que recèle le texte ont en revanche stimulé à l'excès Céline Scheen, dont les mimiques et contorsions outrées semblent vouloir apporter, en vain, une contrepartie éloquente à une émission parfois incertaine : des stridences s'observent en effet dès que ce soprano, plutôt agréable dans les cantilènes, tente de gagner en ampleur, et de convaincre. À l'inverse, le Nisi Dominus chanté et dirigé par Damien Guillon est, sans surprise, épatant. Sa technique est souveraine, son timbre hypnotique est sûrement l'un des plus beaux de sa tessiture, et sa capacité à le moirer sans la moindre mièvrerie paraît sans limite. Les quelques minutes étales de son Cum Dederit nimbé de sourdines resteront parmi les plus marquantes de notre séjour.

En vertu des échanges eeemerging, un ensemble franco-espagnol fondé à Bruxelles et de nom étrange, BarrocoTout, s'est produit la veille dans l'expérimentale Salle Monteverdi, où nous découvrions naguère des Surprises ou autres Radio Antiqua. D'une manière empirique mais cohérente, ces cinq jeunes déroulent un ravissant parcours intitulé De l'aube au crépuscule, autour de pages instrumentales et vocales de Händel, C.P.E. Bach, Monteverdi, Bonporti et Cambefort. Les Sonates en Trio – dans leurs atours colorés, cette fois – s'y taillent la part du lion, en dépit d'un violon un peu « vert », tandis que Paco Garcia fait apprécier entre chacune son ténor plaisant, quoique parfois entaché de raideur. Un petit défaut de jeunesse, finalement dissipé dans une onirique Languissante clarté, très en phase avec le sujet du Festival... et écho de l'inoubliable Concert Royal de la Nuit, célébré ici même par Sébastien Daucé en 2013 !

Le diptyque du samedi soir, préparé et annoncé avec soin, s'impose cependant comme le clou de ce troisième week-end. Diptyque, car il s'agit bien de deux concerts en un, au sens où des ensembles et des solistes totalement distincts sont successivement invités à offrir du rêve. Les Ombres de Sylvain Sartre et Margaux Blanchard, puis Chiome d'Oro de Pierre-Louis Rétat (encore de vaillants rejetons d'Ambronay) sont accolés sous le titre très baroque de Jonas et la Tempête. Particularité : dans le droit fil de la thématique en cours, tout ceci est « mis en lumières ». Pourquoi pas ? Hélas, le procédé finit par courroucer. Si les gentils effets de feuillage projetés sur les croisées d'ogives n'enlèvent rien à la musique, nous ne pouvons en dire autant des rampes de projecteurs en pied de pilier : leurs alternances de rouges et bleus, crus et drus, sont si intrusives que l'écoute en pâtit durement. Que des faisceaux soient dardés en plein visage d'artistes met très mal à l'aise, et il n'est pas sûr que l'auditeur soit le plus gêné.

Bertrand Pichène - CCR Ambronay

La Tempête revient aux Ombres. Il s'agit d'un collage hétéroclite de très beaux airs et intermèdes de Rameau (Indes Galantes et Boréades), Purcell (essentiellement Fairy Queen) et Eccles, dont les rapports avec des éléments déchaînés sont par moments difficiles à établir. Malgré ce flottement, la magie opère, tant par la grâce d'une phalange subtile qu'exalte la gambe et le traverso de ses fondateurs, que par la forme olympique des complices Mathias Vidal et Alain Buet. Leur duo des Boréades regorge de noblesse, celui d'Indian Queen de truculence. Vidal surtout régale : haute-contre altière et infiniment touchante chez Rameau ; chez Purcell demi-caractère très à l'aise, mordant dans chaque vocable anglais en gourmet, avec un raffinement d'autant plus grand que son nuancier dynamique et expressif est étendu. La splendeur de son Still I'm wishing (Dioclesian) tient du cas d'école, tout comme son Music for a while conclusif, susurré alors que les musiciens s'égaillent, l'un après l'autre, dans la pénombre. Une réussite.

À Chiome d'Oro de s'emparer d'Il Giona (Ferrare, 1689), écrit par Giovanni-Battista Bassani (~1650-1716), un élève de Legrenzi et de Vitali. Narrant la désobéissance de Jonas et sa punition divine sous forme de tempête, cet oratorio inspiré, de très haute qualité mélodique, appartient à une féconde tradition italienne de drames sacrés édifiants. Certains sont redécouverts, l'exemple le plus spectaculaire étant la doublette Diluvio-Nabucco de Falvetti, contemporaine du Giona, portée un peu partout en triomphe par Alarcón (lire notre chronique de la récente édition versaillaise : Diluvio universale - Nabucco). L'effectif de Chiome est léger, treize intervenants chef-continuiste compris, mais flexibilité et imagination y confèrent bigarrure et efficience. Pierre-Louis Rétat valorise ses deux cornets, placés devant les violons, un agencement d'autant plus heureux que leur partie s'avère saisissante ! Pour leur part, gambe, harpe, théorbe et guitare, contrebasse, clavecin et orgue flattent nos oreilles d'un continuo riche et inventif : il n'est pas interdit de voir dans tout cela un peu de la patte d'Alarcón, avec qui Rétat a étudié et travaillé.

Il Giona tire son plus gros effet de son Testo (témoin), une figure prophétique exigeant déclamation linéaire et souple vocalisation. Renaud Delaigue se joue de ces contraires avec aplomb, promenant sans effort visible sa basse d'airain d'un bout à l'autre de la partition, attentif en outre aux teintes qu'appellent les mots-clefs. Un tel charisme fait un peu d'ombre à Maximiliano Baños : l'élégant contre-ténor ne peut revendiquer le « coffre » vocal de son collègue, mais le timbre suave et bien projeté compense, dans l'esprit d'un Jonas plus velléitaire que transgressif. L'aria di basso ostinato ourlée par l'orgue et la harpe lui permet ainsi d'exhaler une prière délicate du plus pur effet. Le ténor Valerio Contaldo s'acquitte à merveille des chausse-trapes réservés au marin Atrebate – une aria di tempesta sans concession, dont les écueils stimulent son enivrant abattage. Enfin, les deux allégories propres au genre, Espérance et Obéissance, bénéficient du charme capiteux des deux sopranos, Capucine Keller (co-fondatrice de Chiome d'Oro) et Alice Kamenezky.

De la sinfonia à l'aria, du recitativo au madrigale, ces formes courtes découlent l'une de l'autre avec la plus délectable des fraîcheurs. La direction enthousiaste, fine et plastique de Pierre-Louis Rétat est pour beaucoup dans ce plaisir, sans que nous puissions dédaigner l'agrément de la mise en espace, sobre et par conséquent efficace. À cela s'ajoute une coïncidence (en est-ce vraiment une ?) : ce 1er octobre 2016 est le tricentenaire très exact de la disparation de Bassani, comme le chef l'indique avant de bisser son final, dans une gaîté contagieuse. C'est aussi à de petits signes qu'on reconnaît de grands moments.



Publié le 13 oct. 2016 par Jacques Duffourg-Müller