L'anima del filosofo - Haydn

L'anima del filosofo - Haydn ©Michel Garnier
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L'âme du philosophe

Difficile de se repérer avec les symphonies de « jeunesse » de Joseph Haydn (1732-1809) car leur numérotation ne suit pas l'ordre chronologique. C'est surtout vrai pour les symphonies composées avant l'entrée du compositeur au service du prince Esterhazy à Eisenstadt en 1761, appelées par Marc Vignal (dans sa biographie de Joseph Haydn, Fayard 1988, p. 751), les symphonies pré-Eisenstadt. Pour ces dernières, au nombre de vingt, aucun manuscrit n'a en effet survécu. A partir de 1761 et pour les dix neuf symphonies composées entre 1761 et 1765, beaucoup d'autographes sont conservés ce qui permet d'effectuer des datations précises. Durant l'année 1761 voient le jour les célèbres symphonies n° 6 Le Matin, n° 7 Le Midi et n° 8 Le Soir. Ces dernières révolutionnent le genre et en même temps se rattachent par beaucoup de traits (alternance de soli et de tutti rappelant le concerto grosso, présence de soli instrumentaux, marches harmoniques alla Vivaldi...) au passé baroque. La symphonie n° 22 en mi bémol majeur Il Filosofo date de 1764, de même que trois autres symphonies (n° 21 en la majeur, n° 23 en sol majeur et n° 24 en ré majeur). Ces quatre symphonies présentent aussi certains traits qui les rattachent à l'époque baroque. Deux d'entre elles, la n° 21 et la n° 22 Il filosofo, revêtent la coupe de la sinfonia da chiesa, symphonie d'église. Ce type de symphonie débute par un mouvement lent, suivi par un mouvement rapide, un menuet plus lent vient en troisième position et un finale rapide clôt l’œuvre. Cette coupe de la symphonie d'église était très prisée par le jeune Haydn qui composa au moins six symphonies de ce type. La dernière et la plus fameuse est la symphonie n° 49 en fa mineur la Passione datant de 1769. Une particularité de ces quatre symphonies de 1764 (et aussi de la symphonie n° 29 en la majeur de 1765) est de posséder au moins un mouvement très rapide, d'une énergie dévorante, d'une motricité impitoyable de type mouvement perpétuel. Le rythme qui s'apparente à une sorte de piétinement ne laisse pas une seconde aux musiciens et aux auditeurs pour souffler.

Plus que toute autre, la symphonie n° 22 dite Il filosofo mérite son nom de sinfonia da chiesa car elle s'ouvre par un adagio basé sur un thème de choral. Le caractère religieux de cet adagio est amplifié par la tonalité grave et recueillie de mi bémol majeur et par l'emploi, exceptionnel à cette époque, du cor anglais (instrument apparenté au hautbois mais sonnant à la quinte inférieure). En outre, Haydn, lors d'un entretien avec Albert Christoph Dies (1755-1822), son futur biographe, aurait évoqué un dialogue entre Dieu et un pécheur non repentant dans un premier mouvement de symphonie qui a toutes les chances d'être celui qui nous intéresse ici.

Le début de la symphonie est inoubliable : les deux cors entonnent la mélodie de choral et passent le relai sans hiatus aux deux cors anglais. Les cors concluent la phrase musicale avec un trille grotesque qui pourrait aisément figurer le pécheur impénitent. Lors de la réexposition, le trille grotesque a disparu et est remplacé par une « merveilleuse polyphonie des cordes » (dixit Marc Vignal), marche harmonique céleste suggérant que la bonne parole a agi sur le pécheur désormais repentant et pardonné.

Les cors naturels du Jeune Orchestre de l'Abbaye aux Dames ont parfaitement réussi l'entame, la réponse des cors anglais s'est déroulée avec spontanéité et le fameux trille des cors n'a pas manqué d'humour. Tout ce mouvement a donc été conduit avec une gravité non dénuée de charme et j'ai beaucoup apprécié le contraste, rendu possible par la disposition des instruments (les cors à gauche et les cors anglais à droite, sur le devant de la scène), existant entre les vents jouant fortissimo le thème de choral et les cordes accompagnant à l'unisson pianissimo et avec sourdines, passage anticipant de manière frappante le choral des hommes d'armes de la Flûte enchantée composé vingt cinq ans plus tard par l'ami Mozart. Le second mouvement presto possède ce caractère presque hystérique, caractéristique de certaines œuvres d'un compositeur dont la vie ne fut pas toujours un long fleuve tranquille. Ce second mouvement, techniquement impeccable, fut pris, à mon avis, dans un tempo trop lent, et ne m'a pas semblé aussi disruptif que j'espérais. Les cors et les cors anglais ont donné de ravissantes couleurs au menuet et au trio. Au menuet, succède un finale 6/8 presto, sorte de tarentelle qui impose ses rythmes tournoyants sans interruption de la première à la dernière note. Très enlevé, ce presto a confirmé le talent de cette jeune formation. Les cordes ont un beau son d'ensemble et jouent sans vibrato ce qui convient parfaitement à une œuvre émergeant tout juste du monde baroque. Les vents ne sont pas en reste et j'ai admiré les jeunes cornistes, capables d'exploiter toutes les humeurs de ce merveilleux instrument qu'est le cor naturel.

En guise d'intermède, l'orchestre et le violoncelliste Raphaël Pidoux interprétèrent un concerto en la mineur pour violoncelle et orchestre à cordes de Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788). Ce concerto estampillé Wq 170 ne correspond pas au premier concerto pour violoncelle bien connu composé en 1750 et possédant la même étiquette Wq 170 et la même tonalité. Il ne correspond pas non plus au largo e mesto en la mineur du troisième concerto Wq 173 de 1753. En tout état de cause, ce mystérieux andante impressionne par son puissant lyrisme évoquant un récitatif d'opéra et montre que vers les années 1750, le Bach de Hambourg s'était déjà dépouillé de ses habits baroques.

Œuvre contemporaine de la symphonie n° 22, le concerto en do majeur pour violoncelle et orchestre HobVIIb.1 a été écrit probablement entre 1762 et 1765 (Marc Vignal, Fayard, 1988, p. 852). On le croyait perdu mais il a été redécouvert en 1961. Ce qui frappe le plus à l'audition de ce concerto, ce sont ses vastes proportions, son classicisme, l'absence des réminiscences baroques qu'on détecte encore dans les symphonies contemporaines et sa virtuosité. Toutes les ressources (registres, timbre, etc...) du violoncelle y sont généreusement exploitées. En quelques années, il est devenu, comme le magnifique concerto en ré majeur HobVIIb.2 de 1783, un grand classique de la littérature pour violoncelle et orchestre et une des œuvres les plus populaires de Haydn. Le premier mouvement est centré sur la beauté mélodique, notamment dans le développement dont les échappées vers le mode mineur sont quasi romantiques grâce au jeu puissamment expressif de Raphaël Pidoux. On y remarque l'usage de suraigus impressionnants que le soliste atteint avec une intonation parfaite. Dans l'adagio, le soliste discrètement accompagné par l'orchestre tire de magnifiques sonorités du ventre de son violoncelle. L'allegro molto final offrait à l'orchestre et au soliste une belle occasion de terminer le concert en feu d'artifice. Ce mouvement d'une dimension et d'une signification musicale égale à celle du premier mouvement est d'un souffle et d'une inspiration sans faille. Haydn y maintient tout au long une vie extraordinaire et des rythmes robustes mais jamais uniformes. Tout cela pourrait être de la pure virtuosité s'il n'y avait pas l'invention mélodique et l'humour cette fois débridé du compositeur. Ce n'est qu'à la dernière note que le soliste et l'orchestre peuvent reprendre leur souffle. Raphaël Pidoux prend ce mouvement follement vite et pourtant le maîtrise sans la moindre baisse de régime et sans la moindre faille, à la grande joie du public. Je me permets toutefois de remarquer que le soliste qui joue sur un violoncelle historique (1680) utilise dans son jeu un vibrato systématique alors que les instrumentistes de l'orchestre vibrent peu ou pas du tout. J'avoue avoir été gêné par cette contradiction stylistique, mon goût personnel allant vers une musique peu vibrée pour le répertoire baroque et préclassique. Mais ce n'est qu'un avis sur un point technique qui n'enlève rien à la performance globale exceptionnelle de l'artiste.

Raphaël Pidoux octroya généreusement au public ravi un bis, en l’occurrence la sarabande de la deuxième suite en ré mineur BWV1008 pour violoncelle seul de Jean Sébastien Bach (1685-1750), œuvre de prédilection des violoncellistes.

Comme je l'ai dit plus haut, la vie de Haydn fut loin d'être un long fleuve tranquille mais il supporta les épreuves avec....philosophie. Grâce au talent des artistes, l'âme du philosophe nous est révélée dans les œuvres inscrites à ce programme. Leur perfection formelle et leur originalité sont dignes des chefs-d’œuvre futurs et nous y trouvons également son goût de la rhétorique et sa foi religieuse.



Publié le 27 sept. 2018 par Pierre Benvéniste