Ariana in Creta - Haendel

Ariana in Creta - Haendel ©Herwig Prammer
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Le triomphe de Thésée

Quelques jours avant la clôture du Festival Haendel, la programmation du foisonnant et rare Ariana in Creta s'annonçait comme l'un des moments forts de la saison 2018, au vu d'une distribution « de rêve ». Et c'est peu de dire que les spectateurs, dont certains venus de fort loin compte tenu de la date retenue (un samedi soir), y plaçaient de grandes attentes, à l'image de Haendel qui avait mobilisé pour cette composition tous ses ressorts musicaux. L'Opéra de la Noblesse concurrent avait en effet créé quelques semaines plus tôt une Ariana in Nasso (Ariane à Naxos) de Porpora : du Caro Sassone ou du compositeur napolitain, qui allait emporter les suffrages du public londonien ? On connaît bien évidemment la suite, et la chute finale des deux théâtres concurrents. Ariana in Creta fut la dernière composition de Haendel pour le Theatre Haymarket. Elle y connut toutefois un succès tel (seize représentations de janvier à avril) qu'elle fut reprise en novembre de la même année (1734) pour l'ouverture de la première saison de l'enfant de Halle à Covent Garden.

Pourtant la chaleur accablante qui avait régné toute la journée, plus encore que les jours précédents, sur sa ville natale n'était clémente ni pour les chanteurs ni pour les instrumentistes, comme l'ont montré les longues phases d'accord de l'orchestre. La haute nef du Konzerthalle Ulrichskirche, ancienne église Saint-Ulrich transformée en salle de concert, avait concentré la chaleur et demeurait hermétique aux courants d'air qui commençaient à rafraîchir l'atmosphère extérieure. Dans ces conditions éprouvantes, le plateau allait-il pouvoir répondre pleinement aux attentes des spectateurs, dans le cadre d'une version de concert où les sens se concentrent nécessairement sur la musique et le chant ?

Malgré ces conditions peu propices le miracle s'est accompli ! Dès l'ouverture la direction volubile mais efficace de Maxim Emelyanychev imprime un rythme soutenu à cette Ariana, rythme qu'il portera avec constance tout au long du concert. Ses larges mouvements de battée de mesure pourraient laisser supposer que le souci de la ligne orchestrale absorbe toute la concentration et l'énergie du chef : erreur totale ! Maxim Emelyanychev est tout aussi attentif aux départs des instruments ou des chanteurs, qu'il ordonne d'un geste précis, et n'hésite pas à appuyer en personne de quelques notes au clavecin tel ou tel passage... Sa manière de diriger constitue une véritable leçon de direction d'orchestre en plein concert, qui s'avère redoutablement efficace derrière son apparence fougueuse et très extravertie. Il convient aussi d'ajouter que les musiciens de l'orchestre Il Pomo d'Oro semblent parfaitement rodés à cette direction, à laquelle ils se plient avec grâce et précision, donnant tout son panache au caractère héroïque de cette partition où foisonnent les arias da capo.

Le plateau des interprètes tient pleinement sa promesse, et il est difficile de le décrire sans multiplier les superlatifs. La basse allemande Andreas Wolf (le roi Minos) est le seul interprète masculin. Il se signale au cours de ses rares apparitions par sa projection particulièrement énergique, peut-être en ce sens un peu déséquilibrée par rapport aux autres voix. Qu'importe, le timbre est agréable, les graves souples et ronds, et le public apprécie, saluant son unique air (Se ti condanno) par de chaleureux applaudissements. On notera également sa diction soignée dans le grand récitatif accompagné du Sommeil, au début de l'acte II (Disseratevi, o porte). Kristina Hammarström prête sa voix d'alto à Carilda, qu'elle incarne avec sensibilité et émotion. La diction est claire et précise, la gestuelle expressive, tandis que les ornements toujours très naturels conviennent parfaitement à cette jeune vierge vouée au sacrifice. On retiendra tout particulièrement l'air qui ouvre le troisième acte (Un tenero pensiero), aux mélismes filés d'une grande délicatesse. Dans un curieux décalage des registres naturels (mais le rôle était confié au castrat Scalzi lors de la création) le rôle de son soupirant Alceste revient à la soprano Francesca Aspromonte. Le timbre cristallin, où perce une pointe d'acidité, est sans conteste charmeur ; le phrasé est fluide et la diction bien nette. Son duo avec le violoncelle dans le Son qual stanco du second acte constitue un des moments forts de ce concert, d'autant qu'il s'achève dans de poignants ornements de douleur. On retiendra également l’étourdissant final du Per che voglio au troisième acte. Mary-Ellen Nesi incarne le général crétois Tauride, vainement amoureux de Carilda. Ses airs sont peu nombreux, mais son timbre mat aux reflets moirés, sa diction déliée, sa longueur de souffle témoignent d'une maîtrise technique consommée. Elle triomphe brillamment dans le Qual leon du second acte, face aux deux cors et au basson obligés, en se surpassant lors de la reprise face à un orchestre survolté, pour terminer sur un final pyrotechnique. Et elle renouvelle la performance dans l'air d'abattage de l'acte suivant (Il mar tempestoso), avec là aussi des ornements parfaitement maîtrisés.

Le couple Ariane-Thésée revient à deux interprètes chevronnées en matière de baroque et bien connues pour leurs qualités. Peut-être incommodée par l'extrême chaleur, Karina Gauvin nous a semblée un peu en retrait de son niveau habituel en première partie, notamment dans les redoutables ornements de l'air final du premier acte (Sdegno, amore). Au final du second, son Se nel bosco est particulièrement bouleversant, et lui vaudra ds applaudissements nourris. Enfin le Turbato il mar du troisième acte est parfaitement réussi, le phrasé d'un moelleux remarquable ; il s'achève sur des ornements d'une grande beauté. Ann Hallenberg endosse avec talent et enthousiasme le lourd rôle de Thésée, dans lequel elle brille de tous ses feux. Dès le premier air (Nel pugnar) le personnage héroïque qui va affronter le Minotaure est posé. La diction est claire et rigoureuse, les ornements les plus périlleux semblent fuser sans peine. Au début du second acte elle développe une atmosphère ouatée, comme suspendue, dans le grand récitatif accompagné Oh patria, instant magique où son expressivité théâtrale et son phrasé font merveille ; quelques instants plus tard son abattage et son l souffle parfaitement maîtrisé nous régalent d'un impressionnant Salida quercia. Au troisième acte, après un décoiffant final dans l'air de bravoure Qui ti sfido, elle s'illustre encore avant le chœur final dans un somptueux Bella sorge, au phrasé toujours impeccable. La longueur de souffle, la finesse du phrasé, la projection soigneusement ajustée pour dominer légèrement l'orchestre sans le couvrir témoignent d'une technique vocale accomplie, tandis que l'expressivité gestuelle vient soutenir celle de la voix. Sans effort et avec une parfaite simplicité, Ann Hallenberg s'est ainsi imposée comme l'héroïne de cette distribution pourtant riche en talents.

Littéralement subjugué, le public a longuement applaudi, et demande de nombreux rappels, récompensés par une reprise du chœur final. Quand les spectateurs sont sortis, une petite pluie d'été rafraîchissait l'atmosphère de cette soirée décidément bien chaude...



Publié le 22 juin 2018 par Bruno Maury