Ariodante - Georg Friedrich Haendel

Ariodante - Georg Friedrich Haendel ©DNO
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Entre dérision et bravoure

Fin 1732 Haendel avait quitté le théâtre Haymarket pour le tout nouveau théâtre de Covent Garden, qui fut inauguré avec une nouvelle version du Pastor Fido. Le directeur John Rich avait également engagé la troupe de la chanteuse et danseuse parisienne Marie Sallé, qui avait connu ses premiers succès au théâtre Lincoln's Inn Fields quelques années auparavant. Haendel s'appuya sur un livret d'une grande qualité, écrit un quart de siècle plus tôt par Antonio Salvi pour le compositeur Giacomo Antonio Peretti : Ginevra, princessa di Scozia, qui fut remanié pour la circonstance. Son ordonnancement dramatique impeccable, autour d'une intrigue qui se noue au second acte, renvoie à la rigueur du théâtre français du XVIIème siècle. La présence d'une compagnie de danse incita certainement Haendel à prévoir des ballets, qui ponctuent opportunément l'action : à la fin du premier acte, où s'annoncent les noces d'Ariodante et Ginevra ; au second (le ballet des Songes, qui enrichit la scène de la folie de Ginevra) et au troisième pour rehausser la scène finale.
En la forme Ariodante constitue donc probablement le plus français des opéras du Caro Sassone. Les airs s'inscrivent pour leur part dans la grande tradition haendélienne : cette année 1735 sera aussi celle de la sublime Alcina. Aussi la distribution d'Ariodante appelle-t-elle un plateau d'interprètes hors pair. Depuis l'inoubliable succès d'Anne-Sofie von Otter dans le rôle-titre à la fin des années 1990, sous la baguette inspirée du maestro Minkowski, peu de producteurs avaient relevé ce défi. En 2014 le Festival d'Aix-en-Provence s'y était à nouveau essayé. N'ayons pas eu l'occasion d'assister à cette nouvelle production, nous sommes allés l'écouter à l'Opéra d'Amsterdam, où il était à l'affiche en ce début d'année 2016.
Par rapport à la lecture de Minkowski, Andrea Marcon offre une interprétation moins centrée sur le drame, mais très attentive aux nuances, en particulier dans les parties chantées. Cette lecture musicale s'avère en phase avec une mise en scène très décalée par rapport à la lettre du livret. Dès l'ouverture s'affiche une bivalence entre drame et burlesque : la scène de repas de famille est interrompue par un pasteur menaçant (Polinesso), qui va s'avérer au cours de l'intrigue un véritable Tartuffe dépourvu de tout scrupule pour arriver à ses fins. Au finale l'on verra Ginevra, chaussée de hauts talons rouges, partir en stop avec sa valise pour aller exercer le plus vieux métier du monde... Il faut avouer que cette lecture de Richard Jones nous a quelque peu surpris, et ne nous a pas entièrement convaincus. Elle recèle néammoins quelques trouvailles appréciables, comme la traduction des ballets sous forme de pantomines exécutées par des marionnettes habilement maniées, qui soulignent avec humour les différentes étapes de l'action : les futures noces d'Ariodante et Ginevra à la fin du premier acte, avec une nombreuse descendance de poupées de chiffons ; la déchéance de Ginevra accusée d'infidélité par son père et son amant, à la fin du second : une marionnette à hauts talons rouges, au maquillage grossier, un sac poubelle (!) en guise de jupe, exécute une pantomine obscène traduisant la réprobation de son entourage et sa condamnation ; le rappel de la pantomine du premier acte à la fin du troisième, avec la fuite concommittante de Ginevra... Et pour mieux souligner le caractère niais de l'union projetée, les choristes viennent accrocher des guirlandes de coeurs en carton aux finales des premiers et troisièmes actes...
Le décor, plutôt sobre, retrace un intérieur que l'on situerait plutôt au XIXème siècle : une partie cuisine à gauche, juste après l'entrée ; une partie centrale qui accueille une immense table qui accueille les banquets, surmontée d'une impressionnante armurerie de couteaux accrochée sur le mur (qui servira pour le combat du trosième acte) ; le coin gauche évoque une chambre, avec son lit et sa fenêtre, et son papier peint désuet. Les costumes sont assez rustiques : pantalons de grosse toile claire pour Ariodante et Lurcanio, tenue noire de pasteur protestant pour Polinesso, qui masque un attirail de parfait rocker : jeans, bracelets à clous et chaînes... Seul le kilt du Roi renvoie à l'Ecosse du livret. Les lumières jouent habilement de ce décor, pour nous faire suivre les nombreux déplacements des personnages, plutôt bien réglés par rapport à l'action.

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Côté distribution le plateau aligne essentiellement des valeurs sûres du baroque, qui se révèlent toutefois dans des rôles où on ne les attendait pas nécessairement. Quelle gageure que de parer la si féminine Sarah Connolly du frustre habit masculin d'Ariodante, qui la rend si totalement androgyne ! Vocalement la prestation est impeccable de bout en bout. Les airs de séduction (Qui d'amor) et d'amour (l'aérien Con l'ali di costanza) sont d'une beauté toute élégiaque. Les arias les plus difficiles mettent en valeur la technique vocale impeccable de la mezzo : beaux ornements filés pour le Con l'ali di costanza au premier acte, un délicat et stupéfiant Scherza infida au second, et une véritable pyrotechnie du troisième acte, avec le ténébreux Cieca notte et le triomphal Doppo notte (souligné par la guitare complice du Concerto Köln). La ligne de chant demeure fluide et sans faille, y compris dans les mélismes les plus redoutables. A l'issue de cette prestation Sarah Connolly se hisse sans peine au rang des meilleurs interprètes du rôle.
Face à elle la Ginevra d'Anett Fritsch constitue assurément la révélation de cette distribution. Dès l'air d'entrée (Vezzi, lusinghe) la soprano aligne une jolie voix cristalline, aux attaques franches et à l'ornementation délicate, qui se mesurera avec bonheur à Ariodante dans le beau duo d'amour Prendi da questo mano. Elle se montre tout autant à son aise dans les airs de colère (Orrida agli occhi miei). Son expressivité physique la pousse à un étonnant numéro se terminant sur la table du banquet pour le Volate, amori, salué par un tonnerre d'applaudissements. Mentionnons aussi les beaux ornements filés du Mi palpita il cor. Au chapitre dramatique on retiendra tout particulièrement son halluciné final du second acte (la tension du duo A me impudica ? avec Dalinda, suivi de l'angoissé Il mio crudel martoro), et sa quête de la compassion du Roi au troisième acte (Io ti bacio).
Sandrine Piau (Dalinda) nous offre une servante de haut niveau, dont la voix cuivrée renforce l'expressivité. Son art de l'ornementation scintille dès le premier air (Apri le luci), et tournoie aisément dans les cascades de mélismes du Il primo ardor, à la fin du premier acte. Sa capacité d'abattage se confirmera sans surprise dans le tonnant Negghitosi, qui lui attirera des applaudissements bien mérités. Relevons au passage l'aisance physique avec laquelle elle simule la fornication avec Polinesso dans toutes les positions imaginables, vêtue de la robe de Ginevra, pour induire en erreur Ariodante au début du second acte.
C'est un numéro stupéfiant qu'effectue sous nos yeux Sonia Prina. Méconnaissable tant dans son austère vêtement de pasteur que dans son clinquant attirail de rocker, elle incarne un Polinesso cynique et lubrique sous ses dehors moralisateurs, quelque part entre Tartuffe et théâtre de boulevard. Côté vocal la prestation est tout aussi enthousiasmante : si le phrasé manque encore un peu de fluide dans son premier air (Coperta la frode), l'hypocrisie du compliment se fait doucereuse dans le Spero per voi. Et les mélismes fusent en cascade et d'une voix parfaitement assurée au second acte et au troisième, pour Se l'inganno sortisce, et surtout le tant attendu Dover, giustizia, amor, bien soutenu par l'orchestre et salué d'applaudissements bien mérités.
Côté masculin, Luca Tittoto campe un roi d'Ecosse à la voix de basse bien ronde, qui gagne en souplesse à mesure de ses interventions : si le Voli colla du premier acte peine un peu à prendre de l'envol, son Invida sorte avara a été applaudi à juste titre, et son Al tu sen ti stringo est rempli d'une réelle affection paternelle. Dans le rôle de Lurcanio Andrew Tortise s'avère malheureusement le point faible inconstestable de cette brillante distribution. Le Del mio sol avait révélé un timbre trop acidulé et peu stable au premier acte ; les deux airs du second accentueront la déception : la belle partition du Il tuo sangue devient méconnaissable, dissimulée sous une ligne de chant plate et encombrée d'ornements tout à fait mécaniques. Dans ces conditions le public accueillera par des rires bien audibles les interventions du ténor au troisième acte...
Hormis cet ultime regret, le plateau et l'orchestre de l'Opéra national d'Amsterdam ont brillament relevé ce soir-là le difficile défi de rendre justice à ce chef d'oeuvre du Caro Sassone.

Publié le 31 janv. 2016 par Bruno MAURY