Atys - Lully

Atys - Lully ©Gregory Batardon - Grand Théâtre de Genève
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Atys, classicisme, synthèse et beauté

Ces jours-ci, la vie me fait reprendre la plume de chroniqueur, c’est momentané, et en ce qui concerne Atys, un coup de cœur bénévole pour une production sur un monument parfait. Tout est dit dans beaucoup d’autres articles qu’il faut vous inviter à lire : aussi ma contribution est seulement de témoigner de mon œil, mon oreille, mon cœur.

Certaines créations, pour qu’il y est chef-d’œuvre, nécessitent l’alchimie de plusieurs génies : telle la Voix humaine de Cocteau/ Poulenc, qui ne peut revivre qu’avec sa soliste et son chef, par exemple Jane Rhodes/ Marty. Nous parlons d’Atys. Comment arriver à une individualité singulière, neuve, vivante, d’une production autour de Quinault/ Lully ? Ajouter Garcia Alarcón/ Preljocaj et toute une équipe de la même trempe jusqu’aux bassons. Et que tous, avec la même heureuse créativité atemporelle, suivent l’idéal classique de Louis XIV, le Roi en personne, relaté dans la lettre anonyme parlant la première historique d’Atys, lettre datant de février 1675 : « Il prend parti pour Lully, admirant les beautés, desseins, proportions, et surtout cette manière étrange qu’il a de lier chaque détail au tout ».

Dès que le rideau se lève, la lumière, tenue par Eric Soyer, est sublime et héritière tout autant du Caravage que des grands cinéastes. Le plateau épuré à l’extrême, sur fond bleu marine, réitère la beauté des renouveaux scéniques, dits déblayés, à Bayreuth. L’air est d’emblée modelé par le maintien des personnages, dont pourtant les habits sont de ville, mais tellement bien disposés, dans de telles couleurs coordonnées et douces. Voilà un maintien disant toute l’élévation : une synthèse heureuse des arts humains, de leur longue histoire, et l’humilité de l’œil qui accepte d’être actuel mais sans orgueil, juste pour nous parler à nous directement.

On sait, du premier regard, qu’il n’y aura jamais l’espace pour la plus infime vulgarité et que tout sera dans le registre de la Tragédie lyrique, jusqu’aux chaussures, mi baskets mi pantoufles, piédestaux asiatiques, et c’est là le moindre détail des costumes stupéfiants de Jeanne Vicérial. Ces costumes que l’on verra bientôt prolonger les héros et les dieux, à la fois phrygiens, à la fois raciniens, à la fois japonais, colossaux et fragiles, diaphanes et hiératiques, impalpables. Jeanne Vicérial sait saisir cette poésie de métamorphose, permettant qu’un élément du quotidien nous persuade d’être nous-même dans ce monde tragique.

Quinault !

Grâce à cette production j’ai enfin compris son génie, j’ai pu enfin cesser de le jauger par-dessus l’épaule de Racine et le talon de Corneille. Lui aussi nous parle à nous simplement. Tout son art de l’invention des scènes, de l’agencement mélodieux des mots, et son humilité de les mettre sur des séquences proposées par Lully – Lully lui donnait des pré-vers, espèces de patrons sans prétention de sens, mais à la scansion précise – tout cet art-là est l’aboutissement même de l’esprit classique français : mettre en avant les idées les plus communes, les mots les plus banaux, ceux que chacun a, au moment juste et frappant, comme en syntaxe on marque les esprits en mettant le thème avant le prédicat. Et de ce fait, son art est impressionniste avant l’heure, car c’est nous, c’est la plus humble personne qui a le sentiment de revivre une impression que l’artiste remet sous ses yeux, de revivre son vécu, notre vécu, exactement suivant la description de l’artiste comme révélateur donnée par le philosophe Bergson. En quoi Quinault est totalement comparable au peintre Edward Hopper, lequel isole un vécu modeste pour en donner la profondeur du ressenti. Quand Quinault répète sans cesse pour Atys, heureux, malheureux, en mille réfractions de sentiment, en abrupt contraste : il impressionne. Humilité et grandeur de Quinault.

Lully…

Et soudain le sublime s’impose. A l’instant où Atys est ordonné grand sacrificateur et qu’il hèle les fidèles : pour le prix de vostre zele que la puissante Cybele vous rende à jamais heureux, rien ne peux expliquer pourquoi, rien ne peux expliquer comment : peut-être est-ce tout l’art de la spatialité des sons, tout ce que le compositeur a déjà construit auparavant, quand il « peint des fresques en parlant tonalité, modulation, architecture » (même lettre anonyme de février 1675)… mais le frisson nous vient sans crier garde, un arrêt du temps s’instaure, et du même pinceau génial qu’un Moussorgsky dans Boris Godounov, lorsque l’assemblée de la Douma s’adresse à Dieu. Eh oui ! que je sois « banal » en le disant, mais Lully vaut Debussy pour que la langue nous ensorcelle, comme Purcell vaut Britten. Et pour Lully italien jusqu’à ses quatorze ans, c’est d’autant plus étonnant que sa langue est langue d’adoption.

Habile Lully dans la surenchère du beau. Qu’est ce qui fait la force du célèbre Sommeil ? Pour ceux qui ne connaissent pas l’intrigue, ce divertissement symphonique arrive au moment où la déesse Cybèle endort Atys pour l’avertir qu’elle l’aime alors que lui est amoureux – fatal destin – de la nymphe Sangaride. Ce n’est pas simplement que la voix se tait et l’orchestre parle pour nous envoûter : ligne longue et suspendue, hochets de la respiration dans les cordes, profondeur des sons, bassons cordes et flûtes… mais c’est que la voix tendue et douce du ténor léger emboîte, comme une évidence, le pas, puis que l’abysse stupéfiant de la basse entraîne nos âmes comme dans la barque d’un poète. Aucun des lieux communs qui font tout le matériau utilisé ne résiste à la nouveauté de la situation et à sa bonne venue : tout se transforme ainsi en étoiles et en or. Tant que l’on parlera français, Lully ravira notre durée bergsonnienne.

Leonardo Garcia Alarcón : force et douceur

Il me rappelle l’orgue de Saint Maximin (basilique du vœu de Louis XIII d’engendrer Louis Dieudonné), royal et puissant, mais sous les nefs gothiques, fluide et d’une liquidité quasi maternelle. La précision, la discipline de l’orchestre, l’équilibre des couleurs, vents, cordes, les phrases portées loin, l’intelligence : mais c’est Lully lui-même ! Et pourtant sa personnalité : cette pulsation du continuo multiple, cette mise en valeur de la rythmique dansée qui lui est native et qui est la colonne sine qua non de cette production entièrement chorégraphiée, le souffle du ballet. Et la sensibilité aristocratique, c’est-à-dire qu’elle vient du fond, sans que le maintien en soit affecté, magma chorégraphiant les continents. C’est lui qui tient le temps. Et il n’est pas un détail, un silence tragique, une projection de lumière, un pas, un regard, une corde, qui ne doive sa puissance sur nous spectateurs à sa pensée de l’œuvre. Il y a chez lui un engagement grave de l’artiste, comme l’a montré en sus son orchestration préliminaire de l’hymne ukrainienne, avant de laisser parler Lully. Leonardo Garcia Alarcón était l’homme pour ouvrir une nouvelle porte sur la Tragédie lyrique, celui de notre temps, celui qui parle à l’esprit de notre temps et qui maîtrise aussi notre perception de la durée…

Angelin Preljocaj : intuition, synthèse, beauté

Un chorégraphe pour l’art complet. Lully est danse, Lully fut danseur et mourut de l’amour de sa jambe. L’expression poétique à ce niveau, je ne l’avais plus vue depuis les ballets de Maillot à Monte Carlo. Angelin Preljocaj ! La lecture de son travail est infinie.

Ayant été moi-même modèle aux Beaux-arts de Paris, j’en retrouve l’esprit dans tous ses choix, ainsi que de ses partenaires, lumière, costumes, scénographie. J’y retrouve même à un moment donné, dans une pose de groupe, le faune Barberini dans le hall de cette institution. Dans sa superbe chorégraphie, il est même impossible d’évoquer tous les peintres classiques présents inconsciemment ou consciemment : le Poussin en premier, avec ses cercles et ses diagonales, ou le Serment des Horaces de Jacques-Louis David au temps du néoclassicisme. Autre classicismes : les bas-reliefs de Persépolis, les peintures égyptiennes, les frises du Parthénon ou l’évocation des groupes sculpturaux hellénistiques à trois héros. Parfois nous sommes amenés à voir comme dans un rêve le passé ou le futur, comme à travers l’imaginaire lointain des fresques de Pompéi, notamment avec les voiles-chapeaux prolongeant le corps et couvrant toute la tête, peut-être habits de prêtres de mystères antiques ou bien masques de fêtes baroques d’un Tiepolo ? Probablement encore le Bosch érasmien dans le songe funèbre ? … et cent autres encore, mais aucun précisément, car c’est le propre de l’art que de digérer et de rendre touche par touche de toute part pour l’ensemble. Encore, quand les deux confidents viennent persuader Atys de parler à Sangaride : est-ce les bras de Shiva cette foule de danseurs qui démultiplient chacun des gestes des trois personnages ? Peut-être est-ce juste une inspiration issue de la beauté de spatialisation sonore voulue par Lully, lequel fait parler basse et dessus simultanément en réponse au beau ténor d’Atys ? Et quelles sont les influences pour la gestique des chanteurs toute emplie de décence ? Est-ce la rhétorique corporelle baroque ou celle du théâtre Nô, ici profondément assimilée dans la lenteur et la pénétration tragique de l’espace ? Et quand on croit avoir saisi que le couple de danseurs prolonge constamment le geste du couple de chanteur… en fait non, c’est l’inverse, l’un amorce ou bien l’autre achève : et tout est parfait.

Un exemple pour montrer l’absolue élévation vers la beauté, la scène où Atys et Sangaride amoureux s’accusent de trahison : C’est vous, dit l’un à l’autre en se montrant du doigt face à face. Souvenir ou non de la scène du miroir dans le Schtroumpfissime, bande dessinée ? Il n’y a pas de petite inspiration, pas de rencontre fortuite non plus : c’est la simplicité et l’impact atemporel des idées et c’est le spectre de l’acte créatif de Lully. Et je ne parle pas du simple mur en fond de scène : mur de Mycènes propre pour une tragédie d’Eschyle ? mur de Lamentation à Jérusalem pour une autre de Jean de la Taille ? Pour quel inconscient collectif ce mur se transforme en fissures d’où sortent les songes dansants ? Puis en empreintes de racines d’arbre, qui deviendront les lianes de l’arbre final ? Atys en effet décide de mourir à la suite de sa bien-aimée Sangaride et, suivant l’original du poète Ovide, Cybèle le transforme en pin. Mais nul espoir ! Pas même pour un méditerranéen comme moi aspirant au vert éternel du pin, il faut accepter le choix fatal au tout : cet arbre lugubre et sans feuille se doit de muer en un immense corps contemporain… corps de veines anatomiques qui s’élève sans fin, fait frémir, et sans le vouloir, rappelle la légende des deux corps dont seules les veines sont naturalisées : ils furent, dit-on, la femme et l’amant du prince compositeur Gesualdo assassinés sur son ordre. Cybèle déesse barbare, déesse qui rend fou Atys pour qu’il tue celle qu’il aime en la prenant pour une bête, Cybèle est-elle aussi Gesualdo ? Et moi ne suis-je pas un miroir de la poésie qu’Angelin Preljocaj a prodigué en m’imaginant cela et en écrivant mon texte ? Poésie qui surélève tout un opéra de Lully ! Chacun a son niveau de culture se reconnaît dans chaque geste et image de ce ballet, exactement comme dans chaque mot simple de Quinault et dans chaque fresque sonore de Lully.

Les chanteurs

Tous les autres chroniqueurs ont parlé des chanteurs, et ici pas encore ! Mais parce qu’ils sont de l’œil et de l’oreille de Leonardo Garcia Alarcón et Angelin Preljocaj. Ils sont leur vision de la Tragédie lyrique, et beaucoup vous en diront tous le méritent : qu’ils sont charismatiques, humains, divins. Dans le choix de Matthew Newlin, c’est autant un timbre proche de nous et émouvant, un acteur touchant, un grand physique d’ingénu, sympathique avec ce costume humble de moine ou de soldat japonais, vraiment de cette allure noble propre à la focalisation voulue par Quinault ; de même Giuseppina Bridelli en Cybèle évoquait immanquablement les iconographies de la déesse Inana/ Astarté, avec cette couleur de voix apte à toutes les facettes de son rôle, de la femme blessée jusqu’à la force destructrice ; la soprano Ana Quintans en Sangaride avait la bonté de visage et de voix des héroïnes pures de la comédie française ; le célèbre baryton-basse Andreas Wolf offrit un Célenus torturé à la diction impeccable : Et je suis trop vengé, soupire-t-il voyant Sangaride défunte. Les autres étaient tout autant merveilleux. C’est parce qu’ils étaient eux-mêmes convaincus de l’alchimie totale de ce spectacle qu’ils ont pu trouver en eux simplicité, grandeur, émotion, puissance. Et je pense que comme le public, comme les musiciens de l’orchestre, ils ont senti le frisson du sublime.



Publié le 13 mars 2022 par Cédric Costantino