Bach - Beaupérin

Bach - Beaupérin ©Eric Lambert
Afficher les détails
Gulliver au service du Cantor

Voici l’histoire d’une étrange rencontre entre un instrument nouveau-né et le père absolu de la musique d’orgue : un orgue lilliputien pour servir un géant, Johann Sebastian Bach lui-même. On a coutume depuis quelques décennies d’entendre l’œuvre de Bach sur de fort beaux instruments historiques, souvent restaurés, mais respectant les couleurs de l’esthétique baroque allemande. Ici, point de voyage dans le passé mais une contemporanéité technique pleinement assumée qui respecte néanmoins parfaitement l’esprit des œuvres abordées sans le moindre anachronisme.

Henri-Franck Beaupérin, lauréat de nombreux concours internationaux, organiste émérite de la Cathédrale d’Angers, et désormais titulaire de l’abbaye de Sylvanès, est une personnalité haute en couleurs, pleine de ressources : c’est un improvisateur hors-pair, un interprète de grand talent mais aussi un expert en facture d’orgue. Après avoir mûri pendant quelques années son projet d’orgue modulaire, il a réussi son pari en élaborant, en partenariat avec la maison Robert Frères (ce concert étant dédié à Olivier, brutalement disparu en septembre dernier), un instrument assisté par ordinateur (permettant une infinité de combinaisons de jeux programmées) et constitué de caissons contenant les tuyaux répartis par familles et reliés électriquement à une console au design sobre. Habituellement juchés sur des tribunes qui les rendent la plupart du temps invisibles du public, les organistes sont des instrumentistes fantômes. Désormais, l’orgue Gulliver autorise une rare proximité du musicien avec son public, qui peut prendre conscience de l’extrême difficulté de coordination entre bras, mains, jambes et pieds et de positions parfois terriblement inconfortables. À cet athlétisme corporel s’ajoute la prouesse du cerveau, Henri-Franck Beaupérin livrant un programme très exigeant techniquement qu’il exécute par cœur in extenso.

Mais, au-delà de la performance, il faut souligner la grande cohérence du florilège envisagé pour cette inauguration, faisant la part belle aux transcriptions. On connaît le goût du Cantor, pour ce procédé permettant autant l’appropriation qu’une certaine forme de recréation des œuvres qui lui sont soumises. Bach n’eut de cesse de recycler quantité de pages sorties de sa plume comme de celles de ses contemporains (Vivaldi, Corelli, Marcello, Couperin, Fasch…), livrant de multiples adaptations d’œuvres dévolues initialement aux cordes frottées et aux voix pour les confronter aux idiomes spécifiques des claviers (clavecin et orgue). Conçu symétriquement de part et d’autre d’un point central (le Prélude et fugue en ré mineur), qu’encadrent les chorals Schübler et, pour les pôles extrêmes, la chaconne et la passacaille, le programme est régi par une architecture fréquente chez Bach (motets, Magnificat…) prouvant une connaissance intime poussée de l’univers bachien.

Dans son mot introductif, Philippe Drix (président de l’association Anacréon qui plaide la cause baroque sur la place angevine depuis plusieurs décennies) met en exergue le caractère de tombeau (pièce hommage chérie des compositeurs français) inhérent à la fameuse Chaconne extraite de la Partita pour violon solo BWV 1004. Celle-ci dissimulerait en effet plusieurs mélodies de chorals luthériens (notamment Christ lag in Todesbanden) en lien avec la mort comme l’espérance de la résurrection. C’est d’ailleurs la thèse défendue par Jose Miguel Moreno dans un remarquable album paru chez Glossa et intitulé De occulta philsophia. Bach aurait voulu exprimer sa douleur comme l’espérance que lui octroyait sa foi après avoir perdu brutalement sa première épouse Maria Barbara. Pièce gigantesque, articulée comme un immense triptyque (ré mineur, ré majeur, ré mineur), celle-ci sonne de façon tantôt impérieuse, tantôt très recueillie, les possibilités de coloris semblant infinies. Voilà qui permet d’emblée de découvrir toute la diversité des jeux et de caractériser au mieux chaque couplet. Ainsi envisagée, la pièce se pare presque d’une dimension orchestrale, certaines sections mobilisant de grands tutti, d’autres marquées par une réelle intimité.

La série des chorals Schübler renvoie, elle aussi, pour l’essentiel à l’art de la transcription. Le BWV 645 reprend l’aria de ténor de la cantate BWV 140 ; au BWV 647 correspond le duo pour soprano et alto de la cantate BWV 93 ; le BWV 648 renvoie, quant à lui, au duo avec choral instrumental de la cantate BWV 10 ; le BWV 649 s’appuie sur la cantate BWV 6 (magnifique aria de soprano avec partie violoncelle piccolo). Enfin, le BWV 650 puise dans la cantate BWV 137 (aria d’alto avec une volubile partie de violon solo). Seul le BWV 646 échappe à toute référence, les musicologues s’accordant à dire que celui-ci trouve son origine dans une cantate malheureusement perdue. C’est celui des Schübler qui fait le plus penser aux sonates en trio, les deux parties du haut s’échangeant perpétuellement un même matériau thématique (illustrant l’idée de fuite), tandis que le choral sonne à la basse. De nouveau, l’orgue Gulliver offre ses timbres bien définis permettant à Henri-Franck Beaupérin de faire chanter ces chorals avec vigueur. Le Choral du veilleur (BWV 645) s’anime d’une irrésistible joie dansante tout comme dans le choral de l’Avent Kommst Du nun, Jesu, vom HImmel herunter à la mélodie charnue et ornée qu’environne une main droite agile (un vrai vol d’anges). Plus grave d’esprit, le BWV 647 expose son magnifique contrepoint superposant un trio dont les motifs renferment le choral, qui est réservé à la basse. Le Magnificat allemand du BWV 648 diffuse une prière d’une grande intériorité bien loin de l’exubérance festive du motet éponyme de son auteur. Quant au BWV 649, il montre l’orgue sous une facette rarement exposée, celle de l’attendrissement (le choral fait référence à l’Évangile d’Emmaüs).

Le Prélude et fugue en ré mineur juxtapose deux pages nettement contrastées, grave dans son volet inaugural et plus alerte dans la fugue, cette dernière offrant la transcription de celle prévue pour violon solo dans la Partita BWV 1000 en sol mineur. Si cette dernière nous convainc d’emblée, le prélude nous paraît en revanche un peu terne que ce soit dans la registration comme dans la conception. Nous y aurions volontiers accepté une référence française (en inégalisant sans complexe et en donnant plus de caractère avec des jeux plus tranchés). En l’état, le prélude accuse une certaine faiblesse, comparativement à l’esprit altier de la fugue. Mais cette réserve est aisément compensée par l’envergure du final envisagée par Henri-Franck Beaupérin.

Adoptant un tempo retenu, la Passacaille en ut mineur, certainement un hommage au maître Buxtehude (dont les œuvres sur basse obstinée offraient de magistraux modèles) déploie ses 21 variations avec la majesté qui sied, s’amplifiant très progressivement et retrouvant certains des effets orchestraux de la chaconne inaugurale à laquelle elle semble répondre en miroir. Certains couplets s’imposent par leur autorité, d’autres par leur poésie qui voit le thème s’éclater en petites cellules aussitôt contrecarrées par des accords fougueux ou d’audacieuses guirlandes de triolets. Vient le thème fugué qui par son ambitieux développement clôture ce chef-d’œuvre organistique après un saisissant accord sur sixte napolitaine d’un grand dramatisme débouchant sur une conclusion empreinte d’une austère grandeur.

Chaleureusement applaudi, notre organiste offre en bis au public, la sinfonia introductive de la cantate BWV 146, elle-même provenant du Concerto pour clavecin BWV 1052. Si, lors du concert inaugural à Nantes en juillet dernier, cette page n’avait pas donné entière satisfaction (certains réglages de l’orgue n’étant pas encore totalement aboutis), elle vient au contraire ici démontrer l’absolue maîtrise d’Henri-Franck Beaupérin. Alternant ritournelles à l’unisson typiques du concerto vivaldien et passages en toccata marqués d’une grande virtuosité digitale, cette ultime pièce apparaît comme le véritable bouquet final de ce feu d’artifice qui, pendant une bonne heure a captivé un public très attentif et recueilli, séduit par un orgue aussi original que convaincant par l’étendue de ses moyens. Souhaitons que Gulliver et celui qui sait l’animer reçoivent le même accueil pour la tournée nationale et internationale d’ores et déjà programmée.



Publié le 18 oct. 2021 par Stefan Wandriesse