Cantates - Bach

Cantates - Bach ©Michel Boesch
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Quand Bach réjouit même les oiseaux

Un bon festival ? Un lieu magique dans lequel on peut, à la fois, nourrir son esprit et réjouir ses sens. Sans hésiter, nous inscrivons Saintes dans cette catégorie car nous en avons fait l’expérience, le 16 juillet 2018. A l’heure de l’apéritif, Stephan MacLeod et son Ensemble Gli Angeli (Les anges) Genève avaient inscrit au menu trois cantates de Johann Sebastian Bach (1685-1750). Peu de temps auparavant, Hélène Décis-Lartigau livrait quelques-uns de leurs secrets de fabrication.

Devant une salle comble, sa conférence gratuite prépare à l’écoute tout en éveillant la curiosité. S’adressant à un public qui ne demande qu’à apprendre, elle emploie fort judicieusement tous les registres d’une communication interactive : le questionnement pour tenir l’attention en éveil, l’image pour décrypter une partition ou décomposer le texte d’une strophe ; l’illustration sonore d’un passage caractéristique ; le verbe qu’elle sait rendre accessible et captivant. La simplicité de son propos décomplexe les moins initiés et subjugue ceux qui croient en savoir davantage. Une manière exemplaire de dédramatiser l’accès à la musique baroque en général et celle du Kantor de Leipzig en particulier.

Ici, Hélène Décis-Lartigau distille un conseil : « il faut toujours écouter très attentivement la ligne de basse, essentielle dans la musique baroque ». Là, elle convoque l’Histoire pour lutter contre l’écoute « anachronique » confondant une prière avec un divertissement musical. Son propos ouvre des pistes qui, pour trois d’entre elles, nous ont donné l’envie d’aller plus loin.

D’abord, rappelle-t-elle fort justement, une cantate est destinée à prendre place dans l’ordonnancement d’une liturgie. Qui mieux que Gilles Cantagrel saura nous l’expliquer en peu de mots ? « La cantate, tous le disent, joue dans la liturgie luthérienne de ce temps un rôle de prédication… On doit même la considérer comme le double de la prédication en chaire, elle l’annonce et parfois lui apporte sa conclusion… Ce que les fidèles entendent alors dans la « musique principale » n’est pas un morceau de musique, si beau soit-il, mais un commentaire spirituel magnifié par la musique… Dans la cantate, c’est donc bien un texte que l’on écoute, avec le supplément d’éloquence que lui confère une musique qui l’exalte et contribue à en révéler la signification profonde » (Les cantates de J.-S. Bach, Fayard, 2010).

Ensuite, Bach se manifeste comme le fruit d’une double ligne de parenté : spirituelle et musicale. Luthérien fervent, il partage également les convictions de Martin Luther (1483-1546) relatives à la musique. Notamment celles que celui-ci développe dès les premières lignes du poème dédicatoire ouvrant l’ouvrage de son ami Johann Walter (1496-1570) : « Vor allen freuden auff erden/ Kann niemand keine feiner werden/ Denn die ich geb mit meim singen - De tous les délices sur terre/ Aucun n’a plus de délicatesse/ Que celle que me procure le chant » (Lob und preis der löblichen Kunst Musica/ Louange et gloire à l’honorable art musical, 1538). Et de poursuivre en soulignant les effets attendus de la musique sur le fidèle : « Zum Göttlichen Wort und warheit/ Macht sie das hertz still und bereit - A la parole et à la vérité divine/ Elle apaise le cœur et le prépare». En cela, Luther installe une passerelle avec le second lien de filiation évoqué : la nuove musiche théorisée par Giulio Caccini (1551-1618). Pour lui, comme pour la multitude de ses continuateurs, la musique doit frapper les sens : muovere l’affetto dell’anima (remuer les passions de l’âme) écrit-il dans son recueil de monodie paru en 1602. En somme, le but de la musique n’est pas d’atteindre un Beau à la perfection géométrique mais de faire impression sur son destinataire, de susciter de l’émotion. Luther et Caccini, comme tous ceux qui les suivront, s’attacheront à dompter la puissance expressive de la musique pour ébranler leurs auditeurs. La musique devient alors le produit d’une alliance de l’esthétique et de la rhétorique. Une fois encore, la relation intime entretenue entre la cantate et le sermon se manifeste dans toute sa vérité.

Toutefois, gardons-nous d’idéaliser le contexte dans lequel Bach prodigue ses cantates. Bien loin de l’auditoire de l’Ensemble Gli Angeli Genève, acquis et concentré, l’assemblée à laquelle s’adressait le Kantor se caractérisait souvent par la dissipation et l’indiscipline. John Eliot Gardiner consacre deux belles pages au comportement des fidèles dans les églises de Leipzig (Musique au château du ciel, Flammarion, 2013). Particulièrement à cette « habitude très répandue parmi les fidèles d’arriver en retard et de repartir en avance ». Il raconte « ces entrées ostentatoires (des dames), juste à temps pour entendre le sermon… (qui) s’accompagnaient inévitablement d’amples rituels de salutations… Le tohu-bohu consécutif coïncidait exactement avec l’exécution de la Predigmusik, la cantate dominicale composée pour l’occasion par Bach ».

Enfin, n’oublions pas, insiste Hélène Décis-Lartigau, que Bach compose sa musique en fonction des musiciens disponibles. Dans l’ensemble, il est fort mécontent du niveau technique des jeunes interprètes de la Thomasschule. John Eliot Gardiner, une fois encore, dénombre les nombreuses défaillances avec lesquelles il peine à s’accommoder : élèves mal nourris, désordres fréquents, « augmentation du nombre des enfants dépourvus de compétence musicale », brouilles au sein de l’équipe éducative. En revanche, il n’hésite pas à optimiser le potentiel des musiciens les plus doués. Ici, la cantate BWV 94 profite du passage d’un flûtiste virtuose (Pierre-Gabriel Buffardin (1689-1768), soliste attaché à la Cour de Dresde ?). Plus tard, en 1730, avec la cantate BWV 51 Jauchzet Gott in allen Landen (Exaltez Dieu dans toutes les contrées), il mettra à profit la voix d’un jeune élève de la Thomasschule, Christoph Nichelmann (1717-1762) et les talents du trompettiste virtuose Gottfried Reiche (1667-1734).

Lorsque, le 1er juillet 1723, Bach est intronisé par le Conseil de la ville de Leipzig, il prend place dans une Stadtmusik (musique municipale) solidement charpentée. « Etant donné que l’activité du Kantor en faisait l’adjoint du prédicateur, qu’il imprimait à la communauté des fidèles, le sceau de l’endoctrinement » (Alberto Basso, Jean Sébastien Bach, Fayard, 1983), il se devait d’entretenir des relations privilégiées avec le pasteur Salomon Deyling (1677-1755), au demeurant professeur à la Faculté de théologie de l’université de Leipzig et récemment promu Surintendant du diocèse (avril 1721). L’encadrement doctrinal était donc solidement établi. Mais le compositeur ne pouvait ignorer les goûts du public s’il entendait parler à leur âme. Or, souligne Alberto Basso, « la ville était le rempart établi de la haute théologie luthérienne, mais en même temps le lieu de délices de cet esprit galant que la haute et la moyenne bourgeoisie saxonne voulait à tout prix extraire de la culture française et adopter pour leur. Conscient de devoir tenir le milieu entre les deux pôles de la ferveur spirituelle et du goût mondain, Bach s’appliqua à proposer à ses débuts des œuvres conciliantes et séduisantes ».

Est-ce ce qui l’inspire lorsqu’il travaille aux trois cantates inscrites au programme de notre concert ? Elles sont composées pour les offices des septième (BWV 107), huitième (BWV 178) et neuvième (BWV 94) dimanches après la Trinité de l’an 1724. Bach entre alors dans sa deuxième année d’exercice des fonctions de Thomaskantor et de Director musices de la ville. Avec ces cantates pour le temps de la Trinité, il avance dans son second cycle de cantates, cycle qui s’achèvera le dimanche de la Sainte Trinité (27 mai 1725) avec la cantate BWV 176 Es ist ein trotzig und verzagt Ding (C’est une chose obstinée et pusillanime).

Si les trois cantates retenues sont bien consécutives, Stephan MacLeod a choisi de les interpréter en inversant l’ordre chronologique de leur création. Bien entendu, nous ignorons tout de ses raisons. Cependant, nous y décelons une logique relative à leur thématique. Si la cantate BWV 94 oppose la vacuité du monde terrestre à l’amour sincère pour Jésus, la suivante (BWV 178) assure le croyant éprouvé de la protection divine alors que la dernière (BWV 107) médite sur la confiance en la Providence divine.

Le synopsis de la cantate de choral BWV 94 adopte une rhétorique binaire : le monde terrestre n’est que vanité ; la richesse authentique se trouve auprès de Jésus ; alors Was frag ich nach der Welt ? (Que puis-je attendre du monde?). Ce thème s’inscrit clairement dans la tradition luthérienne opposant une vie terrestre soumise à la souffrance à une vie céleste magnifiée.

Les lectures prescrites pour ce dimanche 6 août 1724 évoquent deux situations : pour fêter leur libération d’Egypte, un grand nombre des compagnons de Moïse a cédé à des « convoitises mauvaises » et « ils périrent victimes de l’Exterminateur » (Corinthiens, I, 10 : 6-13) ; un intendant infidèle achète « des amis avec le malhonnête argent » pour qu’une fois chassé, il soit accueilli chez eux (Luc, 16 : 1-9). Pour alimenter sa prédication en musique, Bach fait réaménager le texte d’un hymne de Balthasar Benjamin Kindermann (1636-1706) chanté sur la mélodie O Gott, du Frommer Gott (O Dieu, Dieu pieux) du compositeur Ahasverus Fritsch (1629-1701). Ses huit strophes se métamorphosent alors en huit mouvements.

Posée sur un unique accord au continuo, la brève entrée instrumentale sautille, emportée par une flûte solo pétulante inspirée par ces sonates pour flûte dont il achèvera la dernière l’année suivante, en 1725 (BWV 1035). En véritable magicien, Alexis Kossenko fait tourbillonner les sons, projette des guirlandes de notes tourbillonnantes au point d’étourdir un public admiratif. Tandis que les instruments poursuivent leur vagabondage insouciant, le pupitre des sopranos égrène posément la première strophe, ligne après ligne, soutenu en contrepoint par les autres pupitres du chœur. Le contraste est marqué entre le chant homophone et les arabesques auxquelles se livrent les instruments, particulièrement la flûte et les violons. Le rythme syllabique s’impose de bout en bout. A peine certains mots sont-ils discrètement ornés pour souligner l’éclat des trésors (Schätzen) ou la joie que procure la compagnie de Jésus (ergötzen).

Beaucoup plus expressif, l’aria pour basse. Stephan MacLeod troque maintenant ses habits de directeur pour ceux de soliste, comme il le fera tout au long du concert, à chaque air pour basse. Le texte compare le monde à une fumée qui se dissipe ou une ombre qui disparaît. De longs mélismes projettent l’image de la fumée qui se disperse (verschwindet) tandis que l’ombre est figurée par des notes longuement tenues. Quant à l’âme (Seele), elle emprunte une longue ligne ascendante qui la conduit à Jésus.

Le mouvement suivant est représentatif d’une prédication en musique. Un commentaire est glissé après chaque verset de la troisième strophe du texte de Kindermann, faisant alterner une ligne du texte ancien (1664) avec un récitatif libre absolument contemporain. La visée est manifestement édifiante : éclairer davantage la foi par l’intelligence du commentaire. Le hautbois donne le ton avant de soutenir le ténor dans l’énoncé du premier verset. Puis vient le commentaire. L’accompagnement n’intervient plus que par intermittence, ponctuant uniquement le dernier mot de chaque ligne. Comme si le commentaire du soliste ne devait être contaminé par aucune interférence sonore. Ce choral incrusté de courts récitatifs peint deux tableaux : celui du présomptueux qui finit dans la tombe et celui du chrétien accueilli auprès de Jésus. Si le premier est piqueté de couleurs sonores vives, la composition du second est empreinte de délicatesse. Chacun de ces trois mouvements s’achève toujours par la même question : qu’ai-je à attendre de ce monde ?

L’aria de l’alto comporte deux temps, comme la thèse et l’antithèse dans toute bonne rhétorique. Le premier s’inscrit dans le registre des déplorations. Le tempo est contenu. La flûte languit alors que la voix pleure sur ce betörte Welt (monde égaré). Le chant est ponctué par de longs silences. Bach choisit ici une nuance pianissimo, loin de la dénonciation tonitruante du texte. Le ton évoque à la fois l’accablement et l’attente d’une consolation. La seconde partie s’anime d’abord pour souligner le choix courageux : Jésus plutôt que Mammon (symbole de la richesse matérielle). Puis le tempo retrouve une allure plus grave. Il est d’abord marqué par la vénération avant de s’achever, une nouvelle fois, sur le ton d’une complainte. Comme une forme de résignation face à la difficulté de s’extraire du monde matériel. Christelle Monney manie à merveille les nuances, façonne les sons avec tendresse et les diffuse avec la limpidité d’une eau claire.

A l’image du troisième mouvement, le cinquième commente chacun des versets de la cinquième strophe du choral de Kindermann. Excellant dans l’art de la persuasion par la répétition, Bach ne fait que rappeler la morale du jour. Ici également, l’accompagnement instrumental de la voix de basse est minimaliste, se limitant à la basse continue. Le rythme est lent comme pour permettre à l’assemblée de s’imprégner de chaque terme tout en méditant sur le sens d’un texte en forme d’admonestation. Par contraste, le sixième mouvement est traversé par un lyrisme joyeux. Bach choisit la vision optimiste en décrivant le monde terrestre de façon séduisante, soulignant ihre Lust und Freud (ses plaisirs et ses joies) par des mélismes radieux. Cependant, si erhöhen (s’élever) gravit gaillardement une ligne mélodique ascendante, elle ne parviendra pas à son but, même après la répétition de la strophe. Car tout ceci n’est que mirage, souligne le ténor. « Manœuvre d’antithèse, déconcertante et imprévisible, la négation des biens terrestres est promue par un discours tout empreint de mondanité, orné de ces aspects mêmes de la beauté terrestre que le fidèle est appelé à repousser », constate Alberto Basso.

Sur un rythme de bourrée dirigé par le hautbois, l’aria pour soprano tempère les deux interventions précédentes. Son choix est fait : ich will nur meinen Jesum lieben (Je ne veux qu’aimer mon Jésus). Ce choix diffuse un parfum apaisant, malgré les turpitudes d’ici-bas. Si la première partie est à dominante syllabique, la seconde voit fleurir les ornements, soulignant les mots Glauben (foi) et selig (bienheureux) par des mélismes colorés.

Le choral final déploie, sous une forme harmonisée, les deux dernières strophes. Voix et instruments chantent à l’unisson, admirables d’unité et de ferveur mais toujours en quête d’une réponse à la question : qu’attendre de ce monde ? Sans doute sont-ils alors rejoints, en 1724, par toute l’assemblée des fidèles, dans une turba (chœur de foule) à laquelle il faudrait, selon nous, convier plus souvent le public pour lui faire sentir physiquement les vibrations que procure une participation active à la re-création d’une telle œuvre.

Le dimanche précédent, le 30 juillet 1724, Bach avait fait exécuter la cantate BWV 178 Wo Gott der Herr nicht bei uns hält (Si Dieu, le Seigneur, ne se tient pas à nos côtés). Comme la précédente et la suivante, elle appartient à la catégorie des « cantates de choral », cette relecture libre d’un cantique traditionnel luthérien auquel le librettiste emprunte tout ou partie de la matière littéraire.

En ce huitième dimanche après la Trinité, les deux textes sur lesquels s’appuient le sermon et, par conséquent la cantate, appellent à distinguer deux catégories d’humains : les fils de Dieu, « cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés par lui » et guidés par l’Esprit (Romains, 8 : 12-17) ; les loups « déguisés en brebis » qui agissent comme des faux prophètes (Matthieu, 7 : 15-23). Pour illustrer cette invocation à la Trinité secourable, Bach choisit un cantique d’un autre ami de Luther, Justus Jonas (1493-1555). Celui-ci y paraphrase le Psaume 123/124 qui évoque le besoin d’aide face à la rage des ennemis. La cantate développera donc le thème suivant : Dieu protège le croyant éprouvé. Quant à la mélodie du cantique, elle provient des Réformateurs de Wittenberg, sans précision de son auteur.

D’emblée, une ritournelle instrumentale nous projette sur un champ de bataille où unsre Feinde toben (nos ennemis se déchaînent). Le rythme pointé et nerveux, les coups d’archets farouches, la frénésie des hautbois et d’un cor d’harmonie figurant les fanfares annoncent l’imminence d’un combat. Images pour lesquelles notre mental ne peut mobiliser que des références cinématographiques. Mais images fortement suggestives pour Bach et ses contemporains, la terrible guerre de Trente Ans n’ayant pas été effacée de la mémoire collective. Un cantus firmus (la mélodie du choral) homophone tente de dominer cette agitation instrumentale. Mais dès le second verset, l’ivresse belliqueuse se propage au chœur, malgré le recentrage tenté par le cor d’harmonie. Si les soprani et les altos poursuivent imperturbablement le cantus, les autres parties adoptent un rythme de marche militaire et étoffent leur ligne mélodique par des ornements impétueux, soulignant particulièrement certains mots comme toben (se déchaînent), oben (tout là-haut), verloren (perdu). Toute la cantate se trouve finalement résumée dans ces trois mots : la violence des ennemis, la protection attendue du Très-Haut, le risque de défaite si elle faisait défaut.

Comme dans la cantate précédente, le récitatif de l’alto chante d’abord un verset de la seconde strophe du choral sur le mode du cantus firmus, simplement accompagnée par un continuo qui n’a cependant rien perdu de sa fébrilité. Cette superposition d’un mouvement presto au continuo et piano à la voix créé un effet de contraste saisissant. Puis vient le moment du commentaire. Une fois encore, son accompagnement est discret, appuyant juste la fin de chaque verset. Toujours à la recherche des effets de contrastes, l’aria pour la basse est nettement plus figurative. Dès l’entrée instrumentale, l’annonce d’une tempête est suggérée par les cordes. En surlignant par un mélisme insistant le terme wilden Meereswellen (flots sauvages de la mer) nous sommes submergés par une symphonie descriptive que l’on peut également entendre à l’opéra (sauf à Leipzig qui refuse encore cette forme de divertissement). La voix tremble pour énumérer les dangers qui s’accumulent : le navire prêt à couler (Schiff zerschellen), la rage des ennemis (Feinde Wut), le royaume de Satan qu’ils tentent d’agrandir (erweitern), le risque d’anéantissement (zerscheitern) du frêle esquif du Christ (image traditionnelle du bateau figurant l’Eglise).

Après cette scène à haute densité dramatique, le ténor délivre un message d’espérance, celui qui est contenu dans la quatrième strophe du choral de Justus Jonas. Un espoir porté avec humilité par une ligne mélodique peu ornée. Tempéré également par une angoisse sous-jacente, celle de l’incertitude relative à l’échéance : Du wirst einmal aufwachen (tu t’éveilleras un jour). En revanche, les hautbois installent un climat de réjouissance, comme pour rassurer malgré tout.

Place à nouveau à la seconde séquence de prédication en musique. Cette fois, elle convoque un effectif plus conséquent et prend la forme d’une scène d’opéra miniaturisée. Si chaque verset du choral est chanté à l’unisson par un trio (alto, ténor, basse), les commentaires sont répartis entre les trois solistes. Le tempo est plus dynamique que dans les séquences précédentes. D’autant que le commentaire peut se limiter à un seul mot (Jedoch/ Cependant) de transition entre deux versets du choral. Cette alternance du texte d’origine et d’un développement moderne confronte deux états d’esprits : l’assurance tranquille de la tradition face à la griserie des faux prophètes et des forces du Mal.

L’aria pour ténor cible justement une catégorie de ces faux-prophète. Dans une strophe ajoutée au texte de Justus Jonas, elle adjure la raison chancelante de se taire (Schweig nur, taumelnde Vernunft). Très probablement, Bach prend ici parti pour la tradition luthérienne confrontée aux coups de butoir du rationalisme militant dont Baruch Spinoza (1632-1677) ou Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) constituent les figures emblématiques. En effet, l’Allemagne voyait alors se développer des démarches scrutant les fondements de la foi avec des méthodes d’inspiration scientifique. « C’est au fil de cette évolution ou plus exactement de cette révolution du mode de penser qu’éclate au grand jour… le conflit devenu inévitable entre savoir et foi » (Daniel Minary, Le problème de l’athéisme en Allemagne..., 1994). Dans cette charge mordante, Thomas Hobbs assène vigoureusement à la raison une quinzaine d’injonctions à se taire (Schweig). Il vit le chant qu’il produit. Son engagement est total et d’une sincérité touchante. Le tempo imposé par les violons est nerveux et la tonalité du propos est abrupte. L’écriture musicale souligne quelques mots par des procédés expressifs de nature à dévaluer l’adversaire qui, d’avance, a perdu (mélisme sur verlorn) : ici un tremblement sur taumelnde (chancelant), là une ligne ascendante pour accéder à la grâce (Gnaden). Une admirable figuration du combat intérieur entre le doute et la certitude, la foi et l’exigence de preuves matérielles.

Le choral final, harmonisé à quatre parties, apaisera le climat tourmenté de cette cantate de combat. C’est à l’unisson que les voix et les instruments chantent le rechter Lieb des Glaubens (le juste amour de la foi). Une manière de rassembler la communauté des fidèles sous la protection divine. Une façon également pour Bach de refouler ses pulsions en toute civilité, suggère John Eliot Gardiner : « On se demande s’il n’y a pas ici une histoire cachée – celle de Bach travaillant dans un environnement hostile, de ces conflits du moment avec les autorités de Leipzig atteignant soudain un degré d’effervescence… Combien il devait éprouver de satisfaction à canaliser toutes ses frustrations et son énergie indignée dans sa musique pour les voir ensuite retomber en pluie depuis la galerie du chœur sur ses cibles assises en contrebas » (Musique au château du ciel).

Dimanche 23 juillet 1724 : septième dimanche après la Trinité. Bientôt va résonner la cantate BWV 94 Was willst du dich betrüben (Pourquoi veux-tu t’affliger ?). Les deux lectures prescrites décrivent un Dieu généreux à l’égard de ceux qui lui accordent leur confiance. « Le salaire du péché, c’est la mort » ; affranchi du péché, le chrétien reçoit « le don gratuit » de la vie éternelle rappelle l’Epître aux Romains (6 : 19-23). L’épisode évangélique de la multiplication des pains illustre cette attention portée par Jésus aux personnes qui le suivent : « J’ai pitié de cette foule » (Marc, 8 : 1-9). Pour Bach, les sept strophes du choral du pasteur et poète évangélique Johann Heermann (1585-1647) constituent un point d’appui pertinent pour sa prédication en musique. Contrairement aux deux autres cantates, il conservera intégralement le texte du cantique, sans commentaires ni paraphrases. Peut-être était-il pressé par le temps car, la semaine passée, il s’était rendu à Köthen, sa résidence précédente (ce qui explique également l’absence, dans le catalogue, d’une cantate pour le sixième dimanche après la Trinité). Tout l’art du musicien consistera donc à varier les formes et les tonalités pour revêtir le cantique de nouveaux habits sonores. Pour mémoire, selon Alberto Basso, cette cantate est la première, à Leipzig, à utiliser la flûte traversière (Querflöte) en couple.

L’ouverture instrumentale est couverte d’un voile d’une douce mélancolie nourrie par les flûtes et les hautbois. Un chœur homophone soutenu par le cor d’harmonie énonce, l’une après l’autre, les trois phrases formant le texte de la première strophe. Quant à la partie instrumentale, elle poursuit son chemin parallèlement au cantus firmus. Elle caresse avec tendresse une âme qui hésite encore entre la résignation et la confiance en Dieu. Mélancolie figurée par le frottement délicat des archets évoquant l’écoulement de gouttes d’eau. Pourtant, la partie vocale se veut rassurante : Vertraue ihm allein (Aie confiance en lui seul). Le langage délicatement orné des soprani est porté par les hautbois tandis que les autres pupitres suggèrent une plus grande sérénité.

La seconde strophe est construite musicalement en forme de récitatif. Tandis que les hautbois ponctuent chaque fin de verset, la basse s’exprime en qualité d’ambassadeur de Dieu : Denn Gott verlässet keinen (Car Dieu n’abandonne personne). Le ton est doctoral et le tempo posé. Tout juste insiste-t-elle sur deux mots-clés, les soulignant par des mélismes appuyés : Freuden (joie) et retten (sauver). Comme si elle changeait de costume, la basse poursuit par un aria exprimant le soulagement. Dans une ritournelle de transition, les violons caracolent dans les aigus d’un monde céleste, contrastant avec un continuo qui marche d’un pas balancé vers son destin. Comme s’il tentait de donner les clés d’un message subliminal, Bach éclaire certains termes par des ornements, faisant apparaître un texte dans le texte : sois intrépide (unerschrocknem) pour obtenir (erjagen) ce qui t’est utile et bon (répétition de Was dir ist nütz und gut) selon Sa volonté (Rat).

Ces sept strophes suggèrent une construction en arche. La quatrième strophe est donc celle au cours de laquelle s’opère le retournement. Dans cet aria, le ténor décrit les maléfices de Satan (première partie), contrecarrés par l’action divine (seconde partie). L’accompagnement instrumental est réduit à l’orgue et au violoncelle. Pour exprimer le désordre provoqué par le Mal, sa ligne mélodique est agitée, alternant périodes d’accélérations et silences pesants. Une fois encore, le traitement musical de certains mots décrit de façon expressive les actions diaboliques. Ici, il reflète la violence de la confrontation (un mélisme fiévreux sur toben/ se déchaîner) ; là, il décrit les instruments diaboliques (un mélisme en forme de ricanement sur Spott/ dérision). Avant de prononcer finalement, par le procédé de la répétition, un acte de foi : Denn dein Werk fördert Gott (Car Dieu soutient tes œuvres).

Les trois strophes suivantes sont habitées par la félicité. Le hautbois apporte une touche pastorale dès l’ouverture de l’aria pour soprano. Dans une première partie, Aleksandra Lewandowska rayonne du bonheur suscité par la protection divine. Les mots comme Ehren (gloire) et Seligkeit (bonheur) sont salués par une ligne ascendante généreusement ornée. Sans se départir de son optimisme, elle consent à examiner l’hypothèse d’un refus d’assistance opposé par Dieu. Pourtant, le changement de ton est radical sur le dernier verset. Sur le mode d’un cantus firmus, elle énonce en notes longues un enseignement qui doit absolument être entendu par l’assemblée des fidèles : Was Gott will, das geschiet (Ce que Dieu veut s’accomplit). Profession de foi typiquement luthérienne : « Heureux qui se soumet à la volonté de Dieu car le malheur ne l’atteint pas », écrivait Martin Luther. Joie qui fait étinceler l’aria pour ténor. Deux flûtes et deux violons s’ébattent sur un tapis de pizzicati tandis que le ténor exprime paisiblement la sérénité que lui procure la foi. A nouveau, les procédés expressifs mettent à jour un résumé du texte : j’aspire (strebe) et j’attends (wart) fermement (feste) que Dieu fasse selon sa volonté (Gott mach es, wie er will). Profession de foi proclamée dans un choral final harmonisé emporté au rythme d’une sicilienne.

Final ô combien paisible après la puissance expressive des deux cantates précédentes. Mais le public en redemande malgré l’heure du midi déjà largement entamée. Satisfaction lui est donnée par la reprise du chœur d’ouverture de cette dernière cantate. Mais au préalable, Stephan MacLeod entendait remercier des musiciens inattendus. En effet, il fait observer que les occupants permanents de l’église ne se sont tus qu’aux moments d’accordage des instruments. De toute évidence, ces oiseaux ont apprécié ces pages du grand Bach interprétées par des artistes encore peu connus, mais qui marqueront de leur pierre la discographie déjà bien consistante d’un compositeur que l’on écoute toujours avec le plus grand plaisir. Plaisir d’autant plus intense lorsque ces interprètes sont généreux et engagés.



Publié le 31 août 2018 par Michel Boesch