Bach & Haendel à l’Auditorium de Lyon

Bach & Haendel à l’Auditorium de Lyon ©CBC Music
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Compétition sans âme ou réjouissante union des styles ?

Le Centre culturel de rencontre d’Ambronay et l’Auditorium-Orchestre national de Lyon s’associent pour une série de concerts de musique baroque. Ce soir, cette complicité invite le chef québécois Bernard Labadie à diriger l’ONL dans un programme de suites d’orchestre de deux grands compositeurs du XVIIIe, J.S. Bach et G.F. Haendel.

En 1782, le critique Johann Friedrich Reichardt compare Jean-Sébastien Bach (1685-1750) et Georg Friedrich Haendel (1685-1759), assurant sa préférence pour les œuvres du second ; quelques années plus tard, le compositeur anglais Charles Burney confirme lui aussi cette préférence. A l’inverse, Carl Philipp Emanuel Bach défend son père, rejoint bien plus tard par le chef Wilhelm Furtwängler. Depuis plus de deux cents ans, il existe donc une compétition – malgré eux – entre ces deux compositeurs allemands, l’un n’ayant jamais quitté son pays, le second ayant adopté l’Angleterre en 1711. Tout en admettant le conflit futile, l’Orchestre national de Lyon invite l’auditeur à se forger son propre palmarès en proposant en programme deux suites pour orchestre de Bach – la n°4, en ré majeur, et la n°2, en si mineur –, et les deux premières suites de la série Water Music de Haendel.

Installé à Londres dès 1711, dans le but de conquérir un public peu habitué aux opéras, Haendel est rejoint en 1714 par son ancien protecteur Georg Ludwig, prince-électeur de Hanovre, qui succède à la reine Anne Stuart sur le trône d’Angleterre, devenant ainsi Georges Ier. Ce nouveau roi apprécie organiser des promenades sur la Tamise, accompagné de divertissements musicaux : les musiciens escortent depuis la berge ou depuis des embarcations le bateau royal tout en interprétant des œuvres composées spécialement par le compositeur de la cour, le très apprécié Haendel. Ces divertissements, composés entre 1715 et 1717, sont réunis en trois suites d’orchestre connues sous le nom de Water Music.

Un tout petit peu plus tard, de 1717 à 1723, Bach est aussi au service d’un prince mélomane – et musicien –, Léopold d‘Anhalt-Coethen. Prince calviniste, celui-ci ne commande pas d’œuvres religieuses à son maître de concert – ce qui reste inhabituel dans la tradition musicale et religieuse de la famille Bach. Jean-Sébastien a alors tout le loisir de composer des œuvres instrumentales et des divertissements. C’est ainsi qu’il compose des suites, dont certaines pour le prestigieux orchestre de la cour. Les Suites n°2 et 4, interprétées ce soir, dateraient de la fin de cette période de Coethen, entre 1721 et 1723.

Le concert commence par la Suite n°1 en fa majeur de Haendel. Les premières doubles de la première partie lente de l’ouverture à la française sont déjà douteuses : les violons ne semblent pas ensemble, et encore moins avec le hautbois, plus nerveux et rapide. L’acoustique de la grande salle de l’Auditorium n’étant pas la meilleure pour le répertoire baroque, les parties solistes des deux chefs d’attaque des violons se noient et sonne brouillon. Rythmiquement, l’ensemble ne paraît pas très précis. Pourtant, on apprécie l’homogénéité des cordes et leurs propositions de couleurs, particulièrement lors de leur accompagnement du hautbois. Dans la deuxième partie rapide, les cors (pourtant « seulement » deux) ressortent très bien et surplombent l’ensemble, sans que ce déséquilibre ne soit dérangeant. Que ce soit dans l’Adagio, l’Andante ou le Presto, on prend conscience de la qualité technique des instrumentistes de l’ONL (en effectif évidemment réduit à une trentaine de musiciens), dont le jeu se veut impeccable, avec des efforts patents d’intentions et de couleurs.

Toutefois, l’interprétation n’est en rien réjouissante, certainement loin d’une fête royale aquatique (en tous cas telle que l’on pourrait se l’imaginer, faute d’enregistrements…). La direction de Bernard Labadie ne semble pas réussir à insuffler la fougue qu’on lui connaît dans ses interprétations d’opéra. Assis et dirigeant sans partitions, le chef québécois use pourtant de gestes amples et se meut sur son siège, mais certainement trop peu précis, plus adéquats à une direction vocale qu’à une direction instrumentale. La vocation de l’Orchestre national de Lyon est assurément l’interprétation d’œuvres romantiques et modernes, où il excelle. Car il semble que l’interprétation d’œuvres du répertoire baroque ne soit pas aussi étudiée et ressentie que d’autres ensembles spécialisés peuvent le faire. Le mouvement suivant de la suite, l’Air, en est un étrange exemple : très élégant et très bien joué, cet air sonne comme un pastiche néo-classique, par des éclaircissements de nuances et de phrasés quasi romantiques (des intentions de galanterie avant l’heure ?). Le trio du Menuet étonne aussi : la jolie partie mélodique des altos est volontairement mise très en avant, les violons alors en retrait ; l’effet n’est pas mauvais, mais reste inattendu. Autre interprétation originale dans la Bourrée, d’abord amusante avec ces réponses bien menées entre les cordes et les bois, mais avec une reprise du thème plus rapide et agrémentée de nuances en soufflets esthétiquement douteuses. Après cette première œuvre, il est confirmé que le Baroque est un répertoire nécessitant passion ou, à défaut, une reconnaissance d’une complexité musicale, malgré les apparences, que ne semble pas avoir l’ONL ce soir.

Pour la Suite pour orchestre n°4 de Bach, les deux hautbois et le cor anglais sont placés juste devant le chef, entourés des cordes. Ce placement s’avère très vite judicieux, afin de les entendre mieux malgré la dizaine d’instrumentistes à cordes, mais cela semble ne pas être suffisant. Dès l’ouverture, on ne comprend pas bien les différents plans sonores, entre cordes et vents. Peut-être encore l’acoustique, mais même le jeu du quatuor à anches entre eux ne sonne pas très clair. C’est dans cette œuvre que l’on se pose la question de l’utilité réelle du chef : certes, les musiciens restent attentifs à ses départs et à ses fins, mais entre les deux, personne ne paraît prêter attention à ses intentions. L’orchestre fait certes preuve de gestes musicaux élégants, mais parfois en désaccord évident avec les indications du chef : par exemple, un geste invitant les violons 1 à plus de douceur est suivi immédiatement d’un élan quasi-lyrique… Il faut saluer tout de même un mouvement final Réjouissance très bien joué.

La deuxième partie de concert débute par la Suite pour orchestre n°2 de Bach. Les musiciens s’y montrent bien plus précis, avec des intentions plus intelligibles et même intéressantes. Emmanuelle Réville, en flûte solo sur le devant de la scène, ne ressort pas excessivement, jouant la plupart du temps à l’unisson des violons 1, mais le son doux et agréable de son instrument participe très bien à la couleur de l’ensemble. Techniquement et musicalement, la flûtiste se montre impeccable, avec des phrasés joliment menés, sans folie toutefois. Après un rondeau élégant, l’ensemble joue la sarabande en douceur, comme la flûte, qui n’est toutefois jamais couverte. Le chef est assurément très attentif aux phrasés de la soliste mais sa battue reste un rien imprécise, d’où certaines petites instabilités. Dans les bourrées, malgré ses gestes qui veulent insuffler énergie et présence, l’orchestre reste néanmoins relativement dans une certaine retenue. Toutefois, la Polonaise est dansante, bien équilibrée, avec un beau solo de la flûte, bien accompagnée du continuo dans le Double. Puis, dans le Menuet ou la célèbre Badinerie, les contrastes et le jeu vif et précis des instrumentistes accompagnent parfaitement Emmanuelle Réville, à la technique irréprochable et reconnue par les applaudissements du public.

La soirée se termine par la Suite n°2 du Water Music, plus connue et accessible pour le public – et les musiciens. Lors de cette soirée, c’est assurément lors de l’interprétation de cette œuvre que le public semble le plus attentif et les musiciens plus engagés. Malgré un début à la tenue de tempo douteuse (particulièrement les violons sur certaines de leurs croches), l’orchestre est majestueux, magnifié par les cuivres éclatants et les fières timbales. Les jeux d’échos entre les différentes familles d’instruments créent des contrastes de plans sonores particulièrement convaincants dans le Hornpipe. Cette courte suite finit par une bourrée réjouissante et dansante, la puissance et le rythme des cuivres et des timbales encourageant tous les musiciens à moins de retenue.

C’est donc après une première partie à l’interprétation douteuse et même sans âme que les musiciens de l’Orchestre national de Lyon et le chef Bernard Labadie nous montrent les similitudes entre deux compositeurs contemporains et pourtant si différents. Car, au lieu d’une pseudo-compétition, ces suites pour orchestres semblent davantage inviter à la réjouissance et à l’union des styles et des traditions musicales : le contrepoint germanique, le style concertant italien, la suite de danses et l’ouverture à la française, avec quelques ajouts de tradition anglaise chez Haendel. Ainsi, la problématique de la soirée n’est-il sans doute pas axé autour des talents de deux grands compositeurs allemands mais peut-être serait-ce la suivante : Bach & Haendel, une compétition sans âme ou une réjouissante union des styles ?



Publié le 24 oct. 2017 par Emmanuel Deroeux