Bach à voix basse - Nathalie Stutzmann & Leon Košavić

Bach à voix basse - Nathalie Stutzmann & Leon Košavić ©Festival de Froville 2019
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Comme hors du temps…


Le temps est assujetti à un paradoxe inéluctable. Il est tout autant précis lorsqu’il correspond à une durée dite mesurable qu’il n’est nébuleux lorsqu’il provoque le mouvement ininterrompu par lequel l’avenir devient le présent, le présent le passé… Et le passé, la nostalgie voire l’oubli d’un temps éloigné…
De manière inexorable, le temps agit avec et/ou contre nous. Il se repaît de nos existences, les balaie d’un souffle impitoyable. Ce constat, quelque peu glaçant, nous remémore une pensée de Jean-Marie Vianney (1786-1859), dit le Curé d’Ars, « nous ressemblons à ces petits tas de sable que le vent ramasse sur le chemin, qui tournent un petit moment et se défont tout de suite après. » Il est vain de lutter contre. Il sort toujours triomphant de la lutte que certains d’entre-nous lui livrent avec acharnement. Bataille perdue !
N’allons chercher aucune once de mélancolie dans ces propos. Ils sont juste animés par la seule conscience du caractère éphémère et précieux de la vie. Rares sont donc les moments où nous souhaiterions que deux infimes heures, comparées à l’échelle incommensurable du temps, durent une éternité.
S’agissant d’éternité… Nous l’avons vécue, toutes et tous ce soir, grâce au programme présenté par Nathalie Stutzmann, accompagnée par le baryton basse Leon Košavić et de l’ensemble instrumental, le feu Orfeo 55. Nous employons l’adjectif « feu » avec une certaine peine. Le temps et surtout son corollaire, l’argent, ont eu raison de l’Ensemble…

Répondant à l’invitation de Laure Baert, directrice artistique du Festival de musique baroque et sacrée de Froville, Nathalie Stutzmann, en artiste accomplie dans son acception la plus noble, se réinvente perpétuellement malgré un agenda bien rempli.
Marraine du festival depuis 2018, elle nous propose un programme de Cantates, composées par Jean-Sébastien Bach (1685-1750), autour de deux voix graves : l’une de contralto et l’autre de baryton-basse. Le programme s’intitule : « Bach à voix basse. »

Le terme cantate vient du verbe italien cantare qui signifie « chanter ». Autrement dit, la cantate est une pièce vocale avec accompagnement instrumental, requérant parfois un chœur comme dans la Cantate BWV 56, « Ich will den Kreuzstab gerne tragen » – « Je porterai joyeusement la Croix », inscrite au programme.
Le terme apparaît au début du XVIIème siècle en Italie et renvoie à une large variété de compositions. Deux styles sont à distinguer : d’une part, la cantate de chambre (cantata da camera) fondée sur un texte au thème profane et d’autre part, la cantate d’église (cantata da chiesa) de dimension sacrée. Se différenciant de l’opéra, la cantate est dépouillée de tout effet théâtral ou dramatique. Seule l’expression, mise en musique, doit s’imposer.
C’est ce dernier style, destiné à être joué pendant le culte, qui est privilégié dans l’Allemagne protestante, notamment chez les luthériens comme Bach.

Le Cantor de Leipzig a composé plus de deux cents cantates d’église dont les références culturelles et spirituelles s’inspirent de l’Aufklärung (le Siècle des Lumières en Allemagne) et de la théologie luthérienne. Agé seulement de vingt-deux ans, en 1707, il est nommé organiste à l’église Saint-Blaise de Mühlhausen. Il y compose ses premières cantates. Durant ses années à Leipzig (à partir de 1723), il continue à écrire des cantates. Selon le musicologue et écrivain Gilles Cantagrel (1937 - ), Bach est « un admirable connaisseur des Ecritures, […], un serviteur de liturgies qui associent étroitement la parole et la musique, le verbe et le son. », propos tenus devant l’Académie des Beaux-Arts le 16 janvier 2008.

Nathalie Stutzmann dresse fidèlement le portrait de la symbolique des voix chez Jean-Sébastien Bach. Elle juxtapose la puissance du Christ (Vox Christi) à la finitude et au salut de l’homme (Vox Anima). De cette conjonction, réunissant ciel et terre, naît un dialogue entre l’âme et Dieu…

Primordiaux à notre cœur, les deux concepts sont étroitement liés. Le philosophe gréco-romain Plotin (205 – 270 apr. J.-C.) les évoquait ainsi « Alors, l'âme peut voir Dieu et se voir elle-même, autant que le comporte sa nature ; elle se voit brillante de clarté, remplie de la lumière intelligible, ou plutôt elle se voit comme une lumière pure, subtile, légère ; elle devient Dieu, ou plutôt elle est Dieu. Dans cet état, l'âme est donc comme un feu resplendissant. » (in Les Ennéades, VI, 9 [9], vers 270 apr. J.-C.).
Le feu sacré embrase la nature sensible qui anime Nathalie Stutzmann. Car oui, bien au-delà d’une excellente technique, il faut de la sensibilité pour exprimer autant d’affliction, de tourment mais aussi d’amour. La manifestation est juste et ne souffre d’aucune démesure. Chaque parole est remplie d’une lumière pure et intelligible. A fleur de peau, sa sensibilité nous entraîne, avec elle, vers l’essence même de l’être, notre âme !

Préambule au dialogue imaginé entre l’âme et Dieu, la Sinfonia, ouverture de la cantate Am Abend aber desselbigen Sabbats (Le soir de ce même jour du sabbat) – BWV 42, s’approprie l’espace qui lui est offert : l’église romane de Froville.
Composée à Leipzig, la cantate a été créée le 8 avril 1725 pour le premier dimanche après Pâques. Ce soir, elle est interprétée par un ensemble instrumental, devenu anonyme... Ce dernier apporte immédiatement les garanties suffisantes, présageant de la qualité de la prestation à venir. Les couleurs sont nuancées à souhait, dépassant même nos plus folles espérances.
Nathalie Stutzmann mène l’Ensemble d’une main de maître. Sa direction souple préserve la dynamique de la pièce. De sobres gestes appellent successivement chacun des pupitres, au cours de la partition, et ce avec la mesure et la finesse qui la caractérisent. Sa main apparaît comme un instrument, parmi les instruments, tous voués au service de l’interprétation. L’Ensemble y répond par un engagement sans limite, sans contestation. Nous n’imaginerons jamais assez combien la fonction de chef d’orchestre ne se borne pas qu’aux seules frontières de la formation. Nathalie Stutzmann trouve sa légitimité dans le travail interactionnel entre elle et les musiciens, mais également dans le lien qu’elle entretient naturellement avec ceux-ci. Aucun intérêt personnel ne dirige l’action des uns et des autres. Cette entente symbiotique, qui en est en quelque sorte la résultante, ne sert que la Musique.
Les cordes (violons I et II, alto, violoncelle et contrebasse) se dotent d’une cohérence uniforme, attribuant même à la pièce une forme de concerto à deux chœurs. Trois instruments se « détachent » du dialogue instauré par l’ensemble orchestral. A la manière d’un concertino, les deux hautbois d’Ingo Müller et de Molly Marsh et le basson enflammé de Robin Billet, s’installent dans le dialogue. Ils introduisent leurs propres thèmes tout à la fois distincts et liés les uns aux autres. Et comme si cela ne suffisait pas, ils échangent ensuite leurs thèmes et jouent enfin conjointement. Nathalie Stutzmann s’adresse tantôt au trio, tantôt à l’Ensemble. Un seul doigt suffit à ce que les instrumentistes répondent à son appel. Les « arrêts » sont nets, prouvant l’entière attention des musiciens envers leur chef. La reprise du thème par le trio arbore un nouveau motif au son cantabile (terme d’exécution invitant à jouer une mélodie instrumentale comme si on la chantait).
Nous sommes toujours aussi admiratifs devant le jeu du théorbiste. Jonas Nordberg est tout particulièrement brillant. Bien que le théorbe serve essentiellement en accompagnement et soit dépourvu d’aigus étincelants, l’instrument sonne de manière poétique voire sensuelle. Comme le murmure d’une voix humaine, il vient caresser notre écoute et apaiser nos affres. La chaleur qui en émane réchauffe nos cœurs « meurtris ».
Quant à l’orgue de Chloé Sévère, il assure parfaitement son rôle de basse continue, dite continuo. Le son est ample et rond. Le phrasé volubile répond à la parfaite maîtrise de l’organiste qui développe une palette infinie de couleurs sonores. Chloé Sévère sait enrichir les harmoniques des notes.
La somme de toutes ces marques d’attention n’engendre que notre indéfectible soutien envers les artistes.

Mais ce que nous attendons, toutes et tous, avec une impatience non dissimulée, n’est que la « prise de chant » de la chef d’orchestre. Non contente d’occuper talentueusement cette fonction, Nathalie Stutzmann dispose d’une sublime voix de contralto. Don rare – don de Dieu si nous pouvons l’écrire ainsi –, nourrit par les conseils de sa mère, la grande cantatrice Christiane Stutzmann, présente ce soir.
Dans le dialogue qu’elle initie au cours de l’aria Vergnügte RuhBienheureuse paix, elle incarne la voix de l’âme (Vox anima). Voix qui exprime l’âme tourmentée et affligée de l’Humanité, lancée à la quête de la rédemption salvatrice !
L’aria appartient à la cantate Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust (Bienheureuse paix, bien-aimée béatitude) – BWV 170, composée par Jean-Sébastien Bach à Leipzig en 1726 pour hautbois, violons, alto, orgue obbligato (obligé) et basse continue.
Après une introduction mélodique où le hautbois royal de Molly Marsh règne souverainement sur la cour des instruments, la contralto développe un chant radieux illuminant l’aria da capo au rythme pastoral. Ecoutons le soin apporté à la prononciation de la langue de Goethe. Les voyelles limpides se structurent sur les consonnes dont la « solide charpente » n’entrave nullement l’écoulement du flux d’air phonatoire. Voyons en cette précise articulation l’héritage maternel… La projection rayonne dans toute la nef quel que soit l’endroit où nous nous trouvons.
Apprécions les subtils trémolos en finale des mots « vergnügte » et « ruh », trouvant écho dans le son envoûtant du hautbois. La balance entre la voix et les instruments est en parfait équilibre. Sa voix ne passe jamais par-dessus l’ensemble, même constat pour l’inverse. Abreuvons-nous à la source du paradis où coulent de longs piano, joués legatissimo (aussi fluide, lisse que possible). L’apaisement inonde toutes les âmes présentes dans l’église. Autre instant de félicité, lorsque Nathalie Stutzmann reprend la direction. Tout son corps (mains, bras, tête, …) épouse l’air apaisant. Grâce à elle et à ses musiciens, le temps s’est arrêté quelques instants…


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Nathalie Stutzmann © Festival de Froville 2019

Extrait de la cantate Christ lag in Todesbanden (Le Christ gisait dans les liens de la mort) – BWV 4 (composée en 1707, passeport pour Mühlhausen ?), la sombre Sinfonia nous extirpe de la quiétude. Les cordes (violons, alto, violoncelle et contrebasse) se colorent de notes ténébreuses. Le drame y puise toute sa vigueur. L’Ensemble met en valeur la mélodie tandis que le soutien harmonique est réalisé à l’orgue par Chloé Sévère. L’organiste pare son continuo de graves sonores.
Le court interlude instrumental sert de passerelle à l’entrée en scène du jeune baryton-basse Leon Košavić, repéré par Nathalie Stutzmann lors d’un concours international de chant. Les deux artistes signent, ici, leur quinzième récital commun. Dans l’aria pour basse Ich gehe hinJe m’en vais (quatrième mouvement de la cantate Wer mich liebet, der wird mein Wort haltenCelui qui m’aime gardera ma parole, œuvre composée en 1725), le baryton-basse incarne humblement la voix du Christ (Vox Christi). Habitué aux scènes d’opéras, il affiche une présence scénique sobre. Il jouit d’une technique vocale irréprochable. A seulement vingt-huit ans, sa voix est posée, malléable à souhait. Il soutient aisément ses rapides vocalises, sans connaître aucun écueil, ni vacillement. L’excellente diction profite à la projection. Nous n’avons nul besoin de tendre l’oreille pour comprendre les paroles. Rondeur et chaleur agrémentent sa voix souple dans le registre s’étendant du grave au médium. Il trouve un solide appui musical par le jeu brillant des deux instruments qui l’accompagnent. Le violoncelle d’Alice Coquart est majestueux. Elle éclaire son phrasé de nuances aussi fines les unes que les autres, se rapprochant presque de la voix humaine. Les positions (extension, pouce, …) sont maîtrisées à la perfection. Regardons l’archet qui s’enorgueillit d’une habile vélocité. La violoncelliste seconde le clavecin en complétant la ligne de basse continue. Au clavier, Chloé Sévère conserve de la constance et mérite, tout naturellement, les mêmes compliments. Ses mains prestes virevoltent sur les touches dans une cadence soutenue. Le geste sûr ne peut que séduire, envoûter.


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Leon Košavić © Festival de Froville 2019

S’ensuit l’aria pour alto Getrost ! (Courage !), de la cantate Ich freue mich in dir (Je me réjouis en toi) – BWV 133 datant de 1724. La contralto, cette fois-ci, est accompagnée par les vents (deux hautbois et un basson), les cordes frottées (le violoncelle et la contrebasse) et les cordes pincées (le clavecin). Le quintette instrumental déborde d’énergie, de vie. La voix ambrée de la contralto est teintée tantôt par les hautbois, tantôt par le son poudré du basson de Robin Gillet. Instruments qui soulignent les contours harmonieux de la voix. Nathalie Stutzmann ne cesse d’orner son chant avec une certaine facilité… En apparence ! Combien d’années sont-elles nécessaires pour atteindre un tel niveau de perfection ?

Le faîte de la perfection trouve grâce dans la voix du baryton. C’est à lui que revient l’honneur de clore la première partie. Il interprète la cantate Ich will den Kreuzstab gerne tragen (Je porterai volontiers la croix) – BWV 56. Composée à Leipzig en 1726, la partition originale porte la mention manuscrite « cantata a voce sola e stromenti » (Cantate pour voix solo et instruments). Parmi les deux cents cantates, c’est un des rares exemples où Bach précise le terme « cantate ». La pièce s’argumente autour de deux arias, où s’intercalent deux récitatifs et s’achève par un choral, plus que surprenant…
La première aria, portant le titre de la cantate, s’ouvre par une ritournelle en tutti instrumental. Les couleurs de l’Ensemble sont dites diaprées et conservent leur aspect scintillant dans des teintes vives et variées. Leon Košavić fait preuve d’une ductilité vocale dans les motifs ascendants et descendants. Même en portant une écoute attentive, nous n’entendons aucune respiration « bruyante ». La respiration abdominale est parfaitement maîtrisée. A l’inspiration, les poumons se remplissent d’air, ce qui provoque la contraction du diaphragme (seul muscle de notre organisme que nous ne contrôlons pas directement). Cela entraîne le soulèvement des côtes. A l’expiration, ces dernières s’abaissent. Le diaphragme se relâche et les poumons se vident. L’émission du son s’accomplit entièrement. Saluons également les pianissimi d’une douceur exquise, les hauts médiums ainsi que les brillants aigus. Qualité rare pour un baryton-basse !
Le récitatif accompagné Mein Wandel auf der Welt (Mon pèlerinage dans le monde) reçoit le soutien du violoncelle (Alice Coquart) et du continuo joué à l’orgue (Chloé Sévère) et à la contrebasse (Severiano Paoli). Le contrebassiste développe un argument précis et renforce l’orgue en doublant les basses. Le flot de doubles croches du violoncelle s’élève contre les croches répétées du continuo, comme les vagues venant caresser les rochers. La trame instrumentale permet à Leon Košavić d’apporter une attention accentuée à l’interprétation.
Profitant de la brève introduction musicale, le baryton frotte sa langue contre le palais afin d’humidifier son instrument, « asséché » par la chaleur régnant dans l’église. Geste plus que discret, mais qui n’échappe pas aux chanteurs que nous sommes. Molly Marsh au hautbois et Robin Billet au basson, soutenus par l’orgue de Chloé Sévère et le violoncelle d’Alice Coquart, tissent un tapis verdoyant aux cascades d’ornements du baryton dans l’aria Endlich, endlich wird mein Joch (Finalement, finalement mon joug). Argumenté comme un duo concertant, ils reçoivent l’appui de Severiano Paoli à la contrebasse, aux pertinents effets orchestraux. L’orgue se pare de sons flûtés. Quelle suavité !
Le quatrième mouvement est composé du récitatif et de l’arioso Ich stehe fertig und bereit (Je me tiens prêt et disponible). Les graves du baryton sont d’une extrême profondeur, le médium est dense.
Comme annoncé, la cantate s’achève par un choral inattendu. Les musiciens se transforment en choristes. Ils entonnent Komm, o Tod , du Schlafes Bruder (Viens, o mort, frère [sœur] du sommeil) avec les deux solistes vocaux. Seule l’organiste accompagne, de son instrument, le mouvement. Chaque déclamation du chœur est marquée par une syncope (note attaquée sur un temps faible et prolongée sur le temps suivant, dit temps fort). Le chœur est parfaitement homogène que cela soit sur les pianissimos ou les fortissimos.
La symbiose marque la dévotion que témoignent les artistes envers la musique. Vingt minutes d’intense plaisir ! En remerciement, ces derniers reçoivent nos applaudissements, notre ovation.

L’air frais soufflant sur le jardin nous invite à la flânerie. Les plantes aromatiques exhalent leurs parfums. Nous pouvons sentir les effluves chauds et vifs du thym, la fragrance ambrée voire musquée de la sauge, les notes poivrées de la menthe, ainsi qu’une multitude d’autres végétaux (fleurs annuelles ou vivaces, rosiers, arbustes, …). Que le temps semble infime lorsque nous sommes occupés à ne rien faire… Les minutes s’égrainent dans une course folle. Sans nous en rendre compte, nous voilà parvenus à l’orée de la seconde partie du concert.

Elle s’ouvre avec l’aria Jesus ist ein Schild der Seinen (Jésus est un bouclier pour les siens), de la cantate BWV 42. Même si la voix du baryton conserve toutes ses qualités, nous sommes attirés par la sonorité des violons. Le violon concertant, tenu par Thelma Handy, engage le dialogue de manière enflammée. Il est tout simplement divin ! Patrick Oliva fait sonner son violon de manière courtoise. Glissant sur les notes flamboyantes du violon concertant, il affirme une belle présence sonore. Nous sommes tout autant séduits par les phrasés des violons I (Nicola Cleary et Naoko Aoki), du violon II (Martha Moore) et de l’alto (Jean-Philippe Gandit) qui n’ont pas encore été cités malgré leur entière implication depuis le commencement. Les instruments jouent en mouvements puissants, alors que Leon Košavić chante une calme mélodie expressive. Une accélération sur le mot « Verfolgung » (Persécution) renforce la force des tressaillements instrumentaux d’où émergent de longs mélismes. Un mélisme est une figure mélodique de plusieurs notes portant sur une syllabe, ici le « fol» de « Verfolgung ». Le mélisme est le plus souvent une mélodie conjointe, formée de notes voisines.
Séduits, nous le sommes de nouveau avec l’aria Gott hat alles wohlgemacht ! (Tout ce que Dieu a fait est bien fait) Quatrième mouvement de la cantate Geist und Seele wird verwirret (L’esprit et l’âme sont confondus). Composée à Leipzig en 1726, elle porte l’indication suivante : orgue obligé (cela sous-entend qu’il ne peut être remplacé par nul autre instrument) et continuo. Chloé Sévère domine l’orgue. Son jeu est arpégé et fugué. Sa virtuosité s’impose à toutes et à tous ! Nathalie Stutzmann tire profit entier de son instrument. Tout son corps chante. Sa gestuelle se met au service du son. Impliqués corps et âmes, les artistes se regardent pour poser la note finale de la pièce.

Jusque lors la voix du Christ et celle de l’homme se sont juxtaposées évitant la confrontation, telle que celle du Jugement dernier. Jour, tant redouté, où se manifestera aux humains le jugement de Dieu sur leurs actes et leurs pensées.
Les deux voix basses (Nathalie Stutzmann et Leon Košavić) se réunissent, enfin, dans le duo de la cantate Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit (Le temps de Dieu est le meilleur des temps) – BWV 106, plus connue sous l’appellation Actus tragicus. Datant probablement de 1707-1708 (période de Mülhausen), la partition originale a été perdue. Nous devons son salut qu’à la copie réalisée en 1768 par le compositeur saxon, Christian Friedrich Penzel (1737-1801).
Les deux entités, Vox Christi et Vox anima, effacent ici la frontière entre la sphère céleste et le monde terrestre. La contralto exprime la repentance : In deine Hände, befehl’ ich meinen Geist (Entre tes mains, je remets mon esprit). L’effet n’en est que plus poignant au travers des phrases musicales du duo « mythique » : l’orgue et le violoncelle. Chloé Sévère et Alice Coquart nourrissent, de leur magnifique interprétation, le regret douloureux des péchés de l’Homme. Le motif musical se structure autour de gammes ascendantes et d’un balancement sur un demi-ton. Elles recevront l’appui, toujours aussi subtil, du contrebassiste Severiano Paoli. Apprécions également la cadence (formule mélodique et harmonique) qui ponctue l’aria. Mais saluons, en particulier, la prestation de la violoncelliste. La cantate est écrite pour viole de gambe, la tessiture est donc très aigue. Alice Coquart relève brillamment le défi.
La contrition de la contralto trouve son salut dans la réponse miséricordieuse de Jésus : Heute wirst du mit mir im Paradies sein (Aujourd’hui, tu seras avec moi au paradis). L’Homme peut se détourner du péché par sa seule volonté ! Il se dispose à recevoir la grâce pour revenir vers Dieu. Leon Košavić nous gratifie de divines vocalises sur « Paradies ».
Deux voix basses s’unissent et expriment une seule âme, celle de la Musique.

La dernière cantate interprétée, Ich habe genug (Je suis comblé) – BWV 82, a été composée à Leipzig en 1727. Nathalie Stutzmann sublime « Ich habe genug », aria introduite par la mélodie expressive du hautbois obbligato, tenu par Molly Marsh. L’émotion nous envahit. Reprenant la direction, elle sollicite d’un geste sobre les violons, tout en leur souriant. Des mouvements « retenus » suffisent à diriger l’Ensemble sur le chemin musical qui conduit à Dieu.
Répondant au même titre que l’air, le récitatif est dit secco car il n’est accompagné que d’un nombre réduit d’instruments. Seuls le violoncelle, le théorbe et l’orgue ponctuent le chant. Il se conclut par un arioso dans lequel le continuo embrasse la voix la contralto.
S’ensuit la sublime aria centrale Schlummert ein, ihr matten Augen (Endormez-vous, yeux las). Si nous ne résistions pas à cette envoûtante mélodie, nos yeux se fermeraient… Puis, un autre récitatif sec Mein Gott ! Wenn kömmt das schöne ? Nun ! (Mon Dieu ! Quand viendra la beauté ? Maintenant ! ).
Le dernier air Ich freue mich auf meinen Tod (Je me réjouis de ma mort) convoque le tutti instrumental sur un tempo rapide. Comment est-il concevable se réjouir de sa mort ? Si ce n’est pour être délivrés de ses souffrances terrestres ! La voix trouve enfin son salut.
Permettons-nous de donner notre avis. La présente aria est de loin la plus difficile quant à ses exigences techniques et musicales. Mais elle est la plus belle de toutes. La Musique est comme le sang qui coule dans nos veines, comme l’oxygène de nos poumons. Source de vie, elle inonde notre « misérable » existence… Semblant confirmer le propos, les bravos tonitruants viennent ovationner l’ensemble des interprètes (solistes vocaux, instrumentistes). Nous nous levons en signe de reconnaissance et de gratitude.

Devant la chaleur des applaudissements, les artistes nous offrent deux bis. Le baryton reprend l’air Jesus ist ein Schild sur un rythme plus allègre. Un soupir de soulagement s’échappe de la bouche de Leon Košavić, comme l’idée d’un travail bien fait. Il peut être fier de sa prestation. Nous sommes conquis…
Puis, d’une voix rayonnante, Nathalie Stutzmann entonne Bist du mei mir (Si tu es avec moi), attribué à Gottfried Heinrich Stölzel (1690-1749). Nous sommes comme suspendus à ses lèvres. L’émotion point encore à cette heure tardive.

L’Ensemble, même amputé de son nom par le dieu Argent, conserve sa virtuosité légendaire. Tout au long du concert, il garde souplesse, justesse, dynamisme, … Qualités qui l’ont hissé au zénith de la scène baroque !
Autre fait indéniable, la connivence qui unit Nathalie Stutzmann à ses musiciens. Aucune ostentation individuelle ne vient troubler cette réelle humilité, commune à l’ensemble des interprètes. Elle confiait à notre confrère Bernard Schreuders : « Il y a deux types d’artistes : ceux qui s’attachent toute leur vie à montrer à quel point ce qu’ils sont en train de faire est difficile – ils ont leur public –, puis il y a ceux qui passent leur vie à essayer de faire croire que ce n’est pas du tout difficile, catégorie à laquelle j’appartiens. C’est sans doute aussi une forme de folie. C’est moins spectaculaire, peut-être, mais je préfère que le public puisse aller à l’essentiel. Je ne veux pas qu’il s’arrête à la performance, tout en la remarquant, mais qu’il puisse s’abandonner d’abord à la beauté de la musique. » (Forum Opera, janvier 2010).
Le dialogue, né de l’union de deux voix basses, a élevé les émois de l’âme humaine devant le Tout Puissant. L’Homme a trouvé son salut dans son repenti, dans la miséricorde. Tendant vers l’essence même de l’être, notre âme, il a fait fi du temps qui coule. Nous étions comme hors du temps…



Publié le 11 juil. 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND