Baptiste ou l'opéra des farceurs - Lully

Baptiste ou l'opéra des farceurs - Lully ©Bruno Maury
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Quand Trappes s'invite chez Lully

Depuis 2016 le programme Générations Lully invite les habitants de Trappes à découvrir le patrimoine musical français des XVII et XVIIIème siècles. Il mobilise les acteurs éducatifs, sociaux et culturels de la ville de Trappes, avec le puissant soutien artistique du Centre de Musique Baroque de Versailles, installé dans la cité royale, également préfecture des Yvelines, distante de moins d'une dizaine de kilomètres. L'implication du CMBV pour promouvoir la connaissance de la musique baroque française à Trappes y est solidement enracinée, puisqu'elle remonte à 2013, en s'appuyant notamment sur le spectacle de marionnettes La belle-mère amoureuse. Elle avait déjà permis la production d'un acte inspiré des Indes Galantes de Rameau, joué et chanté par les élèves de Trappes et Versailles au Théâtre de La Merise à Trappes et à l'Opéra Royal de Versailles.

Monter un opéra complet à partir d'extraits d’œuvres de Lully (et de son rival malheureux Charpentier, longtemps empêché par le privilège d'exclusivité accordé par le Roi de composer ses propres opéras) et le confier (au moins en partie) à des non-professionnels constitue toutefois un défi d'une autre envergure. Pour y parvenir le metteur en scène Vincent Tavernier exploite avec intelligence la veine du théâtre de foire, qui permettait déjà à l'époque baroque de faire connaître à un large public les airs les plus célèbres des œuvres représentées devant la Cour ou à l'Académie Royale de Musique (voir les chroniques La guerre des théâtres ou La Matrone d’Ephèse et Atys en Folie). Le livret, écrit par le metteur en scène, est bâti en forme de comédie-ballet ; enfants, commères, ensembles folkloriques régionaux (comme l'ensemble breton Seiz Avel, avec ses bombardes et ses cornemuses) et même danses hip-hop (représentées par l'agile Compagnie Black Blanc Beur) y trouvent tout naturellement leur place, tandis que les extraits musicaux englobent aussi bien des extraits du rare Isis que des pages plus connues (tels la Cérémonie Turque du Bourgeois Gentilhomme, ou la célèbre Passacaille d'Armide).

Comme toute comédie-ballet qui se respecte, Baptiste ou l'opéra des farceurs comprend un prologue et cinq actes, entrecoupés d'intermèdes. Après l'Ouverture d'Isis, l'Intendant de l'Académie Royale vient signifier à monsieur Oudinot que la représentation qu'il prépare est interdite, et que son théâtre doit fermer, afin de respecter le privilège accordé à monsieur Lully. Les comédies vont-ils être réduit au chômage ? Mais au fait qui est ce monsieur Lully ? Dans la première partie les enfants décrivent avec malice ce qu'ils savent de son existence : le fils du meunier italien est venu en France, où il fut employé aux cuisines de la Grande Mademoiselle. Mais il se fait bien vite remarquer par le jeune Roi, auquel il enseigne la danse et fournit des pièces musicales d'accompagnement. Madame Oudinot les surprend et les envoie se coucher, car une surprise les attend tôt le lendemain. Dans un savoureux intermède les commères de la Foire se querellent : monsieur Oudinot aurait trouvé un moyen de contourner l'interdit – il va faire jouer les enfants à la place des parents – et donner un spectacle sur la vie de Lully ! Dans la seconde partie, les enfants répètent l'épisode de la création de l'Amour médecin, comédie-ballet composée en cinq jours ! Lors d'un nouvel intermède, les commères confirment la rumeur : la réouverture du théâtre se fera ce jour.

La troisième partie constitue le temps fort du livret : les petits comédiens interprètent la vie de Lully, en parodiant les scènes des Enfers de ses opéras. Hercule y affronte Cerbère, les Parques et autres divinités infernales ; il est sauvé par l'intervention de Mercure , qui endort ses ennemis. Le public est ravi, mais l'Intendant interrompt le spectacle et fait arrêter monsieur Oudinot. Mais la Foire se venge dans la partie qui suit : les petits comédiens ridiculisent l'Intendant, qui a interdit tout spectacle chanté en français : ils chantent en italien,en imitant les cris des animaux, en dansant, en jouant avec des marionnettes ; le public les acclame, et monsieur Oudinot est de retour ! Dans l'épilogue celui-ci met fin aux manifestations de joie qui l'accueillent : il ne doit sa libération qu'à la mort de Lully, dont il est temps non plus de se venger mais de célébrer la grandeur. En son honneur tous jouent une grande scène où Lully est accueilli aux Champs-Elysées des grands artistes !

Avant de lancer les premières mesures le chef Olivier Schneebeli nous invite à oublier les faux marbres et les ors de l'Opéra Royal : nous sommes en fait à la Foire Saint-Germain. Et d'ailleurs nous allons répéter ensemble : les spectateurs peuvent reprendre après les enfants l'invite Approchez messieurs-dames, reprise d'un air populaire de l'époque. Après cette entrée en matière bon enfant, qui suscite l'empathie du spectateur (et met assurément à l'aise les nombreux spectateurs qui pénètrent manifestement pour la première fois dans l'Opéra Royal), les enfants se pressent autour de monsieur et madame Oudinot et de leurs tréteaux. On admire au passage les éclatants costumes signés Erick Plaza-Cochet, dont certains ont été assemblés par des élèves et apprentis de Trappes. Après la première bisbille avec l'Intendant, la troupe Seiz Avel évoque à la force de ses musiciens et danseurs la fête populaire qui accompagne le départ du jeune Lulli (qui n'avait pas encore francisé son nom) pour la France. Les enfant incarnent avec verve et malice son arrivée chez la Grande Mademoiselle, et sa relégation aux cuisines, d'où il se tire bientôt en jouant admirablement du violon. Les premières rencontres avec le Roi donnent lieu à de savoureux échanges,et l'épisode de la création de l'Amour médecin nous offre un ballet baroque dans les règles, avec ses masques italiens qui évoquent aussi la commedia dell'arte.

A partir de quelques éléments de décor savamment agencés par Claire Niquet, l'acte III nous restitue avec brio l'atmosphère d'un « vrai » acte des Enfers : rochers, flamme, et même une vraie gloire au milieu de la scène ! Après l'entrée tonnante de Jupiter, et le chœur En revenant de Versailles, les six jeunes danseurs de la Compagnie Black Blanc Beur, tout de noir vêtus, exécutent d'acrobatiques figures deux à deux (discrète allusion à l'orientation sexuelle du compositeur, dont la liaison avec le page Brunet manqua de provoquer la disgrâce peu de temps avant sa mort ?). Mais nous sommes à la Foire, vous ai-je dit, et le rire prend le dessus sur le drame : Cerbère est poursuivi par un jeune garçon (Mercure) armé d'un maillet, qui s'attaque ensuite à Méduse et aux Furies. Les tentatives des jeunes enfants de contourner l'interdit royal en chantant en italien parodique procurent également quelques belles occasions de rire ; elles s'achèvent dans un cortège surmonté d'une marionnette de Lully, promenée d'un bout à l'autre de la scène, tandis que circule une pancarte ironique : « Qu'on répète son concerto, tôt, tôt, tôt ! ».

Mais le meilleur est toujours pour la fin, qui emprunte au compositeur la magnifique Passacaille d'Armide. Le rôle soliste en est confié non à un haute-contre mais à une jeune soprano (issue des Chantres du CMBV) , qui lance de son timbre clair à la projection bien affirmée Les plaisirs ont choisi pour asile. Les chœurs, remarquablement coordonnés (comme du reste tout au long de la représentation) lui répondent, en un émouvant hommage au jeune Florentin, compositeur de génie qui conféra à l'opéra français le caractère orignal qui allait perdurer tout au long du XVIIIème siècle en résistant à l'hégémonisme de l'opera seria, puis inspirer Gluck pour sa réforme dans les années 1770.

Après de longs applaudissements, les chœurs et le public reprennent l'invite Approchez messieurs-dames, et les danseurs de la Compagnie Black Blanc Beur se livrent chacun à d'impressionnantes démonstrations de hip-hop. Ce soir-là, de Trappes à Versailles, tous célébraient leur appartenance aux Générations Lully.



Publié le 20 mai 2018 par Bruno Maury