Berenice, regina d'Egitto - Haendel

Berenice, regina d'Egitto - Haendel ©Herwig Prammer
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Un Haendel jubilatoire

Des chanteurs qui multiplient les selfies pour alimenter les réseaux sociaux, qui se filment mutuellement avec complaisance grâce à une caméra vidéo placée à un coin de la scène ou qui s'envoient des sms agrémentés d'emojis suggestifs en plein aria da capo... Comme dans les réseaux sociaux où une publication chasse l'autre, les personnages défilent régulièrement à la poursuite les uns des autres, traversant les espaces cloisonnés qui occupent la scène tournante, largement mise à contribution, dans une agitation qui évoque le flux continu des informations et des images. Le jeune prince Alessandro arbore fièrement sa bouteille de soda (d'une marque bien connue que nous ne citerons toutefois pas ici...) surmontée d'une paille ; le fier Fabio, ambassadeur romain, publie à tout va ses photos sur les réseaux sociaux, relayées via le mur d'images qui anime le fond de la scène, et où elles se noient dans un flot de publicités. Sommes-nous bien chez Haendel, ou ne sommes-nous entrés dans la grande salle de l'opéra de Halle que pour y retrouver l'univers quelque peu factice qui nous occupait encore quelques minutes avant la représentation, vissés sur nos portables ?

La mise en scène résolument contemporaine de Jogen Biganzoli aurait pu dérouter les amateurs de Haendel qui se rassemblent à l'occasion du festival de Halle. Mais il n'en est rien. Dès l'ouverture elle suggère le spectacle dans le spectacle : une employée de ménage (le futur Arsace) balaie consciencieusement l'avant-scène, devant un rideau de lamé qui nous annonce la représentation proprement dite. Cette situation est prolongée par des clins d’œil réguliers au cours de la représentation : Aristobolo est à la fois dans la pièce et en dehors ; il chante devant le rideau de lamé, et à la fin de la première partie il vient nous signaler le moment de la pause par un panneau jaune Out of order placé devant la scène ! Lors d'une reprise de l'ouverture qui suit le final, Arsace débarrasse les coupes de Champagne savourées quelques minutes avant par les autres interprètes : la commedia e finita ! Et la boucle bouclée...

Il est vrai que les premières scènes réclament une attention soutenue, afin de suivre tout à la fois l'intrigue et le mur d'images. Mais Biganzoli modère assez vite le rythme des projections, qui s'atténue rapidement pour ne se relancer qu'à quelques moments clés (notamment vers le final, où Bérénice prend connaissance de la lettre de Mithridate sur sa messagerie d'ordinateur). Et les beaux costumes XVIIIème (signés Katharina Weissenborn) nous rappellent, au début comme au final de l'intrigue (où ils arrivent sur de robustes portants avant d'être endossés par les chanteurs) l'univers musical et esthétique du Caro Sassone. La transposition, pour paraître hardie, se révèle en définitive une habile mise en abyme d'inspiration tout à fait baroque, qui met savoureusement en valeur la dimension tragi-comique des incessants chassés-croisés amoureux de l'intrigue.

Dans le rôle-titre, Romelia Lichtenstein campe une reine d'Egypte secouée par ses hésitations entre passions et devoirs successifs dictés par Rome. Son timbre légèrement cuivré, un peu en retrait dans le premier air (No, no, no che servire altrui) se pare progressivement de panache, en particulier dans le duo avec Demetrio avant la fin du premier acte (Si d'amore). Elle triomphe avec aisance du redoutable Traditore, traditore, dévalé dans d'impeccables mélismes au second acte. Elle nous livre surtout un éblouissant échange virtuose, penchée aux côtés du hautbois solo, dans l'air du troisième acte Che t'indende ?, un pur moment de bonheur musical et de complicité scénique. Face à elle le fascinant Demetrio du contre-ténor Filippo Mineccia révèle toute l'étendue de sa ressource vocale. Il passe sans peine de la rêverie (Se non ho l'idol mio) à la jalousie la plus enragée (dans le récitatif accompagné Selene, infida, suivi du percutant Su, Megera, Tisifone, Aletta ! aux attaques incisives, dont les ornements s'enchaînent en cascade). L'effet de ce dernier air est décuplé par le choix de la mise en scène, qui a placé l'entracte immédiatement après : dans un accès de rage, Demetrio arrache les câbles fixés à une extrémité de la scène, la plongeant toute entière dans le noir ! Il s'acquitte avec une belle ardeur de son grand air de l'acte III Per si bella cagion, déchaînant son invective contre une Bérénice qui lui trace sur la poitrine au rouge à lèvres un sanglant Traditore ! Le timbre est parfaitement stable, la diction précise, la projection généreuse, tandis que la longueur de souffle témoigne d'une technique parfaitement maîtrisée.

Autre contre-ténor de la distribution, le jeune vénézuélien Samuel Mariño constitue la révélation de cette soirée. Fringant Alessandro à la tignasse ébouriffée et à la décontraction assurée, son timbre de sopraniste orne chacune de ses arias d'aigus cristallins, qui attirent immanquablement les applaudissements. On retiendra notamment la tendresse du doux arioso Mio bel sol, chanté dans la pénombre, l'enjôleur In quella, sola aux aigus foisonnants, et l'inénarrable duo final avec Bérénice Quelle fede, quel volto, où les deux personnages ne cessent de se photographier.... Si la voix doit encore gagner en maturité pour parfaire l'assurance de la diction et la longueur de souffle, ses qualités vocales et scéniques devraient ouvrir une carrière prometteuse à ce jeune chanteur. Svitlana Slyvia prête son timbre cuivré à Selene, ce qui renforce le caractère dramatique et sensible du personnage. Elle brille particulièrement au second acte, tout d'abord dans le charmant arioso Tortarella che rimira (interpolé du troisième acte) , dans lequel ses reflets moirés font merveille, et dans le Si, poco e forte qui conclut l'acte avec brio.

Robert Sellier incarne avec un réel talent d'acteur un Fabio cabotin et sûr de lui, messager des demandes contradictoires de Rome auprès de Bérénice. Si le médium est bien rond, l'étendue du timbre demeure un peu limitée, et il est un peu à la peine dans les redoutables ornements du Guerra e pace au début du second acte. Franziska Gottwald nous a un peu déçue au plan vocal, se montrant un peu terne dans le rôle d'Arsace, avec là aussi des ornements parcimonieux dans le Amore contro amor du second acte. On retiendra toutefois le savoureux duo avec Alessandro au troisième acte (Le dirai), ainsi que sa prestation scénique sensible et réussie.

Enfin la basse Ky-Hyun Park porte un tonitruant Aristobolo, qui déclame sentencieusement la morale des principaux rebondissements. Sa projection martiale s'impose avec vigueur, et sa diction s'est considérablement affermie depuis ses premières apparitions il y a quelques années sur les scènes du Festival (lire notre chronique : Sosarme). Chacune de ses apparitions constitue un véritable numéro vocal et scénique : entouré de deux danseuses en tenue lamée dans l'acte I (Con gli strali), ou encore le formidable Senza te du deuxième acte, à la reprise.

A la tête de l'orchestre du Festival, Jörg Halubek fait montre d'une direction assez classique mais bien en phase avec le parti pris comique de la mise en scène, et surtout particulièrement attentive aux chanteurs. La ligne orchestrale fluide et bien ordonnée s'accorde toutefois de bonne grâce au parti pris jubilatoire de la mise en scène, en émaillant régulièrement la partition de quelques notes de clavecin qui évoquent la sonnerie d'un portable ! Tant par sa qualité musicale que par sa mise en scène divertissante, cette Berenice a ce soir-là conquis sans peine les chaleureux applaudissements du public du Festival.



Publié le 19 juin 2018 par Bruno Maury