Les Boréades - Rameau

Les Boréades - Rameau ©Opéra de Dijon - Gilles Abegg.
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Soave sia il vento

On doit à l'opiniâtreté du jeune John Eliot Gardiner de connaître la musique des Boréades, le testament de Jean-Philippe Rameau : en 1974 d'abord, à Londres et en concert, sur scène à Aix en Provence huit ans plus tard, enregistrement Erato dans la foulée. Quoique dûment mis en répétition en avril 1763, un an avant la mort du compositeur, l'ouvrage n'avait jamais été joué intégralement. Une censure royale est une explication envisageable, que justifierait le ton libertaire du poème attribué à Louis de Cahusac ; cependant, aucun document ou témoignage ne vient l'attester. Par la suite, la Bibliothèque Nationale a cédé le manuscrit tombé en déshérence aux Éditions Stil, créant un cas d'école du droit d'auteur : n'étant pas dans le domaine public, Erato n'a pu en 1982 inclure le livret dans l'unique version discographique à ce jour.

Depuis, d'autres chefs de fosse s'y sont frottés : outre Sir Simon Rattle à Salzbourg en 1999, William Christie en 2003 pour la création à l'Opéra de Paris (DVD Opus Arte) et, déjà, Emmanuelle Haïm en 2005 à l'Opéra du Rhin. Sauf erreur donc, l'Opéra de Dijon – associé pour la circonstance au Komische Oper Berlin, dont le metteur en scène Barrie Kosky est le patron – propose en ce début de printemps 2019, en Europe du moins, la cinquième production scénique de ce qui sera resté pendant plus de deux siècles un chef d'œuvre inconnu.

Chef d'œuvre assurément, à maints égards. À près de quatre-vingts ans, Rameau est intellectuellement frais comme un gardon ; son inspiration est intarissable, à l'image de sa technique instrumentale et vocale. L'orchestre, particulièrement la « petite harmonie » enrichie des toutes récentes clarinettes comme pour Zoroastre, se prête à une multitude de combinaisons aussi novatrices qu'opulentes, et enivrantes. Des trouvailles mélodiques, harmoniques, rythmiques parsèment les (nombreuses) danses ou les airs, ensembles et chœurs, à une telle fréquence que leur énumération serait fastidieuse.

Si les cinq actes (dépourvus de prologue, ainsi que dans Zoroastre), sont presque un invariant en matière d'opéra français, leur articulation est notablement originale. Les actes III et IV sont en réalité soudés par le clou de la pièce : la dévastation de la Bactriane par les Vents du Nord, aux ordres de Borée furieux. Cette séquence est tellement spectaculaire, tellement étendue, tellement prenante, qu'elle semble une prémonition des effets de masse qui caractériseront, au siècle suivant, les moments forts du Grand Opéra.

Mieux, le drame entre étrangement en résonance avec les préoccupations philosophiques de son temps. L'intrigue manichéenne, à l'instar de Zoroastre encore, se veut dépouillée voire rudimentaire : la reine de Bactriane Alphise ne peut épouser celui qu'elle aime, Abaris, parce que ses origines semblent la destiner à l'un des deux fils de Borée, Calisis ou Borilée – et aucun autre. En traversant des épreuves ardues, avec le concours d'Apollon et de son Grand Prêtre Adamas, les soupirants parviendront à abattre l'adversité et à s'unir dans la félicité. On peut y lire de prime abord un coup de griffe contre l'étiquette, l'absolutisme, la tyrannie ; mais c'est surtout une quête initiatique, et cette quête est d'obédience maçonnique. Une Alphise-Pamina et un Abaris-Tamino en somme – clairement, Cahusac et Rameau ont écrit une Flûte enchantée avec trente ans d'avance sur Schikaneder et Mozart.

Barrie Kosky, déjà signataire avec Emmanuelle Haïm du Castor et Pollux dijonnais de 2014, respecte cette épure. Des costumes neutres, aucun décor proprement dit, presque toute l'action tient dans une sorte de grande boîte blanche, dont la partie supérieure amovible pèse sur les protagonistes comme le destin. Quelques accessoires (fleurs, mottes de terre, pluie) s'y révèlent parfois ; à son pourtour, la démultiplication des flèches de Cupidon sert de fil rouge attendrissant et drôle. Le travail sur les lumières de Franck Evin est d'un incroyable raffinement, comme l'est la chorégraphie tourbillonnante et pleine d'humour de Ganaël Schneider et Marie Duquesnois, associant des choristes et même quelques chanteurs. Enfin, la direction d'acteurs est magistrale : regards, gestes, torsions, tout ici est théâtre, un théâtre au contrepoint aussi serré que celui de la partition. Certains tableaux sont dignes d'un Patrice Chéreau, tel l'Abaris de Matthias Vidal, au désespoir après le cataclysme, serrant contre son cœur des oiseaux morts.

Vidal, justement, mène une distribution de haut niveau. Rompu aux emplois de hautes-contres, y compris ramistes, il semble se jouer d'un rôle écrasant aux ariettes très nombreuses, exigeantes et contrastées, allant de la vocalité la plus exubérante à l'introspection – si ce n'est le murmure, sortilège rhétorique où sa musicalité et sa diction irréprochables font mouche. Il est aussi bon comédien ; la nature velléitaire de l'Abaris du début, cet anti-héros, est intelligemment rendue. L'Alphise d'Hélène Guilmette est en tout point digne de lui : le timbre est magnifique, superbement projeté et déployé sans effort apparent, y compris dans le redoutable Un horizon serein. C'est probablement l'air le plus original de son auteur, le plus vertigineux aussi, avec ses montées meurtrières vers l'aigu, ses spasmes, ses ahanements... que Barbara Bonney, autre grande titulaire, qualifia joliment d' « illustration poétique de la peur ». Pugnace, déterminée, altière et par-dessus tout aimante, la Canadienne est pour sa part l'illustration poétique de l'élégance.

Kosky a demandé à l'excellente Emmanuelle de Negri d'endosser rien moins que les quatre autres rôles de soprano : Sémire, suivante d'Alphise, Polymnie, une Nymphe et Cupidon. L'artiste s'acquitte de cette lourde feuille de route avec d'autant plus de mérite qu'en sus, elle est instamment priée de se mêler aux entrechats ; ce qu'elle fait, avec un plaisir aussi flagrant que ses dons. Qu'elle chante la brève (mais fondamentale) partie dévolue à l'Amour à la fin de l'acte II nous épargne en outre la voix d'enfant d'un autre temps qui obère l'interprétation de Christie.

Selon Kosky toujours, Apollon et Adamas ne font qu'un : deux casquettes pour un splendide Edwin Crossley-Mercer, châtié et sibyllin à souhait, dont l'airain impérieux est devenu si puissant, qu'il paraît emplir toute l'immensité de l'Auditorium de Dijon, à l'acoustique il est vrai favorable. Il fait du même coup un peu d'ombre à Christopher Purves, pourtant fringant dans un habit un tantinet mal fagoté. Borée n'apparaît en effet qu'à l'acte V, et encore dans des circonstances peu flatteuses, puisque les Vents du Nord (enfin matés par Abaris) refusent de lui obéir. Moins projetées mais de qualité, les voix de ses deux fils échoient à l'expérimenté Sébastien Droy et au jeune Yoann Dubruque. L'agréable matériau du ténor s'avère convaincant dans le baroque, Calisis étant une haute-contre bis, tandis que le virevoltant baryton régale d'un abattage prometteur. Ces deux-là dansent itou, et de manière tout à fait crédible.

Emmanuelle Haïm, au faîte de son art, s'appuie sur un orchestre et un chœur à sa main, c'est à dire hors normes. D'un point de vue technique, après un début perfectible où s'entendent quelques décalages (l'opéra s'ouvre par une chasse, l'agencement des cors naturels n'est jamais chose aisée), le résultat est époustouflant. Stimulés à l'évidence par l'extrême virtuosité de l'écriture ramiste, les instrumentistes et les choristes font assaut de cohésion, d'énergie, de volubilité. Plus que tout – musique française oblige – ils redoublent de clarté et de transparence. Pour les y aider, la cheffe a choisi un diapason légèrement rehaussé (400 Hz)... et poussé le perfectionnisme jusqu'à faire fabriquer des clarinettes spécifiques.

Renonçant à une battue « au poignet » parfois saccadée, Haïm dirige désormais avec une baguette, qui sait ?signe de totale maturité. Sans rien perdre de sa précision notoire, la gestuelle est plus séduisante pour l'œil, tandis que l'oreille croit y gagner un moelleux, un velouté incomparables, spécialement du côté des bois. La fameuse scène des éléments déchaînés est extraordinairement mise en place, avec d'autant plus d'efficacité que les chœurs survoltés surgissent en tapinois, derrière les spectateurs du parterre – ce qui impose à la maîtresse de cérémonie d'officier, si l'on peut dire, à 360 degrés.

Derrière les spectateurs prend également place une rangée de caméras. En d'autres termes, est déjà dans les tuyaux un DVD de ces Boréades à marquer d'une pierre, ou plutôt d'une boîte blanche.



Publié le 01 avr. 2019 par Jacques Duffourg