Brockes Passion - Telemann

Brockes Passion - Telemann ©
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Printemps musical à Budapest

La douce lumière du printemps de Budapest

En ces premiers jours du printemps, une douce lumière baigne Budapest, « La plus belle ville du Danube », selon l’écrivain italien Claudio Magris. La « Reine du Danube » est traversée par le majestueux fleuve, ponctuée de ponts magnifiques qui donnent accès aux collines escarpées de Buda, la ville haute couronnée par son château et ses multiples musées, le flâneur aime rôder dans les ruelles au charme pittoresque de la vieille ville et observer depuis les hauteurs sur l’autre rive Pest, la ville basse plus contemporaine qui s’étire le long du Danube. Le flâneur est séduit immédiatement par l’atmosphère accueillante et chaleureuse de la capitale hongroise. Il découvre avec émerveillement au fil de ses promenades la richesse du patrimoine architectural de la cité, ses bâtiments baroques, ses façades Art Nouveau, ses églises, l’imposant Parlement, siège de l’Assemblée nationale de Hongrie, qui se dresse sur la rive orientale du fleuve. Le dynamisme de la vie culturelle est manifeste. En particulier, l’activité dédiée à la musique est inscrite dans l’histoire d’un peuple particulièrement amateur. Ce goût pour la musique est perceptible dans tous ses aspects, depuis la musique populaire florissante préservée depuis le Moyen Age à l’affirmation de compositeurs tels Joseph Haydn ou le cosmopolite Franz Liszt. Au début du XXe siècle, deux ethnomusicologues géniaux, Zoltan Kodaly et Béla Bartok redécouvrent le fonds de ces musiques populaires hongroises et nourrissent leurs œuvres de mélodies anciennes. De grands solistes dont le pianiste György Cziffra ou le violoncelliste Janos Starker entre beaucoup d’autres, de chefs d’orchestre prestigieux dont Geörg Solti, sont autant d’artistes qui ont marqué par leur personnalité la vie musicale à travers le monde. On doit évoquer également les compositeurs contemporains majeurs d’aujourd’hui tels György Ligeti, György Kurtag, Péter Eötvös qui sont les représentants éminents de l’école hongroise sur la scène internationale.

György Vashegyi, musicien aux multiples talents

C’est dans cette tradition musicale qui s’inscrit le chef d’orchestre György Vashegyi. Lauréat du prix Liszt, professeur émérite, membre ordinaire de l’Académie hongroise des Arts, il a été élu en octobre 2017 président de cette prestigieuse institution intellectuelle et artistique dont la mission est de promouvoir et représenter les valeurs et les qualités de la création artistique hongroise du passé, du présent et de l’avenir, une fonction dans laquelle il s’est pleinement engagé.

Après avoir reçu une solide et vaste formation tant théorique que pratique centrée sur l’étude de nombreux instruments, violon, flûte, hautbois, clavecin, le jeune musicien doué se tourne vers la direction d’orchestre. Dès l’âge de dix-huit ans, il est admis à l’Académie de Musique Ferenc Liszt pour parfaire son apprentissage qui sera couronné par un diplôme en 1993 qui lui permet de diriger La Flûte enchantée. Toujours avide de perfection et de savoir, il suit des master-classes de chefs prestigieux comme John Eliot Gardiner et entreprend l’étude de la musique de chambre à l’Academy of Early Music de Dresde.

Dès 1990 György Vashegyi fonde à Budapest le Purcell Choir qui participe à l’opéra Didon et Enée de Purcell, et un an plus tard l’Orfeo Orchestra en faisant le choix des instruments d’époque. Avec cette phalange, il dirige l’Orfeo de Monteverdi, un musicien qu’il vénère, une première en Hongrie ! Cette production marque ses débuts dans le domaine lyrique. Il entreprend une carrière très active de chef d’orchestre éclectique avec une prédilection pour l’âge baroque. S’il dirige régulièrement en Hongrie ou à l’étranger ses propres ensembles, il invite également des chefs à jouer avec ses musiciens, il est aussi bien à la tête de formations de musiques anciennes que d’orchestres symphoniques de renom dont celui de l’Opéra national de Budapest. Son intérêt et ses recherches se portent sur les oeuvres de la fin de la Renaissance au XVIIIe siècle. Son large répertoire s’étend de Gesualdo, Buxtehude, Bach à Haendel, Haydn, Mozart, Gluck. L’attention du musicien s’accorde de manière sensible aux répertoires des XVIIe et XVIIIe siècles, particulièrement en Italie pour Monteverdi, en France pour les œuvres de Charpentier, les opéras de Lully et de Rameau, pour les compositeurs anglais tels John Blow et surtout Purcell, ou même pour le répertoire hongrois longtemps négligé dans son pays. Le projet artistique qui anime le chef est de faire découvrir ou de proposer de nouvelles lectures de ce patrimoine et le transmettre, en particulier au public hongrois.

Si en homme de son temps, György Vashegyi ne néglige pas pour autant la musique contemporaine, en créant par exemple en 2005 à l’Opéra d’Etat hongrois , l’œuvre du compositeur hongrois Levente Gyöngyösi (né en 1975), sa passion fidèle pour le grand Rameau nous vaut ce printemps la sortie sous le label Glossa de . Cet « Opéra pour la Paix », composé à l’occasion du traité d’Aix-la-Chapelle qui mettra fin à huit années de guerre opposant plusieurs pays d’Europe pour la succession du trône d’Autriche. Sous la forme d’une pastorale héroïque, cet opéra en un prologue et trois actes créé à l’Académie royale de musique le 22 avril 1749, fera partie des festivités pour célébrer la paix offerte par Louis XV à son peuple.

Ce CD en co-production avec le Centre de musique baroque de Versailles est remarquable par sa qualité artistique. Il a été enregistré du 4 au 6 mars 2017 dans d’excellentes conditions acoustiques dans la salle de concert Béla Bartok qui fait partie du Müpa Budapest, un complexe culturel d’une grande qualité architecturale unique en Europe qui outre la salle de concert, comprend le musée Ludwig et le Festival Théâtre. Sa sortie récente vient de faire l’objet d’un compte-rendu de notre confrère dans ces colonnes (Naïs).

Nous avons pu observer pour notre part l’art de diriger du maestro lors d’un concert dédié à la Brockes Passion de Georg Philipp Telemann (1681-1767) donné le 22 mars dernier dans la salle Béla Bartok, bâtiment moderne dotée d’une belle acoustique qui s’élève élégamment au bord du Danube.

La Brockes Passion selon Telemann

C’est précisément dans cette salle accueillante aux proportions harmonieuses que le 22 mars dernier qu’a été donnée sous la direction précise et inspirée de György Vashegyi la Brockes Passion de Telemann : accord parfait entre les pupitres et les voix, homogénéité de la distribution, clarté de la lecture de l’œuvre éblouissante du génial compositeur le plus fécond de l’histoire de la musique. Animé d’une fièvre créatrice et d’un don mélodique exceptionnel, Telemann s’est exprimé en particulier dans l’importante série de Passions, dont quarante-six pour les seules églises de Hambourg - dont certaines ont été perdues. Telemann composa de 1716 à 1767 un ensemble impressionnant de musique sacrée dédiée à l’évocation du récit de la Passion du Christ, celui des dernières heures sombres de sa vie, de sa tragique arrestation jusqu’à son agonie sur la Croix. Au sein de ce corpus, le registre des Passions liturgiques suivaient fidèlement le récit et les paroles sacrées de l’un des quatre Evangélistes. Selon la tradition, elles étaient destinées à la liturgie pascale. Cependant, il existait une autre pratique, celle de la Passion-oratorio dont le livret qui était globalement conforme au récit évangélique, était l’œuvre d’un poète qui adaptait librement le récit évangélique tout en étant fidèle au déroulement narratif. De ce fait, ces œuvres pouvaient être données en concert dans les églises, mais hors de la liturgie et des cérémonies cultuelles. C’est précisément à ce genre nouveau-né à Hambourg, foyer d’art et de culture, qu’appartient la Brockes Passion. Cette première œuvre de Telemann écrite pour le registre sacré fut composée sur le livret versifié, inspiré des Evangiles publié en 1712 intitulé Souffrances et Mort de Jésus pour les péchés du monde du poète et sénateur, homme politique hambourgeois influent Barthold Heinrich Brockes, ami du compositeur, grand amateur d’art et de musique. Le texte de Brockes rencontra rapidement un vif succès au point que plusieurs compositeurs dont Reinhard Keiser (dès 1712), suivi en 1716 par Telemann et Haendel s’en servirent comme livret. Bach lui-même en retiendra quelques extraits pour sa Passion selon saint Jean en 1724 et jusqu’en 1727, ce texte continuera à être mis en musique.

La Brockes Passion de Telemann, relativement méconnue aujourd’hui, était célèbre et très populaire à son époque. Elle fut exécutée à la cathédrale de Hambourg en 1719. A cette occasion, le théologien Johann Mattheson qualifiait cette œuvre « d’opéra sacré ». Telemann a conçu un oratorio de la Passion, il a respecté la coutume en faisant alterner avec une grande diversité de timbres, de couleurs, d’harmonies et de rythmes, la parole de l’Evangéliste et des moments musicaux, des épisodes vifs et variés qui se succèdent, airs, récitatifs, duos, quatuors, interventions du chœur aux intonations véhémentes, et de nombreuses figures participent à cette vaste fresque, treize personnages ont la parole, ce qui est exceptionnel dont Pilate, Judas, Caïphe, le Centurion, Pierre, Jacques…C’est en effet, la dimension à la fois dramatique, théâtrale et sacrée de cette partition grandiose que le chef d’orchestre a valorisée. Sa direction, au plus près de l’esprit de l’œuvre chargé d’émotions, fait surgir de l’orchestre, des voix et des chœurs, des images et couleurs d’une grande intensité suggestive pour donner toutes les nuances les plus subtiles au déroulement narratif de la Passion et capter l’attention de l’auditeur, éveiller ses sentiments douloureux, du recueillement à la détresse, puis à l’espoir d’une vie éternelle par-delà les souffrances et la mort. Après la Sinfonia instrumentale en ouverture qui installe une climat de désolation, la partition est menée par l’Evangéliste interprété par le ténor Bernhard Berchtold, voix pleine, aux accents convaincants, solide dans l’aigu, large dans le médium face à Jésus, rôle confié au baryton norvégien Johannes Weisser, interprète d’un vaste répertoire et reconnu pour son excellence dans les œuvres sacrées, timbre clair, ligne de chant expressive et souple, aux beaux graves qui produisent des effets dramatiques empreints d’émotion. Pour incarner la Fille de Sion qui représente symboliquement l’Eglise et le regard méditatif du fidèle sur le drame qui se déroule, la belle présence vocale de la brillante soprano hongroise Emöke Barath, aigus lumineux, graves profonds qui parcourt sans faille les pages abondantes que la partition dédie à ce personnage auquel il faut associer les voix féminines des Ames croyantes d’une haute qualité spirituelle.

« Vraiment, le temps est venu où il nous faut avant tout méditer, l’âme pleine de ferveur…Qu’il me soit permis de souhaiter que ma plume, humide de larmes, parvienne à en arracher à d’autres !...Que l’angoisse se transforme en lumière pour notre vie ! » écrivait Telemann en préface à sa partition en vue d’édifier et émouvoir les fidèles. Le chef György Vashegyi à la tête de ses remarquables ensembles, l’Orfeo Orchestra et le chœur Purcell ont accompli avec virtuosité le vœu du compositeur pour le bonheur des mélomanes présents ce 22 mars dans la salle Béla Bartok à Budapest.



Publié le 14 mai 2018 par Marguerite Haladjian