Cantates de la Réforme - Johann Sebastian Bach

Cantates de la Réforme - Johann Sebastian Bach ©TickeTac.com
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Deux usages peuvent être faits de la musique. Le premier tend vers « tout ce qui fait harmonie, c’est-à-dire… l’ordre, le bel arrangement, la bonne disposition, en un mot l’accord du tout avec ses parties, ou des parties entr’elles » (Sébastien de BrossardDictionnaire de Musique – 1703). Le second prétend se saisir de l’influence qu’exerce la musique sur les affects humains afin de l’inscrire « au cœur du dispositif scénographique du pouvoir et des luttes pour sa conquête » (Alain Darré – Musique et politique – 2015). Les Cantates BWV 79 et 80 présentent, sans doute plus que d’autres, ces deux visages de la musique.

Commençons par le versant politique. L’histoire débute précisément le 31 octobre 1517. Les 95 thèses résumant la Disputatio pro declaratione virtutis indulgentiarum engagée par Martin Luther sont placardées sur une porte de l’église de Wittenberg. Le moine augustin savait que, en cette veille de la Toussaint, les fidèles allaient se presser nombreux dans les églises pour se procurer diverses indulgences en vue de réduire la durée de leur futur séjour au purgatoire. Il y voyait une opportunité pour donner de l’écho à la contestation de ce marché juteux : une grande opération de communication, loin de toute idée de déclaration de guerre.

On connaît la suite de l’histoire. Chaque 31 octobre, la communauté luthérienne sera désormais appelée à fêter l’anniversaire de la Réformation. A Leipzig, cette journée est signalée comme une fête mineure, chômée, mais pour une demi-journée seulement. Lors des célébrations du jour, l’assemblée chante traditionnellement l’hymne: Ein feste Burg ist unser Gott (« C’est un rempart que notre Dieu », pour les communautés francophones). Dans ce cantique composé vers 1525-1529, Luther entend rassurer le croyant sur la victoire finale du Bien sur le Mal, avec l’aide de Dieu.

Pourtant, ce cantique pacifique et sa fille, la Cantate BWV 80, vont être régulièrement enrôlés à des fins politiques et militaires. Déjà, le 6 novembre 1632, en pleine guerre de Trente Ans, le roi de Suède, Gustave-Adolphe, « en attendant que le brouillard fût dissipé, fit entonner le Psaume 46 de la traduction que Luther composa dans le château de Cobourg, et qui commence par ces mots dans la traduction française : Dieu nous est retraite et force. Les trompettes et les timbales accompagnèrent le chant de toute l’Armée et des Ministres de la Religion » (Mr. ArkenholtzHistoire de Gustave-Adolphe, roi de Suède - 1764). A la veille de la bataille de Lützen, le cantique de Luther était convoqué pour entretenir le moral des troupes. Exactement deux siècles plus tard, le détournement de ce texte à des fins temporelles prend de l’ampleur. Ainsi, Heinrich Heine constate, dans le second tome du Der Salon (1834) que « Die Marseilles Hymne der Reformation hat bis auf unsere Tage seine begeisternde Kraft bewahrt » (la Marseillaise de la Réformation a, jusqu’à nos jours, conservé sa faculté à enthousiasmer). Brandi comme l’étendard d’une cause, le cantique va rapidement se transformer en chant révolutionnaire, sous le signe de la lutte des classes. Ainsi, dans sa lettre datée du 15 mai 1885, Friedrich Engels écrira à Hermann Schlütter : « The Marseillaise of the Peasant War was : « Eine feste Burg ist unser Gott », and conscious of victory as the text and melody of this song… » (La Marseillaise de la Guerre des Paysans fut: « Une forteresse sûre est notre Dieu », avec la conscience de la victoire imprégnant le texte et la mélodie de ce chant). La Prusse de Bismarck pourra trouver dans la réédition des œuvres du Cantor par le Bach-Gesellschaft, en 1870-1871, un allié occasionnel pour enraciner son nationalisme religieux. A ce titre, le dernier verset de la Cantate BWV 80 pouvait sonner comme un appel à se rallier à l’Empire allemand naissant : « Das Reich muss uns doch bleiben » (l’Empire doit nous rester … curieusement traduit par « Nos richesses reste encore avec nous » dans le programme du concert !). Au début de la Première Guerre Mondiale, Max Reger (1873-1916) trouvera son inspiration dans une strophe intégrée dans la Cantate BWV 79 (Nun danket alle Gott) pour composer son Ouverture patriotique dédicacée à l’Armée allemande (Opus 140). Quant à Thomas Greif (Welt N24), il consacre un article passionnant à l’usage contemporain de la Cantate BWV 80. Il rapporte notamment l’inscription lue à Nuremberg, en 1915, sur un wagon à destination du front de l’Ouest : « Deutschland singt den ersten Vers : « Ein feste Burg ist unser Gott/ein gute Wehr und Waffen ». Frankreich singt den zweiten Vers (en fait, le premier verset de l’Aria chanté par la voix de soprano) : Mit unser Macht ist nichts getan/wir sind gar bald verloren (L’Allemagne chante le premier verset : « Une forteresse sûre est notre Dieu/Un bon rempart et arme ». La France chante le second verset : « Rien ne peut être fait par notre force/nous sommes déjà perdus »). Preuve éclatante de la popularité de ce cantique et de l’habileté avec laquelle il est détourné pour exciter l’esprit guerrier. Mais c’est probablement le IIIème Reich qui en fera l’emploi le plus dévoyé. Christoph Wolff rappelle que, à la radio allemande, l’ouverture de la cantate BWV 80 servait d’indicatif musical annonçant les éditions spéciales consacrées aux nouvelles du front (Bach : Essays of His Life and Music – 1991). Initialement destiné à célébrer la victoire du Christ sur les forces du Mal, le cantique de Luther a finalement été détourné par les forces du Mal pour flatter les humeurs belliqueuses. D’ailleurs, dans son ballet Eloge de la folie (1966), Marius Constant (1925-2004) mettra sur le même pied l’écho de bruits de bataille dans une écriture moderne et l’interprétation de ce choral sur grand orgue (BWV 720).

Cette histoire navrante ne doit pourtant pas faire ombrage à la beauté de l’écriture musicale et la qualité exceptionnelle de son interprétation en cette soirée du 27 janvier 2017.

Le programme du concert débute par l’interprétation de la Cantate BWV 79Gott der Herr ist Sonn und Schild (Dieu, le Seigneur, est soleil et bouclier). Johann Sebastian Bach l’a composée pour la fête de la Réformation organisées à Leipzig, le 31 octobre 1725. Si l’auteur inconnu du livret a rédigé le texte des parties solistes, il s’est tourné vers trois sources différentes pour les strophes confiées à l’ensemble choral : le verset 12 du Psaume 84 pour le chœur d’ouverture, la première strophe d’un choral très populaire de Martin Rinckart (Nun danket alle Gott) pour le chœur central et la huitième strophe du choral composé par Ludwig Helmbold (Nunn lasst uns Gott dem Herren) pour le chœur final. Ces deux poètes, connus aujourd’hui d’un cercle étroit de spécialistes, devaient être familiers à Bach : le premier (1586-1649) parce qu’il avait fréquenté l’école St Thomas de Leipzig dont Bach est désormais le directeur ; le second (1532-1598) parce qu’il était un personnage réputé de Mühlhausen, ville dans laquelle Bach composa la Cantate BWV 4 que nous évoquerons plus loin.

Plus encore que le texte, l’écriture musicale donne le sentiment que la cantate a été scindée en deux parties. Les trois premières strophes (une Aria encadrée par deux chœurs) forment un ensemble empreint de majesté au caractère festif marqué. Elles louent Dieu avec solennité et le remercient pour sa protection. Les trois suivantes (un récitatif, un duo et le choral final) paraissent plus graves. Elles constatent que l’œuvre n’est pas encore accomplie car bien des hommes an fremdem Joch aus Blindheit ziehen müssen (par aveuglement, doivent peiner sous un joug étranger).

La sinfonia introductive se présente sous la forme d’une ouverture « à la française » (un mouvement lent, presque martial, suivi par une fugue pleine d’allégresse avant une courte reprise du mouvement initial). Il nous semble que les deux premières phrases campent les personnages-clés auxquels est dédiée la Cantate, en attribuant à chacun un signe distinctif. La majesté du soleil signifiée par les cors et la solidité du bouclier figurée par les timbales désignent Dieu le Père avec une énergie qui empoigne le public. La répétition d’une même note à sept reprises pour lancer la fugue pourrait énumérer les sept plaies de Jésus. Douloureusement décrites par Dietrich Buxtehude (1637-1707) dans son Membra Jesu nostri (BuxWV 75), elles sont énoncées ici comme des titres de gloire emportés par les cordes qui s’envolent avec une belle agilité. Quant aux pulsations nerveuses des timbales, John Eliot Gardiner y voit « le martèlement des thèses de Luther à la porte de chêne à l’arrière de l’église » de Wittenberg (Cantatas for the Feast of the Reformation – 2005).

Le terrain est maintenant prêt pour l’entrée du chœur. Son chant se place sous le signe de la ferveur et de la gravité alors que les hautbois fébriles ne cessent de virevolter dans les tonalités du dessus. Les deux premiers versets sont ouverts par des entrées en imitation et interprétées dans un style homophonique. Chacun d’eux est salué, en final, par le roulement des timbales pour donner encore plus d’ampleur aux messages qu’il porte. Le troisième verset voit son rythme accéléré et les répétions se multiplier dans une fugue vigoureuse, comme pour mieux convaincre l’assemblée que Er wird kein Gutes mangeln lassen den Frommen (il ne refusera pas le bonheur à ceux qui sont pieux). Au demeurant, de courtes vocalises soulignent Frommen afin de mettre en valeur les qualités du bon chrétien, le terme désignant à la fois les personnes douces, sages et pieuses. Ce premier mouvement a résonné sous les voûtes de l’église Saint-Roch, avec de légères réverbérations toutefois. Si les cors ont pu couvrir les voix, ils n’ont pas ébranlé le socle solide constitué par le pupitre des basses.

Par un bel effet de contraste, mais en conservant le noyau thématique de l’ouverture, l’Aria installe un climat plus apaisé. Le hautbois expose le thème d’une ritournelle dont la simplicité fait le charme. Alex Potter développe ensuite le discours sous la forme d’un court sermon en musique. Le premier verset Gott ist unsre Sonn und Schild (Dieu est notre soleil et notre bouclier) reprend le thème initial énoncé par le chœur. En outre, il fait office de refrain, prolongé systématiquement par la ritournelle initiale. Le trio instrumental (orgue, violoncelle et hautbois) enveloppe le public dans une sérénité tranquille que la voix légèrement voilée de l’alto peine à dominer, rendant parfois son propos difficilement compréhensible.

Le choral Nun danket Gott (Rendez tous grâce à Dieu) est un cantique traditionnellement chanté par l’assemblée le jour de la Réformation, après le prêche. Bach exploite la première strophe du texte de Martin Rinckart pour clore ce premier chapitre consacré à la reconnaissance envers le Dieu protecteur. On imagine aisément que l’assemblée des fidèles ait pu s’associer au chant de ce choral parfaitement connu de tous les pratiquants. En effet, selon Gilles Cantagrel, ce cantique « sans doute écrit pour célébrer le centenaire de la Confession d’Augsbourg… est devenu au XVIIIème siècle… le Te Deum allemand » (Les Cantates de Bach – Fayard – 2010). La sonorité puissante des cors et le battement des timbales emportent un chant majestueux interprété sur le mode du cantus firmus dans lequel la turba (chœur de foule) n’aurait aucune peine à se glisser. On se plaît à rêver que, un jour, un chef ait l’audace d’associer les auditeurs à ces moments de communion, comme Itay Jedlin l’a osé lors de l’interprétation de la Passion selon St Marc- BWV 247 à l’abbatiale d’Ambronay, le 25 septembre 2015 (voir notre chronique publiée le 25 décembre 2015).

Avec le Récitatif, la ferveur se tourne maintenant vers le Christ. Peter Kooij l’interprète remarquablement. Sa voix éclatante et sa diction parfaite déclinent un texte appelant Jésus à poursuivre sa mission de Mittler (médiateur). Le message semble à double détente. Il poursuit sa vocation liturgique en célébrant le Christ qui a indiqué den rechten Weg zur Seligkeit (le bon chemin pour parvenir à la félicité). Mais il désigne également tous ceux qui, par aveuglement, vivent sous un joug trompeur. Nous ignorons, bien entendu, ceux que visait l’auteur, au demeurant inconnu, de ce texte. Mais peut-être évoque-t-il la réaction de la religion aux prétentions de la philosophie à enseigner la Vérité. Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716) n’avait-il pas eu l’aplomb d’affirmer qu’ « il importe à la félicité du genre humain, que soit fondé une Encyclopédie, c’est-à-dire une collection ordonnée de vérités suffisant… à la déduction des choses utiles » ?

Sans préparation instrumentale, l ’Aria en duo associe Dorothée Mields et Peter Kooij pour lancer un appel teinté d’inquiétude vers Dieu afin qu’il ne verlass die Deine (n’abandonne pas les tiens). Les triades brisées des cordes à l’unisson ajoutent au trouble des premières supplications. Cet appel au secours est illustré par quelques images fortes suggérées par l’écriture musicale. Ainsi, les vocalises sur le mot scheinen font briller de tous ses éclats la parole divine alors que les solistes tremblent sur le mot toben pour souligner la crainte ressentie par l’assemblée à l’écoute du grand bruit que font wider uns die Feinde toben (les ennemis à nouveau se déchaînent). Les deux interprètes, physiquement engagés, ont porté un texte d’une manière éminemment complémentaire et dans un parfait équilibre vocal.

La Cantate s’achève par la strophe finale du choral de Ludwig Helmbold. Celle-ci rappelle les deux piliers sur lesquels repose la profession de foi luthérienne : Wahreit (vérité) et Freiheit (liberté… de conscience). L’unisson des voix et des instruments, le brillant des cors et le battement énergique des timbales donnent à ce mouvement final un air de majesté que Philippe Herreweghe a restitué dans toute sa splendeur.

Le programme se poursuit par la Cantate BWV 4Christ lag in Todesbanden. Dans le programme annoncé, cette Cantate pourrait apparaître comme une intruse. En effet, elle n’a pas été conçue pour être exécutée lors d’une fête de la Réformation, mais pour un dimanche de Pâques. En revanche, elle raconte la victoire du Bien sur le Mal par le sacrifice du Christ. Si elle ne s’inscrit pas dans le même calendrier, elle partage cependant une thématique commune avec les deux Cantates qui l’encadrent.

Nous avons eu le plaisir de cheminer à l’intérieur de cette pièce à l’occasion de son interprétation à l’Auditorium du Musée du Louvre par l’ensemble Vox Luminis, le 11 janvier dernier. Nous invitons donc le lecteur intéressé à se reporter à notre chronique publiée le 25 janvier 2017 sous le titre Premiers feux baroques. La partition choisie par Philippe Herreweghe (version de Leipzig- 1724 ou 1725) diffère cependant de celle qu’avait retenue Lionel Meunier (version de Weimar – 1708). La composition de la partie orchestrale est maintenant enrichie d’un cornet et d’un trombone, instruments à vent absents de la version la plus ancienne. Par ailleurs, Philippe Herreweghe choisit de réduire le chœur aux quatre solistes. De notre point de vue d’auditeur, le renforcement de l’effectif instrumental combiné à la réduction de l’effectif vocal a eu pour effet de limiter la portée des voix, par moments submergées par la partie concertante. En outre, les effets d’écho, absents à l’Auditorium mais importants à Saint-Roch, ont contribué à brouiller certains passages, malgré les efforts visibles des chanteurs. En revanche, le duo associant Dorothée Mields et Alex Potter était absolument remarquable de tendresse. Le cornet de Bruce Dickey portait joliment leurs voix tandis que la précision d’horloge du continuo, particulièrement des violoncelles conduits par Ageet Zweistra et Harm-Jan Schwitters, rythmait souverainement l’ensemble de ce très beau mouvement. D’une façon générale, cette interprétation nous a paru manquer d’un peu de souffle et ne reflétait pas franchement le caractère festif de la célébration de la Résurrection du Christ.

Mais c’est le souffle, précisément, qui a emporté la Cantate BWV 80Ein feste Burg ist unser Gott. Le texte mis en musique par Bach met à contribution deux auteurs : Martin Luther (1483-1546) pour les chœurs et la première Aria et l’un des librettistes les plus connus de Bach, Salomo Franck (1659-1725) pour les autres strophes. Le premier a composé son cantique à un moment de doute où il se voit assailli par les démons. La légende raconte d’ailleurs que, réfugié au château de la Wartburg, un diable vient une nouvelle fois le tourmenter. Il lui lance un encrier dont il subsiste, dit-on, une trace sur un mur. Or, ce château est situé à proximité d’Eisenach, ville natale de Bach. Cette légende ne pouvait pas être absente de l’esprit du compositeur, particulièrement dans les passages faisant intervenir les hordes de démons. Quant à Franck, il se réfère à l’épisode de l’exorcisme raconté dans l’Evangile de Saint Luc (8 : 26 à 39). Les deux auteurs partagent donc un thème commun qui constitue, de ce fait, l’âme de cette Cantate : la lutte et la victoire finale sur Satan.

La pièce est composée pour la fête de la Réformation 1724. Elle utilise des partitions déjà existantes mais aujourd’hui en grande partie disparues. Celles-ci sont classées BWV 80a (1715) et 80b (1723). La version de 1724 n’inscrit pas d’instruments à vent dans la formation instrumentale. En y intégrant trois trombones, Philippe Herreweghe adopte, nous semble-t-il, une version intermédiaire entre celle qui a été produite à Leipzig le 31 octobre 1724 et celle que Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784) a enrichie de son peu de génie, remplaçant trois hautbois par trois trompettes et ajoutant des timbales (absentes du concert entendu à Saint-Roch).

Les deux cantates BWV 79 et 80 présentent une architecture analogue : un cœur de cantate encadré par deux chœurs, suivi d’une marche graduelle vers un choral final. Dans la Cantate BWV 80, les cinq premiers mouvements évoquent la lutte sans merci menée contre les forces infernales et la victoire finalement remportée par les forces célestes ; les trois derniers mouvements (un récitatif, un duo et un chœur, comme pour la Cantate BWV 79) poursuivent le discours de façon plus introspective, jusqu’au puissant choral de conclusion.

Aucune sinfonia n’ouvre la pièce, comme si Bach avait jugé inutile de rappeler la mélodie d’un cantique parfaitement connu par l’assemblée. Une fantaisie chorale opulente lance la Cantate sous le mode d’une fugue en cinq parties : les quatre pupitres vocaux suivis par la reprise de la mélodie du choral par les hautbois à l’unisson, appuyés par les trombones. Le trombone basse ajoute une tonalité grave et charnue tout à fait impressionnante que seul un grand orgue pourrait produire (John Eliot Gardiner a choisi le grand orgue, de façon tout à fait convaincante, dans l’enregistrement qu’il propose avec The Monteverdi Choir – 2000). Et c’est probablement un orgue qui, à Leipzig, a dû faire frissonner une assemblée subjuguée par la puissance de ce mur sonore monumental. Comme nous avons frissonnés à Saint-Roch devant la puissance du chœur et l’ampleur des harmonies. Mais, là encore, avec le regret de voir les orgues des églises muets lors des concerts alors qu’ils pourraient quelquefois ajouter de l’éclat ou de la profondeur à la partie concertante.

Ce premier chœur se compose de deux parties. Les quatre premiers versets célèbrent majestueusement un Dieu puissant et protecteur ; les cinq versets suivants décrivent der alte böse Feind (le vieil ennemi démoniaque). L’intensité reste identique dans ces deux temps, comme pour souligner la puissance des deux armées en présence au moment de l’engagement de la bataille et son issue encore incertaine. Lorsque le chœur se tait, une impressionnante enceinte de protection se dresse devant une horde de démons déchaînés : l’effet est saisissant.

La construction du mouvement suivant est originale. Les deux premiers versets sont de la main de Franck alors que les quatorze autres proviennent d’un cantique de Luther. Dans un Aria de la main de Franck, Peter Kooij reprendra inlassablement ces deux versets tandis que, dans un choral chanté sur le mode du cantus firmus, Dorothée Mields se fera l’interprète des paroles de Luther. Quand le premier exprime en de riches vocalises la certitude en la victoire divine, la seconde évoque avec vénération, le sacrifice du Christ. Une ritournelle instrumentale énergique, presque obsédante, accompagne la voix de basse alors qu’un hautbois double la voix de soprano. La sobriété de la distribution vocale et instrumentale ajoutée à la virtuosité de Peter Kooij et la tranquille sérénité de Dorothée Mields ont transformé ce chant parallèle en un moment de grâce.

Peter Kooij poursuit par un récitatif annoncé par un accord dissonant lancée par l’orgue, comme pour souligner qu’une lutte sourde agite l’âme. Avec la conviction d’un Evangéliste dans une Passion (pour mémoire, la est composée à la même époque), il raconte le sacrifice du Christ, enjoignant le croyant à fermer son cœur dem Satan und dem Lastern statt (à Satan et au vice). Dans ce mouvement, c’est par le rythme que Bach figure les deux camps : des accélérations angoissées pour décrire l’action de Satan, une sérénité respectueuse pour évoquer l’action du Christ, avec un arioso final pour sceller l’alliance de Jésus avec le croyant. Dorothée Mields ouvre son cœur au Christ. Accompagnée d’un continuo grave (orgue, contrebasse et violoncelle) sa voix limpide et sa diction impeccable donnent à cette Aria un air de supplication sincère, tant il est dépouillé. Par de rares vocalises, elle exprime son désir (Velangen) d’accueillir le Christ in mein Herzenshaus (dans la demeure de mon cœur) et par des répétitions, elle en chasse le schnöder Sündengraus (méprisable horreur de péché). L’ensemble, empreint de douceur mêlé d’inquiétude, finit par installer une atmosphère propice au réconfort.

Un choral achève ce premier cycle par une profession de foi, envers et contre tous les démons. Nous retrouvons ici les accents guerriers du départ. Lorsque Luther écrit und wenn die Welt voll Teufel wär (et si le monde était rempli de diables), nul doute qu’il se souvient de l’épisode de son entrée à Worms, en 1521. Convoqué par Charles-Quint pour s’expliquer devant la Diète, ses amis l’en dissuadent, craignant pour sa vie. Luther persiste et déclare : « Même s’il y a à Worms autant de démons que de tuiles sur les toits, j’ai confiance en Dieu, et j’irai ». Bach illustre parfaitement cette scène en mettant en parallèle la tranquille certitude d’un chœur à l’unisson et le tumulte des doubles croches figurant la multitude des démons. Le tableau que la musique dessine représente une communauté soudée faisant solidairement face à des hordes déchaînées finalement rejetées. Ce contraste est saisissant et son écriture annonce le chœur des pèlerins du Tannhaüser de Richard Wagner.

Le second cycle prépare, par degrés, le lancement de la dernière strophe du cantique de Luther déclarant que la foi sera récompensée malgré tous les tourments qu’il faudra subir. Thomas Hobbs, dans un court récitatif, installe une ambiance apaisée et rassurante. L’écriture musicale est minimaliste, seul l’orgue accompagnant le soliste qui, par épisode, chante même a cappella. Cette séquence est particulièrement expressive. De sa voix claire et franche, le ténor souligne quelques mots par des vocalises (freudig-joyeusement) ou des tenues de notes (gezwungen-contraint). L’écriture musicale du dernier verset change de rythme et de tonalité, pour affirmer, d’un air joyeux mais retenu par le respect qu’il inspire, que Dein Heiland bleibt dein Hort (ton Sauveur restera ton rempart). Thomas Hobbs est rejoint par Alex Potter pour un émouvant duo animé par le hautbois. Dans les compositions de Bach, cet instrument « illustre… les préoccupations de l’âme » (Bertrand DermoncourtTout Bach – 2009). Et c’est bien l’âme qui exprime sa béatitude par la voix de l’alto et du ténor qui s’interpellent avec délicatesse. Cette séquence comporte deux temps. Des deux premiers versets se dégage une atmosphère paisible animée par une fugue discrète. Les deux suivants, en marquant par des vocalises certains termes comme Feinde schlagen (battre les ennemis) ou créant une dissonance sur Tod (mort), rappellent que le combat peut reprendre à tout moment. Mais une ritournelle éloigne le spectre guerrier jusqu’au choral final pour lequel on imagine que la turba (chœur de foule) aura rejoint les musicien. L’écriture est sobre et majestueuse à la fois. Elle contient un effet d’entraînement puissant que le Collegium Vocale Gent a libéré avec brio.

C’est évidemment dans un enthousiasme général que les concertistes ont été salués par une assemblée particulièrement nombreuse. Des rappels insistants ont conduit Philippe Herreweghe à offrir un « bis » original : le chœur d’ouverture de la Cantate BWV 2 - Ach Gott, von Himmel sieh darein (O Dieu, du ciel, regarde ici-bas). Composée durant la même période que les deux cantates de la Réformation, elle a été une nouvelle occasion offerte aux cuivres et au cornet d’emporter les voix et les instruments dans une plénitude à laquelle les spectateurs ont eu bien du mal à s’arracher. Le chef et son ensemble ont montré toute l’étendue des pouvoirs d’une musique créatrice d’émotion et de plaisir.



Publié le 10 févr. 2017 par Michel Boesch