Histoires Sacrées - M-A. Charpentier

Histoires Sacrées - M-A. Charpentier ©Théâtre de Caen
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Le Poème de l'Extase

La musique religieuse française des XVII° et XVIII° siècles, de modèle versaillais, est passée à la postérité par des Messes et surtout par de fabuleux Motets, schématiquement rangés sous les vocables de « grands » et de « petits ». Formellement, c'est à peu près tout.Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), entre maints titres de gloire, lui aura cependant apporté le genre de l'oratorio, bien qu'il ait préféré à ce terme celui d'Histoire Sacrée, qu'on peut aussi qualifier de motet dramatique. Avant lui, quelques esquisses dénichées par le musicologue John Burke chez Guillaume Bouzignac et Henry Du Mont. Après lui : quasiment rien. Du moins, rien avant l'Enfance du Christ d'Hector Berlioz ou les Béatitudes de César Franck (dans un style foncièrement différent), autant dire une éternité.

Est-ce exclusivement de la musique française ? Les nombreuses Histoires Sacrées sont encore plus pétries d'italianisme que d'autres chefs d'œuvre du compositeur, ce n'est pas peu dire. Dans certaines de ses hymnes, celui-ci est en effet proche de son contemporain Lorenzani, il est vrai lui-même adopté par la France ; et pour certaines de ses messes, il s'inspire de la polychoralité romaine magnifiée par Benevolo (lire notre chronique : Impressions d'Italie). Ces pièces quant à elles pourraient être en partie paraphées du maître Giacomo Carissimi, mentor principal – mais non le seul – du jeune Parisien durant son long séjour, à la datation assez opaque, dans la Ville Éternelle. Tout baroqueux connaît la fameuse Storia di Jefte, cependant il en existe d'autres : Storia di Giona, Storia di Abramo ed Isacco...

À l'instar de Carissimi, l'inspiration est ici biblique ou paléo-chrétienne, le texte se déclame en latin, le propos se veut édifiant et la dramaturgie requiert un narrateur dénommé historicus. Dramaturgie, c'est bien le mot : quoiqu'il n'existe pas de trace avérée de représentation des Histoires, ces pages drues et assez courtes semblent appeler le théâtre, a minima le tréteau. De fait, leur moralisme personnifié, leur oscillation didactique entre action (récit) et persuasion (chant), ne peuvent qu'embellir au contact des planches, à l'instar des mystères médiévaux. C'est tout le pari de Sébastien Daucé, qui a résolu d'enchâsser et de faire mettre en scène pour ses ouailles trois de ces miniatures : Judith sive Bethulia Liberata, Magdalena Lugens et Cæcilia Virgo et Martyr.

Spécialiste de la musique d'église du Grand Siècle, co-signataire des Histoires Sacrées de Charpentier à paraître sous l'égide de Catherine Cessac, Daucé est d'autant plus l'homme de la situation. Il s'est déjà frotté à ce musicien hors norme et hautement attachant : après un recueil de Motets pour la Maison de Guise de toute beauté, c'est au tour des Pastorales de Noël de garnir nos étals. Le caractère le plus spectaculaire de ses trois Histoires – applaudies avant Versailles à Lyon ou Caen, voire Ambronay pour ce qui concerne Cæcilia – est l'unité frappante qu'il leur confère par les caractères trempés de leurs héroïnes. La combattante Judith, Marie-Madeleine l'éplorée et la martyre Cécile sont autant de facettes d'une vaillance féminine sublimée, propice aux épanchements les plus poignants.

Trois splendides antiennes encadrent ou lient les trois séquences : O Sacramentum Pietatis (Ô sacrement de piété)] ouvre le concert par une métaphore de l'Eucharistie, In Odorem Unguentorum tuorum [(Dans les parfums de tes onguents) tiré du Cantique des Cantiques sied à l'affliction de Marie-Madeleine, tandis que le triptyque se referme sur l'antique prière mariale Sub tum præsidium (À l'abri de ta miséricorde). La cohésion générale tient également au parti-pris scénique. Vincent Huguet fait sobre, et le fait plutôt bien, avec trois structures mobiles propres à évoquer roc, grotte, promontoire, cachot ; il les complète d'un arbuste, d'un panneau de fond bleuté, de costumes neutres et de seyants éclairages. Tout ceci, commun aux trois épisodes, est assez banalisé pour demeurer de bon aloi.

Du point de vue musical, les portraits de femmes et les motets se succèdent, voire se fondent avec beaucoup de naturel : leur éloquence est telle, leur trait si fouillé et si sûr, qu'ils n'ont nullement besoin de recourir à d'ostentatoires effets de masse – qu'un effectif instrumental et vocal si ténu ne permettrait pas – ou à des écarts de dynamique ronflants. L'ensemble se love ainsi dans un entre-deux homogène et délicat, les seuls relatifs effets de glotte survenant à la mise à mort finale de Cécile. Sans que cela constitue une surprise pour qui goûte un tant soit peu Charpentier, le discours est d'une incroyable transparence, pour ne pas écrire translucidité. Ces camées dispensent à l'envi, sans heurt, une caressante et douce lumière : c'est la rhétorique de la sainteté.


© Molina Visuals

Sébastien Daucé s'appuie sur un fidèle noyau de choristes et d'instrumentistes dont le haut niveau n'est plus à vanter. Flexibilité et fluidité sont les maîtres mots, les chanteurs lévitant de la figuration à la caractérisation, et vice-versa. Quelques-uns méritent des mentions particulières. La première est pour Lucile Richardot : le sens inné de l'oraison de ce mezzo-soprano racé est idéal dans le rôle de Marie-Madeleine. C'est sans doute parce que celui-ci est extrêmement court (à peine une dizaine de minutes) qu'elle se voit confier l'O Sacramentum pietatis liminaire, où ses graves pénétrants, chauds et ambrés font pareillement mouche. Caroline Weynants n'est pas moins touchante, qui nimbe sa Judith pieuse et éthérée – fort différente des alter ego vivaldien et mozartien – de sa gaze incomparable.

Jeune talent apprécié voici peu dans l'Elias de Mendelssohn, Judith Fa endosse avec bonheur les deux visages de Cécile, celui de la convertie, militante du Christ, puis celui de la vierge martyre. Là aussi, le matériau séduit, que ce soit dans la crâne résistance au tyran Almachius, ou dans la prière de l'agonie – une poignée de mesures inouïes suivies d'une suffocante déploration, digne du Dido's lament d'Henry Purcell. Le tyran, justement : c'est merveille de l'avoir offert à la basse tonnante, mais finement articulée et riche d'harmoniques, de Nicolas Brooymans ! Chaque prestation soliste de ce gaillard, que ce soit avec Correspondances ou d'autres, est décidément un régal. Accessit de même pour le fringant René Ramos-Premier, prometteur baryton déjà entendu avec plaisir auprès des Métaboles ou de la Tempête, magistral ce soir.

L'orchestre n'est modeste que par sa jauge (treize au total, dont huit cordes) : transcendé plus que dirigé dès l'antienne introduction, il moire de demi-teintes ineffables la profuse tendresse de la musique de Charpentier. Si le charismatique chef-claveciniste n'a parfois besoin que d'un petit doigt pour lui suggérer une palette de coloris, il est très bien secondé en cela par le premier violon imaginatif de Béatrice Linon. Là encore, faute de pouvoir distinguer chacun, il faut au moins féliciter les flûtes à bec ouatées de Lucile Perret et Matthieu Bertaud, l'obsédant violoncelle d'Antoine Touche bien démarqué des trois (!) gambes ; et à l'orgue, le jeu persuasif de Pierre Gallon.

Resteront des images fortes. Almachius porte délicatement le corps sans vie de Cécile jusqu'au fond de la scène, où l'attendent Judith et Marie-Madeleine. Symbolisant trois strates temporelles de la chrétienté (ancien et nouveau Testaments, premiers martyrs), les trois femmes entonnent a cappella le Sub tum præsidium ; ce dénouement serre la gorge telle une Pietà. Auparavant, c'est l'excellente basse Renaud Bres, Holopherne déjà dénudé face à Judith, que Marie-Madeleine retrouve allongé derrière un rocher, en Christ déposé de la Croix. Sensibles à son érotisme, l'une et l'autre ne sont pas en mal de caresses : il y a dans tout mysticisme une nostalgie de la chair. Tel est le poème de l'extase.



Publié le 21 déc. 2016 par Jacques Duffourg-Müller