Contraltos - Nathalie Stutzmann & Orfeo 55

Contraltos - Nathalie Stutzmann & Orfeo 55 ©Nathalie Stutzmann & Orfeo 55 © Arsenal/Cité musicale de Metz (57)
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Deux mots suffisent, parfois, à résumer un fait, une prestation. Encore faut-il en connaître l’origine.
L’exclamation « Quelle(s) Femme(s) ! » est tout à la fois laconique et prolixe. Contradictoire, non ? Alors pourquoi un titre aussi concis ? Que dissimule ce paradoxe ? L’extension au pluriel, entre parenthèses, alimente également la réflexion.

Samedi dernier, l’Arsenal (METZ – 57) conviait le public, venant de Lorraine et d’autres contrées, à un fabuleux concert.
La contralto Nathalie Stutzmann présentait, sur sa terre d’adoption, le programme d’un futur enregistrement « Contraltos », (à paraître sous le label ERATO/WARNER CLASSICS). Argumenté et conçu soigneusement, il s’élabore autour de pièces vocales et de mouvements purement orchestraux. Toutes les pièces ont été créées au XVIIIème siècle sous la plume d’illustres compositeurs, tels Vivaldi, Haendel, Porpora, … . Les maestros étaient fascinés par « ces femmes » dont la voix grave était aussi rare que le diamant rouge ou la grandidiérite au rayonnement bleu-vert ! A tel point qu’ils leur confiaient le rôle principal de leur opéra (celui de prima donna, première femme), rôle alors généralement dévolu à une soprano. « Contre-balanciers » aux castrats qui interprétaient souvent des rôles féminins, les contraltos incarnaient des personnages masculins. L’androgynie était bien souvent poussée à son extrême grâce à des travestissements. Quel art, autre que la musique, a joué autant sur l’ambivalence masculin/féminin ?
Les plus célèbres contraltos répondent au nom d’Anastasia Robinson (vers  1692 – 1755), Francesca Vanini-Boschi ( ? – 1744), Anna Girò (vers 1710 – 1748), Anna Vincenza Dotti ( ? – ?), Anna d’ambreville-Perroni (1690-1760), Vittoria Tesi , dite La Moretta (1700 – 1775) ; Teresa Mucci ( ? - ?) et Diana Vico ( ? - ?). Si renommées que le préfixe « La » ornait leur nom : La Robinson, La Vanini-Boschi, …. Laissons à « ces femmes » le pouvoir de renaître grâce à la voix d’une seule, celle de Nathalie Stutzmann.

Les lumières de la salle se tamisent dans des teintes mordorées. Les musiciens de l’ensemble Orfeo 55 prennent place. Un rapide accordage à la recherche du « La » anime les instruments. Puis, le silence gagne la grande salle. Les portes, côté cours, s’ouvrent enfin. D’un pas décidé, Nathalie Stutzmann fait son entrée. Vêtue de noir sans fioriture, elle salue le public et les musiciens. Campée devant son pupitre, elle lève sa main droite pour insuffler le rythme, la vie de toute musique. La Sinfonia Ouverture de l’opéra Alessandro severo d’Antonio Lotti (1667-1740) déborde d’énergie dans son premier mouvement au tempo vif (allegro), quasi solennel en rythmes pointés. Deux hautboïstes, Emma Black et Ingo Müller, dissertent avec les agiles trilles du claveciniste Loris Barrucand et le soutien infaillible du bassoniste Alexandre Salles. Ecoutons d’ailleurs le son poudré voire ouaté du basson : comme des pas feutrés sur un tapis de neige, ses inflexions argumentent en douceur le discours. Echo à cette onctuosité, le second mouvement (un presto au style fugué) se veut délicat. La main gauche de Nathalie Stutzmann en précise la couleur, l’affect. Deux violons (Anne Camillo et Thelma Andy), un alto (Marco Massera), un violoncelle (Alice Coquart), le théorbe (Jonas Nordberg), la contrebasse (Pasquale Massaro) et le clavecin (Loris Barrucand) offrent de riches nuances allant du pianissimo au fortissimo. Quelle suavité ! Balayant l’épais manteau neigeux, l’Ensemble en tutti souffle en « calquant » le motif du premier mouvement. Gonflez tourbillons, emportez tout…

Emportez, nous le sommes notamment par la vigueur déployée par Nathalie Stutzmann incarnant Cornélia dans L’aure che spira, extrait de Giuglio Cesare de Georg Friedrich Haendel (1685-1759). Encore en position de « chef », elle prépare son moule vocal. Elle construit ses appuis vocaux dans la courte ouverture instrumentale. Ses bras épousent le mouvement du balancier. Quelques sautillements s’immiscent sans retenue. Du geste découle le son soutenu avec les muscles abdominaux et la poitrine ouverte. Il ne faut ni faiblir, ni forcer la voix !
Parfait exemple avec Sorge nel petto de Rinaldo (Haendel) : la contralto équilibre l’aspect « émetteur-récepteur » en triple accord (elle-même, les instrumentistes et l’environnement). L’introduction au clavecin et au violoncelle (Alice Coquart) est tout aussi remarquable. Les modulations vocales suivent les deux instruments y compris lorsque s’ajoutent le contrebassiste, une des violonistes (Thelma Handy) et le théorbiste.

Cessant de chanter, Nathalie Stutzmann revient à la direction de l’Ensemble avec la Sinfoni de l’acte III de l’opéra de Lotti. Soulignons qu’elle est une des rares chefs d’orchestre dans cet univers majoritairement « masculin ». Les instrumentistes livrent, ici, une interprétation pleine de vie.
Quittant une nouvelle fois son pupitre, elle se lance corps et âme dans un saisissant Dal mio pettoGriselda de Giovanni Bononcini (1670-1747). Elle enchaîne sur le récitatif È morto sì, tiranno suivi de l’aria guerrier Svena uccidi, tous les deux extraits du pasticcio Bajazet d’Antonio Vivaldi (1678-1741). La fureur des instruments s’affronte avec l’ambitus étendu de la contralto. La maîtrise absolue du souffle ne fait aucun doute !
Deux autres arias nous raviront particulièrement. Le Torbido intorno al core (Meride e Selinunte de Nicola Antonio Giacinto Porpora (1686-1768)). Les coups d’archets secs des violoncelles (Alice Coquart et Jean-Lou Loger) impliquent un dynamisme où les saccades sont atténuées par le jeu lié (legato) des violons (Anne Camillo, Nicola cleary, Patrick Oliva et Chingyun Tu pour les violons I ; Thelma Handy, Laura Corolla et Aoki Naoko pour les violons II) et des altos (Marco Massera et Céline Tison). Puis le sublime Pena tiranna, chanté par Dardano dans Amadigi (Haendel), qui nous enveloppe d’une douce mélancolie. Nathalie Stutzmann développe une expressivité sensuelle. Sa voix profonde se pare de chaleur, de délicates modulations. Nous sommes littéralement transportés, y compris sa mère, la soprano Christiane Stutzmann, assise dans le public. Une fierté, toute légitime, s’affiche sur son visage !
Relevons également le Mio cor, che mi sai dire (Rinaldo, Haendel) pour la beauté des ornements… le rare Tradita, Sprezzata (Semiramide riconosciuta, Porpora) avec la sortie théâtrale de la contralto furieuse… le poignant Caro Addio dal labro amato (Griselda, Bononcini)… le Di verde ulivo (chanté par Vitellia in Tito Manlio de Vivaldi) ou bien encore l’aria de bravoure Dover, Giustizia (Ariodante, Haendel) dans lequel Nathalie Stutzmann se permet quelques déhanchements « swingués ».

L’ensemble Orfeo 55 tient également le rôle de « prima donna » dans les parties instrumentales. Tantôt nuancé, tantôt emporté, il fait vivre la musique.Ainsi la Sinfonia (ouverture de l’acte III, Berenice, Haendel) affirme les qualités de l’Ensemble. Les hautbois, au timbre éclatant, apportent du relief à la pièce. Le théorbe de Jonas Nordberg ne peine nullement à imposer son « chant » harmonieux dans les entrelacs du clavecin. Comme un miroir, le couvercle reflète les mains du claveciniste. Nous pouvons en apprécier la dextérité. Les cordes expriment toutes leurs richesses harmoniques dans les mouvements langoureux et leurs puissances mordantes dans les passages impérieux. Avis confirmé par l’Ouverture de l’acte II d’Ariodante (Haendel). L’Ensemble y développe rondeur, nuances, accents.
Des soli instrumentaux permettent d’apprécier le jeu virtuose de plusieurs musiciens tel que le second mouvement (Largo) du Concerto en sol majeur pour basson, violons et basse continueRV 493 de Vivaldi. Le basson, dit obligé (obbligato), arbore un ton recueilli. Comme en état d’apesanteur, toutes les cordes gravitent autour d’exquis pianissimi, de notes liées et filées. Prêtons également attention au continuo à l’orgue (Loris Barrucand). Quel lyrisme ! Second et dernier moment de poésie, le Largo du Concerto pour luth, deux violons et basse continue en ré majorRV 93 du Prêtre roux met en valeur le talent du théorbiste. Jonas Nordberg y excelle tout simplement. Chacune de ses notes découlent le plus naturellement possible de ses doigts. Délicatesse et précision effleurent ce concerto da camera. L’accompagnement des violoncelles (Alice Coquart et Jean-Lou loger) et de la contrebasse (Pasquale Massaro) s’accomplit en pizzicati ponctuant la poésie du théorbe. Quatre minutes de pur plaisir !

Les réactions ne tardent pas à se faire entendre. De bruyants applaudissements sont adressés à l’ensemble des artistes. Les ovations sont amplement méritées. Une parfaite osmose lie Nathalie Stutzmann à ses musiciens. L’humilité est collective. Avec passion, ces derniers nous offrent généreusement deux airs en guise de bis : le premier composé pour La Bertolli par Haendel, le second écrit pour La Marchesini par Gasparini.
En Lorraine, nous avons pour tradition d’ajouter, comme signe distinctif, le préfixe « Le » ou « La » devant un prénom ou un nom. Alors, avec beaucoup de déférence, décorons-la de « notre » Légion d’honneur en la prénommant « La Stutzmann ».
Quelle Femme ! … Quelle(s) Femme(s) !



Publié le 30 janv. 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND