Coronis - Durón

Coronis - Durón ©Philippe Delval
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La redécouverte inspirée d’une œuvre pétillante

Comme le note fort à propos Pierre-René Serna dans son ouvrage La zarzuela baroque (aux éditions Bleu Nuit), la redécouverte de Coronis est « une étrange aventure ». Une copie de la partition de l’œuvre dormait à la Bibliothèque Nationale d’Espagne, sans titre ni date et sans nom d’auteur ou de librettiste. Sa reliure n’était manifestement plus celle d’origine ; elle portait toutefois l’intitulé «  Coronis, Zarzuela en 2 jornadas » probablement ajouté par un bibliothécaire à la fin du XIXème siècle ou au début du XXème. L’authenticité de ce titre est donc assez douteuse, d’autant que les zarzuelas de cette époque comportaient plutôt des titres « à rallonge » (même si ce n’était pas une règle absolue). Dans les années 1930, un musicographe attribue la partition à Antonio Literes (1673 – 1747), célèbre compositeur de zarzuelas de cette période.

En 2009 les recherches de Raúl Angulo Diaz et Antoni Pons Segui permettent d’établir une première édition de cette partition, suivie en 2017 d’une seconde édition critique. Ces deux musicologues sont parvenus à démontrer que Coronis est bien une zarzuela entièrement chantée, et non un opéra dont on aurait perdu le troisième acte (la forme en deux actes est caractéristique de la zarzuela), ou une zarzuela dont on aurait perdu les paroles (pour nos lecteurs, précisions que la zarzuela baroque est très différente de celle du XIXème siècle, et ne comporte pas nécessairement de dialogues parlés). Ils ont aussi établi sur la base de différents recoupements que son auteur était Sebastián Durón (1660 – 1716), autre compositeur majeur de cette époque. Ils estiment également que José de Cañizares (1676 – 1750), prolixe auteur de comédies et de livrets d’opéras durant cette période, est vraisemblablement l’auteur du livret de la seconde jornada (« journée », ou acte : on se souvient que dans le théâtre classique espagnol, chaque acte correspond à une période de temps précise). Ils pensent aussi que l’œuvre aurait pu être créée à l’occasion de l’anniversaire du roi Philippe V (petit-fils de Louis XIV), le 19 décembre 1905 (Durón ayant quitté l’Espagne en août 1706, car il avait soutenu le prétendant des Habsbourg à la couronne espagnole lors de la Guerre de Succession d’Espagne). Dans ce cas la zarzuela aurait fort logiquement été créée au théâtre du Coliseo du palais du Buen Retiro à Madrid, lieu habituel de ces créations. Le prologue (la loa) ne nous est cependant pas parvenu, et il doit être considéré comme perdu. Comme dans les livrets de l’opéra français, le prologue de la zarzuela développe généralement un hommage obligé et respectueux aux grands personnages (le roi ou l’un de ses proches) qui en sont les dédicataires. Surtout il contient les « clés » qui permettent de décoder la portée morale et les allusions à l’actualité contenues dans l’action.

Tiré des Métamorphoses d’Ovide, le livret mêle deux intrigues parallèles (comme cela était également l’usage dans les livrets des opéras vénitiens du XVIIème siècle, eux-mêmes inspirés par le théâtre classique espagnol). La première intrigue met aux prises Triton avec la nymphe Coronis. Le fils de Neptune poursuit la nymphe de ses assiduités insistantes (il tente même de la violer), mais les chasseurs qui accompagnent celle-ci l’écartent et le rejettent à la mer. Les habitants de la Phlègre vont alors consulter le devin Protée dans sa grotte, au sommet de la montagne, afin de connaître l’avenir. Ils y apprennent qu’une guerre opposera bientôt Apollon et Neptune pour gagner les faveurs de Coronis et la tutelle de la ville. Au cours de la seconde journée, Triton sauve Coronis de l’incendie de son temple et prétend à nouveau l’épouser. Cette fois Apollon intervient, et tue le monstre de son harpon. La seconde intrigue décrit l’affrontement d’Apollon et Neptune pour conquérir le pays, tour à tour incendié par le premier et inondé par le second. Jupiter intervient alors, et ordonne à Coronis d’élire le souverain. Elle choisit Apollon, qui l’a sauvée de Triton, et pour lequel elle éprouve un amour naissant : les réjouissances de la paix peuvent alors faire place aux désastres de la guerre. Cette seconde action devait immanquablement évoquer pour les contemporains la situation politique d’une Espagne encore déchirée par les affrontements de la Guerre de Succession. On note également, en parallèle aux amours de Coronis, le développement d’une intrigue amoureuse secondaire autour des deux personnages bouffons, Ménandre et Sirène. Ces graciosos constituent des figures familières de la zarzuela, dont ils portent les aspects comiques, d’une manière assez comparable aux nourrices et serviteurs dans l’opéra vénitien.

Au plan musical la zarzuela baroque constitue un genre tout à fait original. Héritière du théâtre du Siècle d’Or et de ses auteurs (notamment Pedro Calderón de la Barca et Lope de Vega, qui furent aussi ses premiers librettistes), elle mêle chœurs énergiques, tonadas (airs populaires), et danses (en général séguedilles) d’inspiration purement espagnole avec des récitatifs et des arias plus proches de l’opéra italien. Les rythmes y sont cependant plus marqués, les récitatifs plus libres et moins déclamatoires ; elle se démarque aussi de l’opera seria par de nombreux ensembles (duos, trios, voire quatuors) entre les personnages principaux. Des dialogues parlés s’intercalent fréquemment entre les parties musicales. Autre spécificité : la plupart des rôles (y compris ceux des personnages masculins) sont incarnés par un type unique de chanteuse au registre étendu dans le grave, la tiple. Les hommes n’interviennent que dans les chœurs, et parfois dans un ou deux rôles principaux. Les chanteurs y sont aussi comédies et danseurs. Toutes ces caractéristiques confèrent à la zarzuela de la période baroque une place originale dans le panorama musical européen.

La mise en scène d’Omar Porras nous livre un spectacle coloré et très plaisant à l’œil. Elle s’appuie sur un décor volontairement dépouillé, relevé de quelques effets simples mais efficaces : les rideaux tour à tour tendus ou effacés, qui permettent aussi de créer de somptueux effets d’ombres, le coffre d’où sort Apollon pour chacun de ses interventions,… S’y mêlent de flamboyants effets spéciaux : le chaudron enflammé autour duquel Protée effectue sa prédiction, les stupéfiants feux d’artifice sur scène (parfaitement réglés par Laurent Boulanger) qui ponctuent les arrivées divines et l’affrontement entre Neptune et Apollon,… Les costumes signés Ateliers MBV Bruno Fatalot caractérisent de manière signifiante les personnages : un Triton aux excroissances monstrueuses, Apollon entièrement revêtu d’un scintillant lamé doré, Protée dans sa longue tunique de devin. Ils sont complétés par les accessoires indispensables à la narration (le long bâton d’Apollon qui lui sert à tuer Triton) ou qui la prolongent (la perruque ébouriffée de Protée et sa longue barbe).

La scénographie d’Amélie Kiritzé-Topor restitue assez fidèlement les canons de la zarzuela, grâce notamment à l’intervention de comédiens, danseurs et d’une contorsionniste. Ainsi, en une habile allusion à la loa perdue, un comédien présente en prélude à la représentation le contexte et l’intrigue de Coronis aux spectateurs. Danseurs et contorsionniste interviennent régulièrement, soulignant les moments-clés de l’action, et illustrant les nombreuses danses de la partition. Le final de la première jornada, ou l’affrontement de Neptune et d’Apollon dans la seconde, constituent ainsi des passages scéniques particulièrement brillants qui accentuent musique et chant.

Le plateau des chanteurs et tout à fait équilibré, et d’un excellent niveau. Tous les timbres féminins développent sans peine les graves requis pour le registre de tiple, et leur diction espagnole est exempte de toute faiblesse. Dans le rôle-titre qu’elle porte avec énergie, la Coronis d’Ana Quintans se montre tour à énergique pour repousser les avances du trop entreprenant Triton, sensuelle et alerte dans les nombreuses danses, et solennelle dans sa déclaration d’amour pour Apollon qui met fin à l’affrontement. Marielou Jacquard campe un Apollon à la fois majestueux et enjoué, rempli d’une grâce un peu frivole mais qui n’hésite pas à mettre fin brutalement à l’existence de Triton par un geste bref de son bâton. Face à elle le Neptune de Caroline Meng affiche de beaux graves. Ses interventions durant la seconde jornada, juchée sur un haut promontoire placé au centre de la scène, tempèrent ses accès velléitaires de gestes futiles qui en soulignent la vanité.

Nous avons beaucoup aimé le Triton d’Isabelle Druet, qui traduit à merveille les ambiguïtés du personnage : monstre empli d’une brûlante passion pour Coronis, mais aussi être sensible qui clame à plusieurs reprises le désespoir sincère de son amour repoussé et lui sauve la vie dans l’incendie du temple. L’émouvant lamento qui précède sa fin tragique constitue à notre sens l’un des plus beaux passages de cette partition. Brenda Poupard se signale avec force lors de sa brève intervention dans le rôle d’Iris, au cours de laquelle elle porte avec aplomb le message du grand Jupiter. Malgré son indisposition qui lui interdit de chanter (elle est doublée depuis la fosse), Victoire Bunel mime sur scène avec conviction le rôle de Sirène. Sa partenaire Anthea Pichanick déroule avec bonheur le rôle du gracioso Ménandre, dont elle démultiplie les effets comiques par ses gestes et ses attitudes. Retenons aussi la savoureuse irruption du couple dans la salle, au cours de la seconde jornada.

Unique partie masculine parmi les personnages principaux, le ténor Emiliano Gonzalez Toro s’affirme avec le brio et l’assurance qu’on lui connaît. Son timbre cuivré et ses graves caverneux confèrent au devin Protée une aura magique et envoûtante. Chacune de ses deux interventions principales constitue un sommet dramatique de l’opéra : la scène de la prédiction, autour du chaudron en flammes, qui captive la population ébahie, et au début du second acte, pour détailler les malheurs qui vont suivre. Sa gravité solennelle contraste avec l’affrontement quasi-puéril des dieux ; elle rappelle aussi au passage que les peuples en sont les principales victimes… Seconde voix masculine mais principalement actif dans les chœurs, le ténor Olivier Fichet s’y affirme avec vigueur et prestance.

Artisan de cette heureuse renaissance, Vincent Dumestre, à la tête du Poème Harmonique, prend plaisir à nous faire savourer l’inépuisable variété et les beautés de la partition. Le continuo est particulièrement fourni, avec harpe, viole, basse de violon et violone, qui s’ajoutent aux traditionnels théorbes et clavecin (parfois remplacé par l’ottavino, sorte de virginal au son aigu caractéristique). Les sons sont moelleux, les attaques incisives. Les alternances entre les atmosphères contrastées (arias et lamentos, récitatifs, versus tonadas animées et danses rythmées) sont pleinement maîtrisées. On retiendra aussi des effets très réussis, comme les accents mystérieux de la harpe qui accompagnent l’entrée de Coronis dans la grotte de Protée, ou les castagnettes appuyées de guitares qui font vibrer les danses (en particulier dans la longue séquence qui ouvre la seconde jornada).

Il convient donc de saluer tout particulièrement cette création, qui ouvre le voile sur tout un pan du répertoire baroque à peu près inconnu du public français jusqu’ici (on peut toutefois rappeler la recréation du Prometeo de Draghi à Dijon en juin 2018, par Capella Mediterranea : lire notre compte-rendu – mais il s’agissait d’un opéra créé à Vienne par un compositeur italien). Cette exploration s’annonce d’autant plus fructueuse que ces compositions présentent de nombreuses originalités, qui les différencient nettement des répertoires italien ou français qui nous sont familiers. Pour les amateurs, précisons que la tournée de Coronis, amorcée en novembre dernier au théâtre de Caen, se poursuivra ces prochains mois (à Limoges, Amiens, Lille et Compiègne), pour s’achever (provisoirement ?) à l’Opéra Comique. Un enregistrement audio est d’ores et déjà prévu ; espérons qu’un DVD permette en outre de voir et de revoir cette magnifique production scénique.



Publié le 05 févr. 2020 par Bruno Maury