Cosi fan tutte - Mozart

Cosi fan tutte - Mozart ©Mats Bäcker
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L'école des amants, de Versailles à Drottningholm

Après Les Noces et Don Giovanni, Cosi fan tutte clôt la trilogie des opéras de Mozart composés sur des livrets de Lorenzo da Ponte. De nombreux liens unissent ces trois pièces. Au plan musical on peut citer le soin apporté à des ensembles vocaux complexes et dynamiques (en particulier lors des finales d'actes), et les emprunts de thèmes (comme celui du Non piu andrai dans le banquet final de Don Giovanni). Au plan théâtral l'unité de temps, souvent soulignée à propos de La folle journée (autre appellation des Noces en référence à la pièce de Beaumarchais), s'applique également à Don Giovanni (de manière assez peu plausible il est vrai), et à Cosi (dont le pari initial est conclu pour vingt-quatre heures, comme le rappelle à plusieurs reprises Don Alfonso au cours de l'intrigue). Et bien entendu ces trois œuvres traitent de la séduction amoureuse et de ses différents avatars, dans un goût fort répandu à l'époque : elles évoquent immanquablement le théâtre de Marivaux. On sait aussi que pour Mozart comme pour Da Ponte ces situations de scène trouvaient leur écho dans une existence amoureuse nourrie de nombreuses aventures.

Offrir une nouvelle lecture d’œuvres fréquemment représentées, tant dans des mises en scènes conventionnelles un peu rebattues que dans des transpositions modernes parfois réussies, n'est jamais simple. Entre ces deux écueils Ivan Alexandre exploite habilement les contraintes de décors du Drottningholms Slottstheater, partenaire de cette production, pour revisiter l'approche traditionnelle autour de deux composantes : de solides réminiscences baroques, et une dose de distance voire d'ironie qui rappelle constamment le fou pari initial. Le centre de la scène est occupé par une grande construction de bois, dont les parois sont constituées de panneaux de tissu, tous cachés derrière une toile de scène. Le spectacle dans le spectacle : le procédé, cher à la mise en scène baroque, est bien connu. Il nécessite toutefois de l'intelligence afin d'entrer en résonance avec l'intrigue. Et c'est précisément le cas ici, avec quelques trouvailles bien calculées. Ainsi lorsque les deux amants vantent la beauté et la fidélité de leurs belles face aux goguenardises d'Alfonso, ils appuient leur propos en les dévoilant aux spectateurs. Lors de la scène de départ les panneaux dressés en forme de voiles suggèrent efficacement le bateau cité dans le livret. Dans les scènes de séduction du second acte une immense carte du roi de cœur occupe un plein panneau. On le retrouvera encore lors du mariage final, entre une reproduction d'un figuier abritant un serpent et celle du lapin épousant une carpe, sur une carte à jouer affublée du numéro 69 !

Les costumes d'Antoine Fontaine rehaussent ce décor d'éléments colorés, en se plaçant dans la même touche historique : les longues bottes de cuir clair des deux hommes, leurs chemises blanches puis leurs inénarrables tenues bigarrées d'Albanais (avec les longs cheveux et barbes postiches attendus !), les robes moirées des femmes (d'un or soutenu pour Dorabella et d'un gris aux précieux reflets d'acier pour Fiordiligi). Entre le devant de la scène, qui figure le proscenium baroque, et la construction légèrement surélevée et un peu en retrait, les déplacements s'effectuent dans une parfaite fluidité sans altérer le volume du chant perçu par les spectateurs. Le jeu de lumières dirigé par Tobias Hagström Stähl accompagne les déplacements sans les appuyer, sauf lorsqu'il suit un chanteur sur les côtés de la scène qui accueillent de petites tables faiblement éclairées de bougies et les tire de leur semi-obscurité. Dans sa composante visuelle cette production charme ainsi le spectateur, tout en lui livrant des éléments-clés de la lecture proposée de l'intrigue.

La distribution relève le défi des redoutables passages solos de la partition ; mais c'est certainement dans les magnifiques ensembles qu'elle produit les effets les plus réussis, qui la hissent à notre sens au niveau des meilleures. Les trois interprètes masculins font preuve chacun à leur manière d'une exceptionnelle présence scénique. Le don Alfonso de Jean-Sébastien Bou mène l'intrigue de main de maître du début à la fin. Renouvelant de sa fraîcheur l'image un peu convenue du vieux soldat désabusé, il dirige et ordonne de sa voix puissante de baryton aux graves bien développés. Face aux deux femmes il donne le change avec conviction (Vorrei dir, e cor non ho au premier acte) comme il maîtrise avec brio le rebondissement final. Il ouvre avec un entrain jubilatoire la scène du mariage arrangé par ses soins (Tutti accusan le donne), faisant résonner avec bonheur la morale éponyme de l'intrigue (Cosi fan tutte).

Autre baryton haut en couleurs, le canadien Robert Gleadow campe de son imposante stature un Guglielmo bravache face à ses partenaires. Il joue pleinement le jeu du pari, se pavanant avantageusement dans son habit d'Albanais lors du Non siate ritrosi. Son meilleur moment est évidemment le Donne mie dans lequel il déplore sa trop rapide victoire sur Dorabella, qui lui vaudra de sonores applaudissements. Pour gagner l'aventure il a auparavant déployé le charme de son timbre chaleureux dans un duo Il cor vi dono empli de séduction. Face à lui le jeune ténor italien Anicio Zorzi Giustiniani incarne un Ferrando complexe et attachant. Séducteur assuré de son physique avantageux au début de l'intrigue il nous dévoile ensuite une sensibilité teintée d'une forte sensualité (dans sa tentative de séduction en costume d'Albanais), enfin sa rage et son dépit lorsqu'il apprend la trahison de Dorabella (émouvant Tradito, schermito). Le timbre rehaussé d'une pointe solaire est charmeur ; il fait merveille dans le redoutable Un aura amorosa aux ornements mesurés mais toujours aisés et fluides. Les spectateurs ne s'y sont pas trompés, qui l'ont récompensé par de longs applaudissements. Nous avons aussi beaucoup apprécié sa complicité scénique avec Guglielmo ainsi qu'avec Alfonso tout au long de l'intrigue.

Côté féminin la Despina de Maria Savastano mène l'intrigue avec conviction et énergie. Son timbre à la pointe mate ne possède pas une étendue de registre exceptionnelle mais il est tout à fait stable, et convient assurément à ce rôle de servante madrée. Son Una donna au début du second acte traduit le mieux sa rouerie ; il lui attirera des applaudissements mérités. Mentionnons encore ses apparitions réussies en médecin affublé d'un grand tablier rouge de sang, puis en notaire pour le mariage, où elle dévide un contrat long comme le catalogue de Leporello ! Serena Malfi nous a semblé manquer quelque peu de sensibilité et d'expressivité dans le rôle de Dorabella. Si son timbre assez fortement acidulé s'avère parfaitement convaincant dans le Smanie implacabili du premier acte, on attendait davantage de douceur et de sensualité dans le piquant E amore un ladroncello.

La Fiordiligi de Ana Maria Labin nous laisse également une impression mitigée. Les reflets d'acier de sa voix conviennent assez peu à ce rôle de jeune amante ; ils produisent un effet rugueux peu agréable à l'oreille. Le redoutable Come scoglio débute dans la difficulté, avec des graves étriqués et des aigus savonnés ; fort heureusement la reprise tout à fait réussie est couronnée d'un brillant final, longuement applaudi. On mentionnera également le Per pieta dont le tempo particulièrement lent lui permet de développer son remords et atteint une tension dramatique rarement égalée. Il convient aussi de rendre justice aux duos des deux femmes (en particulier le Prenderò quel brunetto du début du second acte), dont la réunion semble gommer les aspérités mentionnées plus haut.

Il convient de souligner que la partition et tout particulièrement les ensembles sont menés de main de maître par Marc Minkovski à la tête d'un superlatif orchestre des Musiciens du Louvre. L'effectif est particulièrement fourni, il semble même un peu surdimensionné (seize violons, six altos et pas moins de quatre violoncelles!) au regard de la salle et de ses qualités acoustiques. Dès l'ouverture Minkovski en tire le meilleur, combinant de vigoureuses attaques parfaitement coordonnées avec des passages d'une grande légèreté : le trio Soave sia il vento est un pur moment de bonheur aérien. Au sein de cette formation étoffée chaque instrument demeure parfaitement audible : la grâce éthérée des traversos le dispute au moelleux des cors, timbales et trompettes rivalisent de brio. On notera tout particulièrement l'inventivité du pianoforte de Mathieu Dupouy. Dans une démarche très baroque encore en vigueur à l'époque de Mozart il n'hésite pas à introduire régulièrement dans les récitatifs des rappels d'autres airs extraits de la trilogie (comme le Non più andrai ou le Voi che sapete des Noces, ou le Notte e giorno faticar de Don Giovanni), donnant à cette production un caractère musical original.

L'orchestre et le chef participent aussi directement à cette mise en scène jubilatoire, où les spectateurs sont régulièrement pris à témoin (comme lors de l'évanouissement de Fiordiligi dans le magnifique quintette Ah, no, no, non partirai ! au premier acte, où le chef s'interrompt pour demander s'il y a un médecin dans la salle!) et où les chanteurs donnent le départ de certains passages. Le chœur, bien entraîné, est un peu couvert par l'orchestre dans ses interventions au premier acte (Bella vita militar!) ; il se montre plus vigoureux au finale du second. Encore une fois cette très belle production renouvelle notre plaisir de revoir et de réentendre ce chef d’œuvre du divin Mozart.



Publié le 13 nov. 2017 par Bruno Maury