Cours et chapelles d’Europe : de la scène à l’autel (2)

Cours et chapelles d’Europe : de la scène à l’autel (2) ©Michel Boesch
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Quand la musique affiche ses deux visages

Dans notre chronique précédente, nous quittions Emmanuelle Haïm et Le Concert d’Astrée alors qu’ils étaient submergés par des applaudissements enthousiastes. Dans un exposé magistral sans paroles prononcé sous les voûtes de l’imposante abbatiale de Saint-Michel en Thiérache, ils venaient de faire revivre ce lent mouvement culturel qui a gommé, imperceptiblement, les frontières théologiques et idéologiques érigées entre les styles sacrés et profanes.

Fabien Armengaud, épaulé par une minuscule délégation de son Ensemble Sébastien de Brossard, entend poursuivre la démonstration. Cela, en ranimant cette révolution lente née à l’intérieur même de l’univers du sacré. Elle finira par en bouleverser les codes esthétiques.

2. Concert dans le goût français


© Michel Boesch

Nonobstant les coups de fatigue d’après-déjeuner, Fabien Armengaud propose un programme d’apparence austère mais didactique dans son déroulement. Pour cela, il emprunte au cérémonial liturgique l’un de ses principes structurants : l’alternatim. Dans ce chant alterné à la manière française, les versets impairs sont confiés à un instrument (ici l’orgue) tandis que les versets pairs sont dévolus aux voix (ici, une voix de taille soutenue par un duo de violons). Par conséquent, pièces d’orgue et Motets à voix seule se relayeront pour mettre la musique au service de la spiritualité.

Avec beaucoup d’habileté, Fabien Armengaud mêle les fragrances de trois types d’ « instruments ». D’abord, celui que le facteur d’orgue Jean Boizard (1666-1713) installe en 1714 dans le narthex de l’église abbatiale. Miraculeusement, ce grand « Huit Pieds en Montre » a échappé à toutes sortes de catastrophes, de l’incendie de 1715 aux risques de démantèlement encourus pendant la Révolution française ou l’occupation allemande. « Rare témoin authentique, si ce n’est le seul, de l’orgue classique de la seconde moitié du règne de Louis XIV » (d’après la notice que l’on peut lire dans l’abbaye), il permet, aujourd’hui encore, d’entendre très exactement la sonorité que le roi aurait pu goûter s’il s’était rendu à Saint-Michel. Particularité qui n’a pas échappé à l’organiste Gilles Harlé lorsqu’il enregistre, avec La Simphonie du Marais conduite par Hugo Reyne, les Pièces d’orgue et Simphonies d’un Louis-Antoine Dornel (1685-1765) que nous retrouverons bientôt (label Tempéraments, 2018).

Le second « instrument », la voix de taille, correspond à une tessiture appréciée dans la musique religieuse de ce temps. Tout simplement, semble-t-il, parce que, selon Sébastien de Brossard (1655-1730), cette voix était celle « que presque tous les hommes faits (=mûrs) peuvent chanter » (Dictionnaire de musique, 1703). Tout juste distingue-t-il les « Tailles naturelles » des « hautes Tailles » et des « basses Tailles » selon leurs capacités à s’élever dans les aigus ou à plonger dans les graves. Si cette tessiture prospère dans la sphère liturgique, le théâtre lyrique leur préfère des voix plus typées comme la haute-contre (pour incarner les héros) ou la basse (dans les rôles empreints de gravité). Notons que la voix de taille (approximativement un ténor d’aujourd’hui) a fait la notoriété du breton Jean-Baptiste Matho (1663-1743) auquel le CD Silentium (label En Phases, 2018) rend hommage par l’entremise de l’enchanteur Jean-François Novelli. Disque dans lequel tous les interprètes de notre concert ont fait entendre trois pièces inscrites à notre programme. Au demeurant, un CD chaudement salué par l’un de nos confrères (lire la chronique dans ces colonnes).

A l’orgue et à la voix s’associent deux violons. Pourtant en 1662, par le truchement de l’abbé Martin Sonnet, le Caeremoniale parisiense (Cérémonial codifiant le rôle des acteurs et le déroulement des offices dans la sphère d’influence de l’archevêché de Paris) prescrit explicitement « de ne pas faire retentir aucun autre instrument avec l’orgue ». Mais c’était sans compter sur le mouvement de fond impulsé par Giacomo Carissimi (1605-1674). En effet, « il fut… le premier qui, dans les Motets, fit accompagner les voix par des violons et d’autres instruments ; pratique qu’il transporta du théâtre à l’église, et qui fut imité par tous les compositeurs italiens », explique Jean-Benjamin La Borde (1734-1794) dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (1780). Naturellement, les plus italiens des compositeurs français ne manqueront pas de marcher sur leurs pas. Au risque d’enfreindre les règles ecclésiastique. Mais avec le soutien résolu de leurs mécènes.

Les interprètes sont en place. Le concert peut commencer.


© Géraldine Beys

L’orgue fait sonner l’un des Préludes des Suites pour orgue assemblées dans l’unique Livre d’orgue (1756) que nous a laissé, sous la forme d’un manuscrit autographe, Louis-Antoine Dornel. Comme pour de nombreuses partitions inscrites à notre programme, l’imprécision des intitulés des pièces interprétées rend particulièrement malaisé un regard sur leur genèse et leur registration. Nous ne disposons alors d’autre alternative que de savourer passivement les sons, sans pouvoir en approcher l’esprit. Ceci dit, la pièce introductive retenue remplit pleinement sa fonction, celle que François Couperin (1668-1733) leur a explicitement dévolu : « non seulement les préludes annoncent agréablement le ton des pièces qu’on va jouer, mais ils servent à dénouer les doigts et souvent à éprouver des claviers sur lesquels on ne s’est pas encore exercé » (Art de toucher le clavecin, 1716). Loin de nous l’idée que Fabien Armengaud découvrait seulement son prodigieux complice de l’après-midi. Il reste que cette ouverture a conquis l’assemblée sur le mode rhétorique de la captatio benevolentiae, appelant imperceptiblement l’attention du public par ses sonorités nacrées. Et déjà, cette ouverture empreinte de solennité, parsemée d’arpèges sémillants, laisse entrevoir l’extraordinaire potentiel de l’instrument.

Depuis la tribune, un premier petit motet, Quando veniam et apparebo ante faciem tuam (Quand parviendrai-je enfin devant ta face) habille en musique le texte d’une méditation de Saint Augustin (354-430) sur le troisième verset du Psaume 42/41. Le compositeur, cependant, entend conserver l’anonymat. Son recueil réunissant onze Motets à I, II et III voix avec la Basse-Continue (ici l’orgue) est publié en 1703 sous le nom de Monsieur***** qu’il est d’usage de nommer Suffret pour une raison qui nous échappe. Le motet qui nous intéresse y figure en dernière position des cinq pièces destinées à une voix seule du dessus ou de haute-contre. Seule cette cinquième est confiée à une « Haute-Taille avec deux violons ». L’orgue et les cordes commencent par énoncer le thème mélodique dans un style en imitation. Jean-François Novelli y dépose ensuite les mots d’une voix fraîche et assurée. Sa prononciation du latin « à la française » est remarquable de précision. Dans les brefs moments de respiration, le duo de violons tresse de charmantes ritournelles. Cette composition révèle une grande maturité d’écriture. Ainsi, le compositeur-mystère exploite-t-il à merveille toute la palette de la varietas, par des changements constants de registration de l’orgue ou des renversements rythmiques à chaque verset. Il excelle également dans l’emploi des formules expressives pour révéler la diversité et la puissance des affects confinés dans le texte. Comme ces vocalises qui animent gaudium (joie) ou l’allure d’une psalmodie qui enrobe psallam (je chanterai). Enfin, le texte adopte le ton d’une exhortation lorsque, à la suite de la voix, des ritournelles violonistiques scandent te semper videre/ te semper amare/ te semper laudare (vous voir toujours, vous aimer toujours, vous célébrer sans cesse). L’écriture d’un grand dont l’identité restera sans doute inconnue à jamais mais dont la musique descriptive convient parfaitement pour l’instruction et l’édification des fidèles.

Henry Du Mont (1610-1684) nous entraîne maintenant dans une courte séquence d’introspection. Sa Pavane nous semble extraite des Cantica sacra (1652) qu’il dédie à Claire Charlotte d’Ailly (1606-1681), épouse du Maréchal de Luynes. Son Epître dédicatoire est sans doute aussi intéressante que la musique qu’elle annonce. En effet, Du Mont y représente sa bienfaitrice comme l’incarnation vivante de la musique : « cette fermeté d’esprit qui vous rend toujours égale… fait en vous une liaison si belle, et un accord si parfait de toutes les vertus, que je ne m’étonne plus si vous chérissez si parfaitement la Musique, puisqu’en l’aimant vous aimez l’image et la représentation de vous-même ». En somme, l’harmonie intérieure et l’harmonie des sons participent d’une même démarche visant à mettre en équilibre des forces opposées (passions et vertu pour l’auditeur, consonances et dissonances pour le compositeur). En cela, Du Mont participe aux disputes qui animent alors les salons et les sacristies lorsqu’elles « s’interrogent sur l’intégration à la fois morale et intellectuelle des « plaisirs de sens » dans le juste déploiement d’une vie vertueuse et l’appropriation sanctifiante des exercices de la religion » (Jean-Yves Hameline, Le bonheur du chant dans la musique d’Eglise in Le plaisir musical en France au XVIIème siècle, Mardaga, 2006). C’est précisément dans une paisible harmonie mariant délice et dévotion que, d’une allure pensive, le thème de la Pavane s’étire en de courtes phrases délicatement ornées. Le Positif de l’orgue nimbe cette danse mondaine d’une lumière suave qui, si l’on en croit l’organiste André Raison (1640-1719) dans la Préface de l’un de ses Livres d’orgue, en rend l’usage acceptable dans les églises.

Avec le motet Circumdederunt me doloris mortis (Les douleurs de la mort m’ont assiégé) que nous propose maintenant Edme Foliot (17..-1752), nous sommes à nouveau confrontés à un mystère. Ce maître de musique de la maison professe des Jésuites de Paris a-t-il simplement arrangé un motet antérieur portant le même titre ou en produit-il une version personnelle ? L’auteur d’un précédent motet, Juan Gutierrez de Padilla (1590-1664), musicien espagnol exerçant dans l’actuel Mexique, avait déjà mis en musique les versets 5 et 6 du Psaume 18/17. Quoi qu’il en soit, Edme Foliot nous entraîne dans une sombre méditation. Après une longue introduction instrumentale ouverte par un violon, suivi de l’orgue puis du second violon, la voix de Jean-François Novelli semble poindre des tréfonds de l’orgue. La tonalité du chant est ténébreuse et les violons en accentuent les effets en commentant les versets chantés par des reprises instrumentales teintées d’angoisse. Une parfaite leçon de religion fondée sur la crainte de la damnation.

L’Immortelle, dialogue à deux chœurs de Charles Piroye (1665-1730) nous plonge maintenant dans une forme de sérénité. Cet élève de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) et de Michel Lambert (1610-1676) disposait alors d’une estime enviable. La Préface qui ouvre ses Pièces choisies de la composition de Mr. Piroye (1712) apporte, dans ce sens, un témoignage probant : « Sa composition lui a acquis une réputation des mieux établie, et sa manière savante et délicate de toucher l’Orgue et le Clavecin, lui attirent tous les jours de nouveaux applaudissements ». Il qualifie lui-même ses six morceaux d’orgue de Dialogues. En langage organistique, cela signifie que deux niveaux sonores vont alterner au fil de l’interprétation. Ainsi, L’Immortelle s’ouvre sur la sonorité brillante du Plein Jeu avant d’être magnifiée sur un Grand Jeu aux vibrations majestueuses. Le récit se poursuit selon la même combinaison, jusqu’au finale magnifié sur le Grand jeu par un accord puissant. Son compositeur a-t-il interprété ses Dialogues du haut de sa tribune en l’église collégiale de Saint Honoré à Paris (aujourd’hui disparue) ? Dans l’affirmative, nous noterons la singularité du titre donné à ce morceau, lui-même encadré, dans son recueil, par La Béatitude et La Brillante. Des titres dignes d’un recueil de pièces de clavecin à usage profane. Une révolution serait-elle en marche ?

Pas encore, si l’on se réfère au motet O pretiosum et admirabile convivium H 247 de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704). Ecrit initialement pour « haut-dessus et basse continue », donc probablement destiné à un couvent de religieuses, il a été transposé pour voix de taille. Une pratique courante à cette époque. La puissance expressive de la composition est servie ici avec finesse. Après une avenante préparation de l’orgue, le chant éclot avec délicatesse avant de marquer de saisissantes suspensions sur les qualificatifs pretiosum (merveilleux) et admirabile (étonnant), comme pour appeler sur eux l’attention des auditeurs. Jean-François Novelli est manifestement possédé par le texte qu’il interprète, jusqu’à faire trembler sa voix mais sans jamais faillir dans sa diction.

La sonata da chiesa (sonate d’église) de Sébastien de Brossard (1655-1730) épouse totalement la forme italienne, notamment sa structure en symétrie faisant alterner des mouvements vifs et lents. En effet, la Sonate en trio en la mineur pour deux violons et basse continue SdB 223 s’ouvre sur un fugato jubilatoire avant de céder la place à un mouvement méditatif parsemé de silences. Les mouvements sont brefs mais impressionnent par leur variété, leur agilité et leurs effets de contrastes. Contrastes amplifiés dans l’interprétation du Grands jeux, trompette, cromorne sans fond de Louis-Antoine Dornel. Cette pièce s’impose par la sensation d’amplitude de la sonorité du « roi des instruments », selon l’expression commune attribuée à Guillaume de Machaut (1300 ?-1377). Le morceau semble s’ouvrir sur l’imitation de lourds carillons avant de se lancer dans une forme de course-poursuite dans laquelle rivalisent les trompettes et le cromorne. Dans sa partition, la partie de pédale se limite à quelques notes destinées à densifier certains accords, comme dans son finale puissant et éclatant. En revanche, le compositeur affectionne manifestement le cromorne qu’il expose ici dans toute sa pureté, sans le fonds d’orgue habituel. Pour les organistes de ce temps, ce registre à la sonorité profonde et tendre permet d’exprimer la douceur et d’appeler au recueillement. Aussi se prête-t-il « bien à l’expression d’un rapport affectif avec le Christ », observe Juan David Barrerra à propos des messes de François Couperin (La musique pour orgue en France à l’âge classique, thèse soutenue à l’Université de Strasbourg le 3 mars 2017).

Jusque-là, les compositeurs avaient fait preuve d’une certaine retenue, se conformant aux prescriptions ecclésiastiques encadrant le souhait de variété par des règles de bienséance commandées par la sainteté des lieux dans lesquels sont exécutées leurs œuvres. A peine avons-nous noté quelques intrusions de modèles profanes, comme cette Pavane bien sage ou la Sonate en trio qui veut sans doute plaire avant de faire prier.

C’est alors que surviennent André Campra (1660-1744) et Michel Corette (1707-1795). Le Troisième Livre de motets à I et II voix… avec la basse continue (1703) de Campra contient un motet à grand chœur (In convertendo Domine/Lorsque le Seigneur délivrera) glissé entre neuf petits motets. Dont un Motet à la manière italienne, à voix seule, avec deux dessus de violons qu’il destine à un office liturgique, au moment de l’Elévation. Dans un sous-titre, il en précise la thématique : «  Action de grâce à la souveraine bonté de Dieu ». Campra impose d’emblée un style d’une grande expressivité. Ainsi, dès l’ouverture instrumentale en forme de dialogue entre l’orgue et les violons, des suspensions imagent les interrogations que le texte va ensuite développer : Quis ego, Domine/Que suis-je, Seigneur ? Dans cet opus, Campra mobilise toutes les techniques permettant de renforcer les contrastes (comme les ruptures rythmiques) ou de faire briller la ligne mélodique par des ornementations raffinées et le changement fréquent des combinaisons de registres sur l’orgue. La voix n’est pas en reste. Des reprises et des inflexions vocales savamment maîtrisées par Jean-François Novelli évoquent nettement le langage théâtral. Des madrigalismes soulignent des termes comme pour amplifier Dominus Dominantium (le Seigneur des Seigneurs) ou, sur le registre de la delectatio, dire le bonheur de chanter (Cantabo) les bontés divines. Les effets d’écho perceptibles dans le jeu des violons et les passages virtuoses pour la voix signent l’influence italienne dans l’écriture de ce petit motet aux accents de cantate profane. Finalement, Campra « se situe d’emblée à contre-courant de ce qui se faisait jusque-là et dans les Eglises et à l’Académie… C’est précisément ce nouveau style qui plut au public et aux fidèles, tant il rompait avec les formes conventionnelles, tant il correspondait aux attentes des connaisseurs, tant il portait en lui ces expressions méditerranéennes que l’on commençait alors à goûter sur les bords de la Seine » analyse Jean Duron (André Campra : un musicien provençal à Paris, Mardaga, 2010). Malgré une plus conventionnelle Elévation attribuée à Mathieu Lanes (1660-1725) et glissée à l’intérieur du Motet de Campra, un nouveau pont entre le profane et le sacré vient d’être jeté.

Michel Corette s’amuse de la porosité de la frontière tracée entre ces deux styles. Compositeur fécond et organiste bien en vue sur la place de Paris, il n’hésite pas à enfreindre des règles ecclésiastiques que leur rigidité commence d’ailleurs à fragiliser. Il conduit la musique d’orgue vers un style de virtuosité « plus tourné vers la prouesse ou l’inattendu sonore qu’inspiré par le service de la liturgie. C’est lui qui, inventant, si l’on peut dire, la technique du cluster, imite l’orage en mettant, dit-il, sur la dernière octave des pédales de trompette et de bombarde une planche que le pied baisse à volonté », explique Jean-Paul Lacas (Encyclopedia Universalis). Cette technique spectaculaire s’insinue dans son Grand jeu avec le tonnerre qui constitue la dernière pièce d’orgue interprétée avec toujours autant de brio par Fabien Armengaud. Son jeu combine des accords denses et des bourrasques de doubles croches, produisant ainsi l’effet d’une scène de Furies digne des opéras de son temps. La formation du tonnerre résulte d’un alliage d’effrayantes dissonances en forme de grappes sonores dont il précise le mode opératoire dans son recueil de Pièces pour l’orgue dans un genre nouveau à l’usage des Dames religieuses et à ceux qui touchent l’orgue avec le mélange des jeux et la manière d’imiter le tonnerre, Livre premier, 1787 : « En finissant pour imiter la chute du Tonnerre, on donne un coup avec le coude sur les dernières touches du clavier ». Nous voilà désormais bien loin des consignes imposées à l’organiste dans le Cérémonial parisien de 1662 : « l’orgue doit moduler, jouer gravement, suavement, doucement, pour stimuler la dévotion des âmes du clergé et du peuple ».

Il revient enfin à Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) de restaurer un climat plus conforme à « la sainteté des lieux ». A ce titre, son Regina caeli extrait de son recueil de Motets à voix seule et dessus instrumentaux (violons et flûte traversière) publié en 1728 remplit pleinement son office. Un climat de joie est installé par les violons avant que Jean-François Novelli ne soulève un laetare (Réjouissez-vous) jusqu’à des aigus impressionnants. Des passages méditatifs succèdent à des séquences jubilatoires, menant à un Alleluya final dans lequel les voix et les instruments s’épanouissent.

Une performance qui a nourri de fervents et mérités applaudissements. Ils s’adressaient à Fabien Armengaud et à sa manière irréprochable de toucher cet orgue chargé d’histoire. Ils n’ont pas oublié les violons de Stephan Dudermel et de François Costa dont l’art des nuances et la maîtrise des passages virtuoses ont subjugué. Ils visaient enfin Jean-François Novelli dont la tessiture à toute épreuve a réveillé l’âme des textes qu’il a déclamés en musique, avec précision et fluidité. En somme, une réunion de talents conjuguant la rigueur dans la reconstitution à la générosité de l’interprétation. Pièce après pièce, ils ont faire revivre un pan entier de notre histoire de la musique. En reprenant, en bis, le Cantabo in aeternum multitudinem miserationum tuarum (Je ne cesserai jamais de chanter la multitude de vos bontés) de Campra, ils résumaient le vœu unanime que le public retourne à l’Ensemble Sébastien de Brossard : ne cessez pas de chanter cette musique qui, par votre médiation, touche, en même temps, nos oreilles, nos yeux et notre cœur.

3. Vent de Folie

En fin de l’après-midi, changement radical d’atmosphère. Les premiers rangs se garnissent d’officiels ; le nombre de musiciens sur scène grossit ; une diva est promise à un public acquis d’avance. La fin de journée s’annonce capiteuse.

Disons-le d’emblée. Généralement, nous goûtons peu la formule des tours de chants. Certes, ils sont conçus pour mettre en valeur les qualités exceptionnelles d’un artiste. Mais c’est au prix du prélèvement de fragments de musique qui deviennent de simples pièces de concert après avoir rompu leurs liens avec l’œuvre qui leur donnait du sens. D’autant que certains montages peuvent déformer les textes, comme l’un des deux couplets chantés par l’Elmira du Croesus (1711) de Reinhard Keiser (1674-1739). En effet, si le premier correspond bien à une intervention d’Elmira à l’acte 2, scène 11, le texte du second comprime un dialogue entre Atis et Orsanès. Nous ne l’avons pas retrouvé dans l’enregistrement de René Jacobs (Harmonia Mundi, 2000) mais l’avons débusqué dans un Singspiel (œuvre théâtrale chantée et parlée) représenté à Hambourg et publié en 1711. En réalité, le premier livret du Croesus de Keiser.

Pourtant, ce concert faisait exception car un thème fédérateur reliait tous ces extraits, leur insufflant à nouveau un sens. En l’occurrence, une merveilleuse chanteuse et un orchestre magistral se sont associés pour représenter en musique la folie à l’âge des opéras baroques. « Ce programme est un voyage dans la nef des explosions du cœur et de l’esprit. Partant de la folie furieuse de la reine des Dieux, le désespoir de l’épouse répudiée et la colère maternelle, en passant par la jalousie ; la folie opératique suit ici le voyage à travers la carte du tendre, de l’imprécation surhumaine à la folie comme parodie chez Rameau », annonce le programme.

Le Concert de la Loge a impressionné par sa puissance, son agilité et l’évidente qualité technique de tous ses éléments. De belles nuances subliment les mouvements lents ; d’exacts coups d’archets euphorisent les mouvements vifs. Et toujours cette matière rigoureusement homogène que produisent dix-huit musiciens qui n’en font finalement qu’un. Cela sans compter l’intelligence collective de la partition de laquelle s’écoule un jeu subtil épousant le moindre des plis de la dramaturgie. Cet ensemble est conduit, depuis son violon, par l’excellentissime Julien Chauvin. Assurant souverainement les passages les plus virtuoses, notamment dans les deux Concertos pour violon d’Antonio Vivaldi (1678-1741), il veille, du bout de son archet, à la cohérence du jeu de ses compères et leur transmet manifestement son inépuisable vitalité.

Le Concert de la Loge, avons-nous appris, a une marraine depuis le concert qu’ils ont donné ensemble, le 14 janvier 2015, à la salle Gaveau, à Paris. Plus qu’une fée bienveillante, Karina Gauvin fait corps avec les instrumentistes, ses filleuls. Emportée par le déchaînement des instruments ou accablée par leurs sonorités ténébreuses, la cantatrice québécoise pose ou projette des mots sur les sons pour faire revivre une passion, un trouble ou accablement. Puissante voix d’opéra, son chant est généreux et ses coups de gosiers redoutables. Soprano au tempérament de feu, sa tessiture exceptionnelle donne foncièrement corps aux affects les plus extrêmes. Elle forge les sons avec adresse et énergie, parfois peut-être au détriment de la diction. Son sens du spectacle et ses jeux d’acteurs galvanisent le public, le séduisent jusqu’à l’enflammer. C’est d’ailleurs pour une véritable ovation que la salle s’est levée pour saluer sa performance en fin de concert.

Un grand nombre de morceaux inscrits au programme relèvent de la catégorie des morceaux de bravoure pour la voix. Ils constituent également, pour les instruments, d’exigeants exercices de virtuosité. En somme, un programme à forte densité artistique.

Venons-en maintenant au fil conducteur du concert. Le thème de la folie en constitue le centre de gravité. Mais quelles réalités humaines recouvre ce terme ? Non pas pour nous qui bénéficions des éclairages contemporains de la psychiatrie. Mais pour les contemporains des compositeurs appelés à défiler devant nous.

Le Dictionnaire de Trévoux en livre une définition sommaire : « On appelle fous ceux qui n’ont point de raison, ou de qui la raison est perdue ou égarée ». Cette partie obscure de l’esprit humain, l’absolu contraire de la raison, provoque alors des comportements non conformes aux canons de la « civilisation des mœurs ». L’anglais Thomas Arnold (1742-1816) en établit scrupuleusement la liste, identifiant seize variétés de la « folie pathétique » dont Michel Foucault (1926-1982) reproduit la liste : « folie amoureuse, jalouse, avare, misanthrope, arrogante, irascible, soupçonneuse, timide, honteuse, triste, désespérée, superstitieuse, nostalgique, aversive, enthousiaste » (Histoire de la folie à l’âge classique , 1972). Une classification que le concert va enrichir d’une galerie de portraits.

Ainsi, la perception de l’imminence d’un danger constitue parfois l’élément déclencheur d’un état de folie. Dès la première scène de l’Acte I du Dido, Königin von Karthago (1707) de Christoph Graupner (1683-1780), la déesse Junon secoue convulsivement Didon endormie. Elle pensait épouser Enée. Mais le roi de Numidie veut s’y opposer. Dans cet air prémonitoire, les cordes installent un climat agité. Les vocalises s’enchaînent, ponctuées par de bouffées emportées vers les aigus. Certes, les trompettes sont absentes pour soutenir Die Mord Trompeten blasen (les trompettes assassines sonnent). Mais les hautbois et le basson font de leur mieux pour les faire oublier.

Le trouble annonciateur de la folie peut également être provoqué par une situation confuse. Comme dans la scène 11 de l’Acte II du Croesus (1711) de Reinhard Keiser (1674-1730) où Elmira remarque un jeune paysan qui porte les traits d’Atis dont elle est éprise. Cette rencontre l’émeut. Pourtant, ce ne peut être lui car il était muet et celui-ci parle. Une entrée instrumentale aux sonorités soyeuses et légères décline la ligne mélodique, ponctuée de silences interrogatifs. Elmira confesse son désarroi. Son hésitation s’exprime par plusieurs reprises du texte. Pourtant, son cœur bat au rythme ardent des vocalises qui emportent le mot Herze (mon cœur).

Le poids de l’infortune foudroie parfois la raison. Comme dans La Griselda (1721) d’Alessandro Scarlatti (1660-1725). Pauvre bergère devenue reine par le mariage, Griselda doit payer le prix de l’impopularité de cette union. Dans l’air Finirà, barbara sorte (Quand perdras-tu, cruel destin) de la scène 10 de l’Acte II, elle déplore la perte de tout ce qui avait fait son bonheur. Le hautbois et la flûte sanglotent, partageant la douleur que Karina Gauvin exprime par le geste et la clameur. La tension se renforce dans le second air, Figlio ! Tiranno ! O Dio ! (Oh, mon Dieu, Fils, tyran !) de la scène 4 de l’Acte II. Des nuances abruptes agitent les cordes tandis que la voix accentue la dimension tragique du texte.

La jalousie constitue, selon la classification, l’un des versants majeurs de la folie. L’Almira, Königing von Castilien (1705) de Georg-Friedrich Haendel (1685-1759) en est le théâtre. Almira aime secrètement son secrétaire, Fernando. Or, elle croit l’avoir vu flirter avec Edilia. La jalousie la tenaille dans un air en langue italienne alors que l’opéra est chanté en allemand. Dans cette scène 6 du premier Acte, les cordes installent un climat mélancolique dans lequel la flûte gémit. De vigoureux coups d’archets lancinants déchirent ponctuellement cette atmosphère attristée. Karina Gauvin exploite le riche potentiel de sa tessiture pour explorer la profondeur de son Geloso tormento (tourment jaloux).

L’égarement peut également avoir d’extravagants auxiliaires. Comme la magicienne Armida qui entend détourner Rinaldo de ses devoirs. Dans la scène 5 de l’Acte I du Rinaldo (1711) de Haendel, Armida chante un air fougueux, assise sur un char tiré par deux dragons crachant du feu. Dans un cri et une gestique impétueuse, elle enjoint les Furie terribili de l’assister dans ses méfaits. Le tempo est énergiquement martelé par les cordes tandis que la voix gravit les aigus avec une puissance saisissante.

L’amitié, dit-on est une passion calme. Une passion qui, parfois, n’est pas exempte de duplicité. Comme cette scène 23 de l’Acte I de l’Agrippina (1709) de Haendel durant laquelle Agrippine tente d’abuser Poppée. Agrippine l’assure que Non ho cor che per amarti (J’ai un cœur fait pour aimer). Que leur amitié est sans nuages alors même qu’elle complote pour empêcher Othon, l’amant de Poppée, d’accéder au trône. Le double-jeu se lit dans la musique : le tempo est nerveux, les aigus acérés et le jeu de scène tourmenté. Une illustration fort réaliste de la dissimulation destinée à ébranler son interlocuteur.

Ou pour lui cacher ses véritables sentiments. Ainsi, en 1732, dans La Fida Ninfa (La nymphe fidèle) d’Antonio Vivaldi, Tirsis courtise Elpina, la sœur de Lycoris. Mais c’est de cette dernière qu’il est épris. Par ce subterfuge, il entend attirer l’attention sur lui et attiser sa jalousie. Lycoris en est bouleversée. A la scène 9 de l’Acte I, son air Alma oppressa da sorte crudela (Une âme affligée par un sort cruel) exprime son état d’agitation par des sauts à l’octave ou des vocalises tourmentées sur invan(en vain) et amor. Les mouvements chromatiques esquissés par les instruments amplifient les douloureux effets de la trahison.

Epreuve d’autant plus redoutable lorsque la trahison est avérée. L’enchanteresse Alcina en fait la terrible expérience lorsqu’elle apprend que Ruggerio ne l’aime plus et qu’il s’apprête même à s’enfuir. A la scène 8 de l’Acte II de l’Alcina (1735) de Haendel, la magicienne épanche sa douleur : Ah ! mio cor ! schernito ei ! (Ah ! mon cœur ! on t’a raillé). Avec la régularité d’un métronome, les traits légers des cordes simulent les battements de son cœur meurtri. L’émotion devient plus intense, puis s’égare dans un dernier Ah ! mio cor éploré.

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), personnifie la Folie dans sa comédie lyrique, Platée (1745). A la scène 5 de l’Acte II, elle vient de subtiliser la lyre d’Apollon. En faisant usage, elle invite à former les plus brillants concerts avec un humour irrésistible et une mise en scène qui, poussant le chef Julien Chauvin jusqu’aux bords de la scène, provoque l’hilarité générale. L’esprit et l’impertinence de Rameau revivaient joyeusement en cette fin de concert.


© Géraldine Beys

Une fin qui ne devait pas en être une, car les acclamations conjuraient les artistes de poursuivre. L’air du départ de la reine de Saba du Solomon (1748) de Haendel n’a pas suffi à dompter l’enthousiasme soulevé par la performance des artistes et leur engagement total dans la renaissance de ces courtes séquences lyriques. Seul l’émouvant Lascia ch’io pianga (Laisse-moi pleurer) de son Almira est parvenu à convaincre une salle debout à libérer les interprètes qui, ce soir-là, ont, de toute évidence, marqué les esprits par leurs talents, leur sincérité et leur fraîcheur.



Publié le 03 juil. 2019 par Michel Boesch