De Profundis - Les Surprises

De Profundis - Les Surprises ©Michel Boesch
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De profundis : ce merveilleux chant de l’espérance

Rares sont les manifestations où l’intelligence et la sensibilité s’abreuvent à la même eau. Le Collège des Bernardins est ce lieu et le concert donné par l’Ensemble Les Surprises en a offert l’opportunité.

Un public nombreux a afflué vers ce « collège Saint Bernard » destiné, à partir du XIIIème siècle, à l’étude et la formation des moines cisterciens de toute l’Europe. Aujourd’hui, il s’affirme comme « un espace de liberté qui invite à croiser les regards pour cheminer dans la compréhension du monde et bâtir un avenir respectueux à l’homme ». Un espace dans lequel, ce soir du 11 avril 2019, des sonorités versaillaises et germaniques sont entrées en fusion.

Ce public a répondu à un appel surgi des profondeurs (de profondis) du Psaume 129/130 dont l’incipit est quelque peu familier : De profundis clamavi ad te, Domine/ Des profondeurs je crie vers toi, Seigneur. Un thème funèbre judicieusement synchronisé avec le calendrier liturgique du moment, celui du temps de la Passion du Christ.

Mais est-il si funèbre que cela ? Pour le vérifier, le mélomane curieux était invité, avant le concert, à une conférence prononcée par le Père Henry de Villefranche, enseignant à la Faculté de théologie de l’Ecole Cathédrale (de Notre-Dame). Il s’était fixé pour objectif de mettre en évidence les correspondances entre « le texte à comprendre et le texte à jouer » (par les musiciens). Même si son discours se focalise surtout sur la compréhension, sa leçon érudite fournit néanmoins aux auditeurs quelques clés pour pouvoir pénétrer, plus tard dans la soirée, dans l’âme de la musique.

Ce Psaume compte parmi les seize textes (Psaumes 120 à 135) dits « des montées » ou « des degrés ». Ces formulations expriment clairement leurs intentions. Chacun de ces Psaumes trace un itinéraire qui, par étapes successives, conduit des profondeurs et de l’affliction au temple de Jérusalem (« là où habite Dieu »), autrement dit, à la joie de l’assurance de la rédemption. Il sonne donc comme une invitation à s’extraire de son état de souffrance, à se dépasser pour aller à la rencontre de Dieu. En somme, un vibrant hymne à l’espoir.

Comme pour montrer l’universalité de ce thème, deux motets à grand chœur aux accents versaillais enserrent deux cantates sacrées d’obédience luthérienne. Si les deux motets ont illuminé le « siècle de Louis XIV », près de trois siècles séparent les deux cantates, la plus récente étant contemporaine des auditeurs qui sont maintenant installés sous ces magnifiques voûtes cisterciennes.

Nous attendions un De profundis. Mais c’est avec un Dies irae que débute ce concert. Tous deux de la main de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), le premier avait ému la Cour par la « justesse des expressions qui répondaient au sujet » (Mercure galant, mai 1683) quand le second fut créé lors de l’inhumation de la reine Marie Thérèse d’Autriche (1638-1683), la première épouse de Louis le quatorzième (1638-1715).

Pour tenter d’appréhender le message que veut délivrer Lully, nous devons au préalable pénétrer dans la nécropole royale en ce 1er septembre 1683. En effet, sa musique réalise la délicate synthèse de deux types de discours. Commençons par la conclusion de l’Oraison funèbre que prononce alors Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704). Il y dresse un tableau épouvantable: « Alors s’élèveront des frayeurs mortelles, et des grincements de dents, préludes de ceux de l’enfer. Ha ! mes Frères, n’attendons pas ce coup terrible ! Le glaive qui a tranché les jours de la Reine est encore levé sur nos têtes ; nos péchés en ont affilé le tranchant fatal ». Cette pédagogie par la crainte du Jugement dernier fait écho aux paroles apocalyptiques du Dies irae (Jour de colère) tout en ouvrant des perspectives plus heureuses aux chrétiens qui, dans la pénitence, apaisent Dieu par leurs larmes. Mais, ce jour-là, dans la basilique Saint Denis, d’autres signes étaient adressés aux participants. Cette fois, en formes de devises, maximes et autres vignettes affichées à différents endroits de la nef. Parmi celles-ci, le correspondant du Mercure galant (octobre 1683) a été frappé par ces « images de la Mort et de l’Immortalité, (portant) une inscription latine, qui faisait entendre ce qui suit : Manes des Monarques inhumés dans ces tombeaux, venez au-devant du corps de Marie-Thérèse, reine de France. Voilà où se réduisent toutes les grandeurs de la Terre. La Majesté Souveraine qui partout ailleurs est si puissante et si révérée, n’est ici qu’un peu de cendre ». Une autre pédagogie se déploie alors : celle de l’humilité et de la fragilité de la condition humaine.

Aux deux exhortations en paroles, Lully répond par un discours en musique. Et celui-ci fut du plus grand effet si l’on en croit le témoignage du correspondant du Mercure galant : « alors le Roy d’Armes s’avança trois pas du côté du chœur, et cria deux fois : Marie-Thérèse, Infante d’Espagne, Epouse de Louis Le Grand, est morte ; priez Dieu pour son âme. Ces tristes paroles firent répandre des larmes à tous les assistants, dont le Dies irae, Dies illa et le De profundis, qui furent chantés en Musique, l’un et l’autre de la composition de Mr de Lully, avaient déjà fort attendri le cœur. Ils étaient remplis de tons si touchants que rien ne pouvait mieux entretenir la douleur que causait la perte d’une si grande Princesse ».

Les dix-neuf strophes rimées de ce poème médiéval sont hérissées d’images apocalyptiques que Lully adoucit pour laisser poindre des lueurs d’espoir dans ce tableau particulièrement sombre. La « symphonie » d’ouverture est ponctuée par un accord écrasant fixant la tonalité mineure de la pièce. Il est suivi par un développement instrumental en notes pointées. Une façon de signifier le mouvement. Ce mouvement malgré tout confiant de l’âme du défunt qui se dirige vers le trône divin pour y être jugé.

Dieu emprunte une voix de basse pour avertir, sur une mélodie d’inspiration grégorienne, que le jour de colère est proche, celui qui verra le monde réduit en cendres (Dies irae, dies illa, solvet saeculum in favilla). Dans un terrible unisson, le chœur anticipe l’effroi qui saisira les âmes au moment du jugement (Quantus tremor est futurus). La répétition du Quantus tremor (Quelle terreur) et la reprise du verset cuncta stricte discussurus (pour tout juger avec rigueur) après l’incursion d’un duo, tentent de convoquer les états d’âme de l’assemblée pour les prévenir du sort réservé aux âmes pécheresses.

C’est à une voix de soprano que revient le soin d’annoncer l’heure du jugement, avec l’intensité du son merveilleux de la trompette (Tuba mirum spargens sonum). En contraste, une voix de basse décrit puissamment la stupéfaction de la Nature devant le spectacle de la résurrection des morts (Mors stupébit et Natura). Lully traduit musicalement cette consternation en ponctuant ce premier verset par des silences et figure les corps qui se soulèvent par une vocalise ascendante surlignant le mot resurget (se relever).

A l’unisson, le chœur ouvre maintenant le livre des vies dans lequel toutes les actions humaines sont répertoriées. Le tempo de ce récit s’affole soudain lorsqu’il constate que nihil inultum remanebit (rien ne restera impuni). Une manière d’accentuer le message d’avertissement déjà prodigué.

Les trois strophes suivantes illustrent, selon Edmond Lemaître (livret du coffret Lully – Grands Motets (volume 2), Naxos), l’esprit dans lequel le compositeur a traduit le texte dans sa musique. « Remarquons… la redoutable puissance du Rex tremendas majestatis (O roi d’une majesté redoutable) accentuée par le calme qui se dégage des deux courts récits (haute-contre et basse) qui l’entourent ». Lully adoucit la crainte de la mort en l’éclairant d’une lueur d’espoir. Les deux strophes encadrantes exhalent un parfum d’humilité accentuée par la vibration du théorbe qui traduit la détresse exprimée par l’alto ou par les longues plaintes des violons qui déchirent l’appel de la basse à la médiation de Jésus.

Dans les six strophes suivantes, les solistes installent une atmosphère paisible, celle qui enveloppe l’âme de la défunte pour la conduire vers le lieu du repos. En solo, en duo ou en trio, ils construisent peu à peu un petit chœur qui se déploiera pleinement pour interpréter le déchirant Lacrimosa (Jour de larme) final. Pour le moment, ils appellent Jésus à la clémence. Lully applique ici le principe de variété (varietas), tant sur le plan vocal qu’instrumental, pour révéler le sens du texte sans risquer de lasser d’auditoire. Dans la strophe Qui Mariam absolvi (Tu as absous Marie-Madeleine), il esquissera même une mise en scène : Marie-Madeleine est absoute par un duo constitué d’une voix de soprano et de ténor tandis que le larron est pardonné par une interpolation de la voix de basse (et latronem exaudisti).

Le chœur n’interviendra qu’à deux reprises. D’abord, d’une manière confiante pour saluer Juste Judex (le juste juge). Puis, en évoquant l’image des flammes qui dévorent les maudits. Un nouvel exemple, selon Edmond Lemaître, de la conception bienveillante de Lully : 44 mesures réconfortent l’âme tandis que 5 mesures seulement brandissent la punition divine.

Une seconde « symphonie » dominée par les bois, annonce la strophe de conclusion. Celle-ci prend la forme d’un Pie Jesu Domine (Bon Jésus, notre Seigneur) d’une douloureuse tendresse. Dans de longs sanglots, les solistes en énoncent les termes avant que le chœur ne les rejoigne pour prononcer, en notes longues et suppliantes, un dona eis pacem (donne-lui le repos) qui s’éteindrait dans un murmure si un Amen confiant ne venait poser l’accord final de cette « prose des morts ».

Comme engourdi par ces sonorités paisibles, le public a d’abord tardé à saluer la performance des artistes. Mais soudain, des applaudissements enflammés ont crépité, tant pour rendre hommage à l’excellence des solistes qu’à la finesse d’exécution des instrumentistes.

De la basilique Saint-Denis, Louis-Noël Bestion de Camboulas nous transporte en l’église Saint-Thomas de Leipzig. Johann Sebastian Bach (1685-1750) nous y attends avec la partition de sa cantate chorale BWV 38 : Aus tiefer Not schrei ich zu dir (Du fond de ma détresse je crie vers toi).

Pour le texte, le librettiste anonyme de Bach a paraphrasé la version luthérienne du Psaume 129/130, le De profundis des catholiques. En effet, près de deux siècles plus tôt, Martin Luther (1483-1546) avait traduit ce texte. Puis, en 1524, il le paraphrase pour lui donner la forme d’un choral qu’il a judicieusement intitulé : « Psaume de lamentation et de prière… confessant la foi et la constante confiance dans la grâce et la bonté de Dieu » (Gilles Cantagrel, Les cantates de J.S. Bach, Fayard, 2010). Lamentation et confiance représentent donc les deux poutres maîtresses de ce De profundis clamavi à l’allemande. Un choral auquel était attaché son auteur car, dit-on, il fut interprété lors de ses propres funérailles.

Pourtant, malgré les apparences, cette cantate de Bach n’était nullement destinée à accompagner une cérémonie funéraire. Bien au contraire. Elle a résonné, pour la première fois, le 29 octobre 1724, jour du 21ème dimanche de la Trinité. L’évangile du jour (Jean, 4, 46-54) raconte la guérison miraculeuse du fils d’un fonctionnaire royal. Bach a certainement saisi la concordance frappante entre les deux récits, celui du Psaume et celui de l’Evangile. Car l’un et l’autre emploient le style de l’allégorie, celui d’un être souffrant qui lance un cri désespéré avant d’être délivré de son mal.

L’instrumentation choisie par Louis-Noël Bestion de Camboulas s’écarte quelque peu de l’instrumentarium recommandé par Bach. Un seul basson se substitue avec témérité aux quatre cornets prévus. De même, une flûte renforce courageusement le seul des deux hautbois prescrits. Par ailleurs, la sonorité de l’orgue positif paraît bien maigrelette dans certains passages, notamment dans l’aria terzetto (en trio) Wenn meine Trübsal als mit Ketten (Si dans ma misère, comme liés par des chaînes). En définitive, malgré l’engagement manifeste des interprètes, le soutien instrumental minimaliste nous semble manquer parfois de chair et d’épaisseur voire de précision.

Une fantaisie chorale ouvre cette cantate. Sa construction combine subtilement deux styles d’écriture musicale. Dans un mouvement fugato figurant la conjonction des cris de désolation individuels (Du fond de ma détresse je crie vers toi), le pupitre des basses expose le thème avant d’être rejoint par les autres voix. Sur un mode traditionnel empruntant la forme du cantus firmus, le pupitre des sopranos se consacrera ensuite, en notes longues, à la mélodie du cantique. Leur chant est malheureusement dissout dans l’expression des trois autres registres qui développent prestement toute la strophe dans un contrepoint expressif d’une densité et d’une complexité saisissante. Ainsi, en termes de figuralismes, lorsqu’ils s’adressent au Herr Gott, erhör mein Rufen (Seigneur Dieu, écoute mon appel), la ligne mélodique s’élève par degrés vers la divinité. De même, des dissonances agitent Was Sünd und Unrecht ist getan (tous les péchés et les torts commis) afin d’exprimer de manière sonore la culpabilité du pécheur.

Le récitatif d’alto se présente sous la forme d’un condensé d’expressivité. Il s’ouvre sur la tonalité en majeur pour chanter sa foi en Jésus (In Jesu Gnade wird allein/ Tout réside dans la grâce de Jésus). Mais le mode mineur surgit pour dénoncer les fourberies et les ruses de Satan (Weil durch des Satans Trug und List). Une belle miniature opposant deux mondes, celui du bien et du mal.

Une opposition dont l’aria de ténor réalise une lumineuse synthèse. L’espérance est sur le point de vaincre le doute. Le thème luthérien de la souffrance terrestre et de la nécessité de la miséricorde divine trouve ici une manifestation lumineuse. Une place importante est laissée aux instruments. Dès l’entrée, le hautbois, la flûte et le basson installent une atmosphère confiante animée par la fluidité du tempo. Par de multiples répétitions du premier verset (Ich höre mitten in den Leiden/ J’entends au milieu de mes souffrances), comme pour conjurer les derniers accès de doute, le ténor clame son espoir dans la rédemption. Bach souligne d’ailleurs les deux mots-clés de son discours par des vocalises : sa consolation (Trost) ne l’abandonnera (scheiden) pas. Chacune de ses professions de foi est encouragée par une ritournelle toujours aussi résolue. Seul le hautbois rappelle, par de longues plaintes furtives, que la partie n’est pas encore gagnée.

Car, explique la soprano dans un récitatif accompagné par l’orgue seul, la foi de l’homme connaît encore des faiblesses (mein Glaube noch so schwach). Pour souligner la fragilité de ses fondements, Bach souligne par des dissonances les mots Grunde (bases) et Schwachheit (faiblesse). Cependant, il illumine par des vocalises l’heure du salut (Rettungsstunde). L’espoir est donc toujours perceptible malgré les épreuves qui lui sont imposées.

Ce même message est délivré par un trio réunissant les voix de soprano, alto et basse. Dans une entrée en imitation, les trois voix coulent sur une ligne chromatique descendante pour évoquer, avec force répétitions, la misère dans laquelle l’homme est enchaîné (Wenn meine Trübsal als mit Ketten). Une ritournelle instrumentale annonce pourtant un changement d’atmosphère. Cette fois, c’est par des vocalises et une ligne mélodique ascendante qu’est saluée l’aube de la consolation (des Trostes Morgen).

La cantate s’achève sur le choral harmonisé Ob bei uns ist der Sünden viel (S’il y a en nous beaucoup de péchés). Les voix sont simplement doublée par les instruments pour cette dernière leçon d’espoir sur le texte originel de Luther.

L’entracte sépare une nouvelle interprétation de cette cantate, sur un texte modifié et dans une réécriture contemporaine. Philippe Hersant, son auteur, a fait l’honneur au public d’être présent et de livrer quelques éléments d’explication sur les conditions d’écriture de son ouvrage. Composé sur une commande de Michel Laplénie, ce « motet » ( ?) a été créé le 6 avril 1995 à l’Oratoire du Louvre. Avec son Ensemble Sagittarius, il y interprétait alors des œuvres de Heinrich Schütz (1585-1672). Souhaitant jeter une passerelle entre l’écriture baroque et les recherches musicales contemporaines, Michel Laplénie fixait seulement comme contrainte celle de respecter l’instrumentarium de Schütz.

L’œuvre de Philippe Hersant s’inspire du choral final de la cantate BWV 38 de Bach. Nous devons confesser ici notre profonde méconnaissance de la musique contemporaine. Ce qui nous met dans l’incapacité de rendre compte de notre écoute de façon objective et circonstanciée. Cette œuvre nous est cependant apparue comme une mise en image fortement contrastée du Psaume 129/130. D’entrée, la viole de gambe crisse sous l’archet de Juliette Guignard, nous faisant ressentir dans notre chair la détresse du pécheur. Le pupitre des basses ajoute un climat d’angoisse à cette entrée fébrile. Puis, de plus en plus distinctement, la mélodie du choral émerge des dissonances jusqu’à cette impressionnante projection d’une voix de soprano vers les aigus prodigieux de la rédemption. Finalement, une écriture musicale qui exacerbe les contrastes et les dissonances, davantage encore que les compositeurs baroques qui en ont fait leur « marque de fabrique ».

Henry Desmarets (1661-1741) nous entraîne sur une terre qui nous est plus familière. Familière mais bien mystérieuse. Car, depuis l’origine, son De profundis clamavi semble vouloir échapper à toute curiosité.

D’abord, les conditions de sa création restent incertaines. L’hypothèse la plus couramment admise est celle d’une usurpation. En effet, s’il ne fait pas de doute que Desmarest en est bien l’auteur, c’est un abbé qui en endosse la paternité. Louis Abel de Bonafous (1736-1806) rappelle le subterfuge employé par Nicolas Goupillet (1650 ?-1713) pour masquer les limites de son talent alors même qu’il figure parmi les quatre candidats retenus pour assurer l’un des quartiers de la fonction de sous-maître de la Chapelle royale de Versailles : « Desmarest faisait secrètement la besogne de l’abbé Goupillet… Ses motets, dont on le croyait l’auteur, lui faisaient donner beaucoup d’éloges ; mais le roi ayant appris qu’ils n’étaient pas de lui, le renvoya avec un canonicat et une pension de neuf cents livres » (Dictionnaire des artistes, 1776).

Le sort de la partition est également étrange. Jean Duron assure que, jusqu’au début du XIXème siècle, la Bibliothèque Nationale possédait une partition complète de ce De profundis. Mais elle a inexplicablement disparu et n’a pas été retrouvée. C’est finalement par un collectionneur anglais, un certain lord Ouseley, qu’une copie partielle de la partition appartenant à la collection dite « Toulouse-Philidor » réapparaît (« Toulouse » pour le comte de Toulouse, Louis-Alexandre de Bourbon (1678-1737), grand amateur de musique et « Philidor » pour André Danican Philidor (1652-1730) qui en fait copier certaines parties pour la bibliothèque de la Musique du Roi). Elle est actuellement conservée à la Bibliothèque Nationale.

Henry Desmarest a grandi dans le bain de la musique sacrée de Versailles. Jeune page à la Chapelle royale, « il avait bénéficié de l’enseignement de Du Mont et Robert mais se voulait surtout un disciple de Lully » (Thierry Favier, Le motet à grand chœur, Fayard, 2009). Sa musique obéit d’ailleurs aux recommandations d’un autre inspirateur de la musique versaillaise, le poète et abbé Pierre Perrin (1620-1675). Dans l’adresse au Roi qui ouvre ses Cantica pro Capella Regis (1665), il indique que la musique charme « tout ensemble l’oreille, l’esprit et le cœur ; l’oreille par de beaux sons ; l’esprit par de belles paroles, et le cœur par l’image des passions qu’elles y représentent ». Et c’est tout cela que le De profondis de Desmarest sublime à merveille, souvent à la manière italienne pour les parties de solistes.

Une sinfonia d’ouverture fixe la tonalité, à la fois sombre et alerte, grandiose et sensible. Une marche funèbre enfiévrée par des notes pointées s’élève douloureusement vers un sommet finalement hors de portée. Un ténor déclame l’incipit à la façon d’un cri suivi d’une longue plainte. Une image saisissante que dessinent tour à tour un de profundis (des profondeurs) plongeant dans les graves et un clamavi (je crie) s’élançant vers les aigus. Le chœur amplifie ses supplications, poussant de multiples clamavi désespérés. Petit chœur et grand chœur mettent ensuite des mots sur ce cri : Domine, exaudi vocem meam (Seigneur écoute mon appel).

Un duo soprano-basse tente d’infléchir la sévérité divine. Une douce mélodie subtilement ornée glisse sur une ligne mélodique tour à tour ascendante et descendante. Une manière d’établir le contact, d’ouvrir un dialogue au terme duquel la miséricorde pourra s’exercer. Des ritournelles instrumentales adoucissent le propos pour les rendre plus agréables à l’oreille divine (Fiant aures tuae intendentes/ Que ton oreille se fasse attentive).

Une longue ritournelle instrumentale dominée par les violons suscite l’émoi. Elle prépare les harmonies poignantes d’un second duo réunissant cette fois deux voix de sopranos. Sur un registre pathétique, les voix s’inquiètent : Si iniquitates observaveris (Si tu retiens les fautes)… personne ne sera sauvé.

Un ténor, consolé par une flûte apaisante, assure que seul Dieu peut prononcer le pardon. L’anxiété et l’espoir se mêlent dans cette partie soliste sur laquelle plane pourtant déjà l’ombre bienveillante de la miséricorde divine.

Une espérance qui se mue en joie dans le dialogue engagé entre l’alto et le chœur. Soliste et chœur couvrent successivement le mot speravit (je l’espère) d’une guirlande de vocalises. Rassurée, l’âme s’anime, aiguillonnée par des notes pointées et soutenue par le tutti orchestral.

Nouveau duo de dessus. L’atmosphère est apaisée et d’adorables ritournelles dominées par les bois diffusent une sensation de douceur. L’espoir se confirme et speret Israël in Domino (Israël (= le peuple des croyants) espère dans le Seigneur).

Une « symphonie » aux sonorités moelleuses parle au cœur des auditeurs un langage réconfortant qu’une voix de basse traduit en discours : quia apud Domine misericordia (parce que le seigneur est plein de miséricorde). Les cris de détresse de l’entrée se transforment désormais en paroles apaisantes.

Une paix magnifiée dans un chœur final où des solistes, le petit chœur et le grand chœur se répondent et s’enflamment mutuellement jusqu’au puissant accord final. La démonstration est faite : Et ipse redimet Israël ex omnibus iniquitatibus ejus (C’est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes).

C’est sur cette note généreuse et optimiste, donc sans la formule du Requiem figurant dans la partition de Desmarest, que se conclut ce concert aux multiples facettes. Deux heures d’une musique du Grand Siècle et du monde d’aujourd’hui, de sonorités entendues à Versailles, à Leipzig et à Paris. Une musique généreuse et œcuménique offerte par des artistes dont nous voulons saluer l’engagement total.

Si tous les musiciens ont gagné les faveurs du public, nous voulons ici saluer tout particulièrement les performances des chanteurs. Louis-Noël Bestion de Camboulas a construit un ensemble vocal dont la force collective égale le talent individuel de chacune de ses composantes. Des voix affûtées et parfois virtuoses dont la remarquable diction « à la versaillaise » suscite notre admiration. Mais des voix que le chef sait parfaitement pétrir pour constituer un ensemble d’une infaillible homogénéité.



Publié le 26 avr. 2019 par Michel Boesch