Didon et Enée - Purcell

Didon et Enée - Purcell ©Antonio Greco
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Didon revisitée

Son format réduit et sa durée plutôt courte valent à Didon et Enée d'être fréquemment proposé à l'affiche des salles de concert ou d'opéra, tant dans les versions scéniques que dans les versions « de concert ». Comme pour toute œuvre connue et dont il existe de nombreux enregistrements par de prestigieux interprètes, il est difficile d'en proposer une version convaincante. Dans le cadre médiéval de l'église Saint Ulrich de Halle, à deux pas de la place du Markt, l'Ensemble La Risonanza a brillamment réussi son pari. Il a su en effet exploiter avec intelligence les parties manquantes de la partition pour proposer notamment un nouveau prologue, et mettre en avant une distribution des voix assez originale, avec en particulier l'inhabituel recours à un baryton pour incarner le rôle de l'Enchanteresse.

Le prologue proposé est tiré d'un autre mask, The Loves of Mars and Venus, composé par deux auteurs (John Eccles et Godfrey Finger). Ceux-ci sont à peu près des contemporains de Purcell, mais ils eurent la chance de vivre un peu plus longtemps que le génial compositeur de Fairy Queen, disparu à l'âge de trente six ans. John Eccles était également le directeur du New Theatre de Lincoln's Inn Fields à Londres dans les années 1700. Il est attesté qu'à cette époque The Loves of Mars and Venus était proposé à l'affiche, en même temps que Dido et une comédie, The Anatomist. La musique de ce prologue étant en partie perdue, elle a fait l'objet d'une reconstitution par Fabio Bonizzoni et La Risonanza.

L'orchestre adopte une instrumentation fondée exclusivement sur les cordes, qui met en valeur le rôle du premier violon, Carlo Lazzaroni. Grâce à sa volubilité virtuose et à ses intonations très présentes, celui-ci semble emmener l'ensemble de la formation tout au long de la partition. On retiendra en particulier ses attaques lors de l'entrée de Didon, ou lors du final du premier acte, dans la scène des sorcières ou lors du duo d'Enée avec l'Esprit, ou encore dans l'air du Marin au début du troisième acte, et enfin pour accompagner la mort de Didon. Sous les doigts habiles de Gabriele Palomba, le théorbe, instrument discret par excellence, brille dans quelques belles parties solo, comme dans le prélude à l'air Love, like War du prologue.

Le choeur Costanzo Portal se révèle particulièrement efficace dans ses interventions, avec des parties bien distinctes et des ensembles homogènes, qualités aperçues dès le final du prologue. Surtout il se comporte comme un véritable acteur du drame, soulignant et prolongeant les échanges entre les chanteurs solistes. Aux instants les plus dramatiques, comme lors des scènes des sorcières à l'acte II (Ho, ho, ho!) ou à l'acte III (Destruction is our delight) il multiplie les ricanements et les timbres grinçants qui soulignent la cruauté de la situation. On signalera aussi le chœur final With drooping wings, particulièrement soigné.

En matière d'expressivité, soulignons le choix judicieux des déplacements des chanteurs, plutôt bien étudiés pour renforcer l'intelligibilité de l'œuvre et en souligner ses effets. S'il n'y a pas de décors, et si les costumes des chanteurs restent contemporains, cette version de concert est loin d'être une version statique. Les interprètes vont et viennent sur scène, sortant par une porte latérale ; et l'Enchanteresse s'adresse à plusieurs reprises directement à chacun des choristes, comme pour mieux les rendre complices de l'intrigue qu'elle a imaginée. Au troisième acte Didon paraît sur scène sans chaussures, signe de son dénuement sentimental.

Parmi les chanteurs Raffaella Milanesi domine sans peine le plateau, tant elle incarne avec sensibilité cette Didon victime d'un destin qui la broie. Son timbre mat pose dès son apostrophe initiale (Ah ! Belinda !) une atmosphère dramatique, qu'elle portera sans faille jusqu'à son agonie finale. Dans les moments les plus tendus (The skies are clouded, hark !, et surtout lorsqu'elle lance le Away !) ses attaques sont moirées de beaux reflets métalliques, qui évoquent tout à la fois sa force et sa faiblesse. Retenons aussi le bel affrontement avec Enée qui précède l'adieu, et le poignant When I'm laid in earth final.

Face à elle, Richard Helm possède la belle prestance et le physique avantageux d'un séducteur. Avec intelligence il bâtit toutefois son rôle autour de la succession des états qui vont l'agiter, car il est tout autant que Didon victime du destin (et on ne peut désobéir aux dieux!). Ses première interventions révèlent sa voix chaleureuse et charnue, tout particulièrement dans les graves, et dotée d'une ample projection. Au second acte, après la surprise parfaitement rendue du Tonight ?, il expose de manière poignante son dilemme (Joves command). Au troisième acte ses beaux accents de repentir face à Didon ne parviendront pas à la faire fléchir, le sort est consommé...

Stefanie True nous avait découvert lors du prologue la jolie carnation de son timbre, dans le rôle d'Erato (Come, all). Les accents charmeurs de sa Belinda marquent le contraste avec les couleurs dramatiques de sa maîtresse. Son Pursue thy conquest Love est honnête, même s'il ne parvient pas à faire oublier la prestation d'interprètes plus chevronnées. Le final de l'air se prolonge sur un duo du clavecin et du théorbe du plus bel effet.

Iason Marmaras campe une Enchanteresse inattendue, et parfaitement crédible. Son invocation Appear, appear, chargée d'accents maléfiques, s'appuie sur une solide projection. Il renouvelle au troisième acte sa surprenante prestation, avec des effets encore accentués. Les deux sorcières lui donnent la réplique de manière tout aussi convaincante. La jeune Alessandra Colacoci chante également l'air du Marin au troisième acte (Come away, fellow sailors) de sa jolie voix de soprano ; on aurait toutefois apprécié davantage de projection dans cet air brillant. Anna Bessi adopte de son côté un timbre noir androgyne du plus bel effet pour incarner un Esprit impérieux (Stay, Prince).

Conquis le public multiplie les rappels. En remerciement l'ensemble reprend le final du chœur du troisième acte (Elisa dies tonight) et réitère son saisissant ricanement, point final de cette belle production.

Publié le 05 juin 2016 par Bruno MAURY