Don Quichotte chez la Duchesse - Boismortier

Don Quichotte chez la Duchesse - Boismortier ©Château de Versailles Spectacles
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Don Niquet chez la Drôlesse

Au commencement était le verbe : celui d'un chef d'orchestre badin et claudicant, revêtu d'une armure en loques, lance brandie devant un public déjà ravi. Hervé Niquet donne le ton, et ouvre par une pitrerie volubile les hostilités passablement délirantes de son très attendu Don Quichotte chez la Duchesse de Joseph Bodin de Boismortier (1689-1755) : un ballet comique de 1743 mis en scène par ses féconds et attachants acolytes Shirley & Dino (Corinne & Gilles Benizio), reprise d'un spectacle de l'an passé désormais disponible en DVD (voir la critique de Michel Boesch : Don Quichotte chez la Duchesse).

Cet avatar du Chevalier à la Triste Figure n'entretient qu'un rapport distendu avec l'original (dont Niquet égrène quelques-unes des déclinaisons... en omettant le chef d'œuvre de Massenet). N'y sont familiers que le rôle-titre et celui de Sancho Pança ; le reste de la distribution, pioché ça et là chez Cervantes, est (dés)ordonné selon l'imaginaire débridé d'un spectacle de carnaval. En effet, si ces digressions loufoques ont vu le jour sur les planches de l'Opéra Comique, leur jeune librettiste Charles-Simon Favart, metteur en scène à la Foire Saint-Laurent, était un habitué des tréteaux populaires, et c'est en cela que la présente production, ouvertement déjantée, fait sens.

L'action, théâtre dans le théâtre, se tient chez une caractérielle duchesse qui « en pince » pour son invité Don Quichotte : elle recourt durant les trois actes à une foule d'expédients et de déguisements, afin de lui faire oublier sa belle Dulcinée. Se succèdent ainsi monstre, magiciens (Merlin, Montesinos), paysanne, servante, amant, amante - et une ribambelle de figurants tous plus excentriques. Rien n'y fait : même les roueries de son valet Sancho Pança ne font pas ciller notre paladin. L'heureux dénouement dans un jardin enchanté voit cet anti-Don Juan, fedeltà premiata personnifiée, couronné roi du Japon par la duchesse travestie en reine... tandis que Sancho devient roi du Congo.

Retour sur les fonts baptismaux pour cette pochade. Niquet, qui l'a découverte puis jouée pour les débuts de son Concert Spirituel en 1987, enregistrée en 1996, ne la redonne pas pour autant à l'identique : il en double la durée. En effet, sans ses dialogues perdus, la pièce devient absconse. Pour la rendre intelligible, Shirley & Dino se sont employés à la transformer en objet scénique non identifié, relevant autant du pot-pourri que de l'opérette ou du cross-over ; bref, un digne rejeton, mais non un clone, de leur fameux King Arthur de 2008. À charge pour les nombreux numéros de genre dévolus à ces trois larrons en foire de faire prendre la mayonnaise.

Ils y parviennent plutôt bien, usant de condiments rodés. Ce n'est pas tant la nature de ceux-ci, que la fluidité de leur agencement qui convainc, et séduit. Ici, Niquet-crooner, pourvu d'un sifflet, pousse la chansonnette en tenue de torero ; là, Shirley attifée en Carmencita beugle une désopilante Cucaracha. Là encore, Dino, jubilatoire dans l'écrasant rôle parlé du duc, entonne en fausset l'air de cour Ma bergère est tendre et fidèle de Lambert, assurément l'un des grands moments de la soirée. Silences, apostrophes par-dessus la fosse, mimiques, parodies sonores et visuelles, gags potaches, bruitages, acrobaties et clins d'œil contemporains... rien de cela n'est impérissable en soi, il s'y trouve une ou deux lourdeurs, un ou deux coups de mou. Mais peccadille : la joyeuse farandole de l'ensemble, parmi des décors gais et colorés, étrangement cohérente avec le propos de Favart, force l'adhésion.

Qu'en est-il de la musique ? Démarquée du genre si français de l'opéra-ballet, elle ne suit que de sept années la seconde version des Indes Galantes et précède de deux Platée. Il n'en faut évidemment pas plus pour que l'analogie ramiste pointe le bout du nez. Toutefois, si les airs mélodieux, les chœurs alertes et les pimpants entrechats sont ici inspirés, à tout le moins piquants, il n'est pas sûr qu'ils puissent se mesurer aux plus géniales saillies des Indes.

En revanche, créé en miroir d'une reprise des Amours de Ragonde de Mouret (1714), le Quichotte garde un zeste de leur ton franc du collier ou de leur découpe rapide ; s'y perçoit peut-être un écho des Éléments de Destouches et Delalande (1722) dernièrement enregistrés. Une postérité très relative peut lui être trouvée chez Dauvergne, celui des Troqueurs, autre divertissement de la Foire Saint Laurent (1753, en pleine Querelle des Bouffons). L'écriture de Boismortier est cependant beaucoup plus fine, variée et lumineuse que celle de ses confrères - il y a quelque chose de Tamino dans l'arrivée du Quichotte à la grotte de Montesinos.

La prestation instrumentale et chorale n'appelle que des éloges, célérité et imagination étant les deux atouts sur lesquels peut s'appuyer un Niquet en grande forme. L'effectif, riche de quatre hautbois pouvant devenir autant de flûtes à bec, gagne pour la circonstance ce qu'il lui faut de festif et d'exotique par l'ajout de percussions. Outre le tam-tam congolais, des castagnettes : pour la couleur locale certes, surtout pour la fringante Chaconne finale, ainsi rythmée comme une danse andalouse. À noter, le stupéfiant et poétique intermède atonal, irruption d'un merveilleux (au sens étymologique) sans doute censé illustrer les divagations intérieures du héros.

Rayon solistes, l'enthousiasme est également de mise, et c'est d'autant plus heureux que les sources font mention des plus grands gosiers à la création. Seul bémol, le français chanté de Chantal Santon-Jeffery - voici peu in loco mirifique Vénus du Persée de Lully-Dauvergne : voir la chronique Persée - n'a pas autant de netteté que celui de ses comparses ; et ses aigus tendus dans l'ariette finale Vole, Amour, vole, il est vrai difficile, ne sont pas des plus charmeurs. Mais son superbe abattage dans le cours de l'œuvre compense : le chien de son incarnation de la Duchesse est un délice. Marc Labonnette, lui aussi rescapé de la production de 2015, et lui aussi épatant comédien, joue rustique tout en chantant raffiné : c'est un Sancho de luxe, truculent, jamais trivial. De pareils compliments valent pour João Fernandes, basse aux moyens insolents et à la vis comica irrésistible, à la fois Merlin, Montesinos et le Traducteur.

Deux mentions particulières : d'abord, la scène au cours de laquelle des caresses masculines sont offertes au Quichotte est un petit bijou d'esprit, de drôlerie, traité sans une once de vulgarité. Elle permet à l'espiègle Charles Barbier, lors de la fugace apparition de l'Amant, de faire valoir ses moyens étonnants, puisque cet artiste accompli - par ailleurs chef de chœur et d'orchestre - manie avec un pareil talent le registre de ténor comme celui de sopraniste.

Enfin, succédant dans le rôle-titre à François-Nicolas Geslot, Mathias Vidal peut ajouter le héros de Cervantes à sa panoplie déjà fournie de compositions d'anthologie. Ébouriffant dans le Persée précité, impérial dans l'Olympie de Spontini (une semaine avant le Quichotte), l'élégant ténor régale de sa polyvalence. Son physique feu follet, apte aux esquives et cabrioles, participe au sans-faute du comédien, dont toutes les parties mimées ou déclamées témoignent d'un grand métier théâtral. Les qualités reconnues du chanteur - timbre enjôleur, variété expressive, diction superlative - se voient même rehaussées par une propension bien conduite à la surcharge comique. Caramba !

« Là où est la musique, il n'y a pas de place pour le mal » (Miguel de Cervantes)

Publié le 16 juin 2016 par Jacques DUFFOURG-MULLER