L'Enlèvement au serail - W. A. Mozart

L'Enlèvement au serail - W. A. Mozart ©Josiane Eymin
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La maturité de la jeunesse

Cet opéra est créé le 16 juillet 1782, au Burgtheater de Vienne. C'est un Mozart de vingt-six ans qui est à la baguette, tout pétillant de jeunesse et d'énergie, traversant alors une partie heureuse de sa vie. En effet, sa rupture définitive avec le tyranique prince-archevêque Colloredo est consommée (mai 1781) et il est sur le point d'épouser Constance (le mariage sera célébré le 4 août). Œuvre de jeunesse donc mais aussi œuvre de commande. L'empereur Joseph II passe la commande à Mozart en 1781, pour le Burgtheater, dans lequel il a créé une compagnie permanente. Initialement destinée à prendre place dans le cadre des festivités organisées pour la visite à Vienne du futur tsar Paul Ier, l'œuvre se verra préférer des opéras confirmés de Gluck et sa création sera légèrement retardée.

Presque dès le début de son travail de composition, Mozart sait qu'il va pouvoir compter sur une distribution exceptionnelle, peut être la meilleure à Vienne à cette époque : Catherine Cavalieri (Konstanze), Valentin Adamberger (Belmonte), Ludwig Fischer (Osmin). C'est dans cette certitude dans les qualités de ces interprètes qu'il faut très probablement chercher l'ébouriffante écriture des rôles de Constance, de Belmonte et d'Osmin. La série de représentations de l'Enlèvement au sérail en 1782 deviendra rapidement triomphale et, du vivant de Mozart, cette œuvre demeurera son opéra le plus populaire.

L'argument est assez sommaire, voire faible. Konstanze et sa servante Blonde sont prisonnières du pacha Selim, et leurs amoureux respectifs, Belmonte et son valet Pedrillo, tentent de les faire évader en dépit de la surveillance d'Osmin, le gardien du sérail. On ferait erreur en voyant dans ce singspiel une œuvre comique alla turca . Même si, à l'évidence, Mozart s'amuse et se moque souvent, les quatre héros risquent leur vie et les propos sérieux et politiques abondent : condition de la femme, rapport entre l'orient et l'occident, rôle de la clémence dans l'exercice du pouvoir...

Le Théâtre des Champs Elysées nous proposait une version de concert des représentations en cours (et jusqu'à fin décembre) à l'Opernhaus de Zurich. Le spectateur bénéfice ainsi du travail de répétition, de la maturation liée aux premières représentations et de la grande complicité qui lie le plateau.

L'idée de transformer le rôle parlé de Selim en récitant, qui décrit et souligne l'action est une bonne idée. Reposant sur un texte amusant et bien écrit, en français, elle permet de supprimer les dialogues et monologues des personnages qui, caractéristiques du singspiel, sont un peu fastidieux pour l'auditeur d'aujourd'hui. Bien que Sam Louwyck s'en sorte avec les honneurs, un acteur plus naturellement francophone aurait été plus pertinent.

A la tête d'une Scintilla en grande forme, notamment les bois qui sont remarquables, Maxim Emelyanychev dispense une prestation de haut niveau. L'orchestre est conduit avec autorité, assumant avec bonheur équilibre des masses, qualité des pupitres, ruptures de rythme, lecture très analytique de la partition et enthousiasme. L'attention portée aux voix est permanente et c'est également une grande réussite d'Emelyanychev que de maintenir un bel équilibre voix-orchestre (orchestre au demeurant assez imposant) dans le contexte du concert dans lequel l'orchestre, sorti de la fosse, sonne différemment et, placé derrière les chanteurs, impose de retravailler les équilibres. Seul bémol dans ce remarquable travail, l'interprétation privilégie les états d'âme des héros au détriment des railleries qui affleurent dans la partition, de son ironie et de son sens du comique, intentions qui sont souvent à peine esquissées et parfois omises.

Écrit pour des chanteurs d'exception, l'oeuvre impose des interprètes de très haut niveau. Le Pedrillo de Michaël Laurenz relève ce défi. Belle voix mate de ténor, sonore et bien projetée, il est excellent dans son air de vaillance hésitante (la vaillance et non la prestation) du IIème acte et dans son savoureux duo avec Osmin qui suit. Claire de Sevigné est une Blonde très convaincante vocalement. Elle possède les moyens du rôle et, même si on peut trouver son chant un peu trop aristocratique pour une femme de chambre et le timbre encore un peu vert, un peu trop acidulé, elle est enthousiasmante dans ses deux airs du IIème acte et impressionnante dans son duo avec Osmin, notamment dans des graves inattendus.

L'Osmin de Nahuel di Pierro est impeccable : sournois, méchant, cruel, un peu ridicule, tout y est. Le choix de suppression des parties parlées ne l'a pourtant probablement pas aidé à composer son personnage, mais le résultat est irréprochable. Ajoutons à cela des moyens vocaux exceptionnels qui lui permettent aussi bien de faire sonner et de tenir le ré grave assassin (aria du IIIème acte) que de jouer dans la partie haute de la tessiture et tout ceci avec une totale homogénéité de registre. De ce rôle que Mozart a dû aimer puisqu'il l'a allongé, Nahuel di Pierro, qui surmonte tous les pièges chromatiques que Mozart a disposé, tire le meilleur.

Belmonte est un rôle difficile car c'est un rôle de bellâtre, plutôt fréquent dans la façon dont Mozart traite ses ténors (Don Ottavio par exemple) : il est physiquement éprouvant avec une présence importante sur scène (quatre airs, deux duos et trois ensembles sur les vingt-et-un numéros de l'œuvre !) et vocalement redoutable, couronné par l'aria Ich baue ganz aux vocalises et au si bémol meurtriers. Pavol Breslik est souverain dans ce rôle. Le timbre est superbe, la voix projetée avec une grande assurance, l'aigu rayonnant. Une ductilité exceptionnelle lui permet de susurrer quelques piani-pianissimi d'anthologie, de nous émouvoir dans son beau duo du IIIème acte avec Constance et de nous épater dans sa longue scène du Ier acte, et notamment dans son duo avec Osmin.

Olga Peretyatko est sans aucun doute la meilleure Constance que l'on puisse produire aujourd'hui. Le timbre est superbe et elle se permet désormais des exploits dans le médium et le grave que très peu de coloratures peuvent se permettre. Le souffle est d'une longueur parfois invraisemblable et la technique d'une solidité à toute épreuve. Elle est donc capable de passer de vocalises élégantes, emplies de sentiments et qui ne sont jamais mécaniques, à des airs lents et émouvants dans lesquels ses silences se font musique. Et puis, il y a bien sûr la longue séquence du IIème acte qui se conclut par le Martern aller Arten. Et Olga Peretyatko y diffuse tout son art : pas une note laissée au hasard, pas un aigu (pas même le contre ré) affecté de la moindre stridence. En forme de clin d'œil dans toute cette excellence, il m'a bien semblé que Constance avait un peu raté un départ dans l'ensemble final.

Au delà des évidentes qualités de chacun des artistes, ce qui a fait le charme de cette soirée particulièrement réussie c'est aussi leur évidente complicité, leur plaisir de chanter et l'équilibre de cette distribution qui permettait des ensembles de toute beauté et dans lesquels le Chœur supplémentaire de l'Opera de Zurich apportait sa contribution avec une grande qualité.



Publié le 16 nov. 2016 par Jean-Luc Izard