Ercole amante - Cavalli

Ercole amante - Cavalli ©Stefan Brion
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Ercole amante à l’Opéra Comique, faste royal politique devenue une fantaisie jubilatoire

L’Opéra Comique a encore fait parler de lui en présentant Ercole Amante (Hercule amoureux) de Pier Francesco Cavalli. La musique somptueuse interprétée par l’excellent Ensemble Pygmalion et chantée par des artistes lyriques de haute volée, une mise en scène respectant scrupuleusement les didascalies mais réalisée avec beaucoup de fantaisies, le tout dans un esprit du merveilleux servant constamment des machineries et des « trucs »… En bref, c’est un spectacle qui nous régale autant les oreilles que les yeux.

Mariage de Louis XIV et de l’Infante d’Espagne

La circonstance de la création d’Ercole amante est abondamment commentée. Le mariage de Louis XIV avec l’infante d’Espagne fut conclu en 1659 pour sceller la paix entre les deux monarchies, après 25 ans de guerre. Pour l’occasion, le cardinal Mazarin offrit au jeune roi un spectacle encore jamais vu en France. Il fit venir d’Italie les meilleurs artistes de son temps, l’abbé Francesco Buti, grand connaisseur du genre et du contexte monarchique français pour le livret ; Gaspare Vigarani, architecte du théâtre à machine qui fit construire aux Tuileries la fameuse « Salle des Machines », et enfin, Pier Francesco Cavalli, le meilleur musicien transalpin du temps. Le projet devait aboutir rapidement (les noces royales à Saint-Jean-de-Luz eurent lieu en juin 1660), mais divers incidents, en particulier le retard des travaux de la Salle des Machines et la mort de Mazarin survenue en mars 1661, firent en sorte que l’opéra fut entre-temps transformé en un « grand ballet du roi », avec 18 entrées de ballet écrites par Lully (qui fut ensuite nommé surintendant de la musique et naturalisé français) qui prenaient une importance démesurée car le roi y dansait… L’œuvre fut finalement présentée le 7 février 1662 dans la Salles des Machines. Gigantesque (elle comprenait quelque 5000 places), cette dernière n’était pas propice pour l’opéra, chanté en plus en italien dont tous n’avaient pas la connaissance, et l’apparition du roi et ses courtisans dans les parties dansées concentrait toute attention. La durée du spectacle, initialement de sept heures, fut ramenée à cinq heures grâce à des coupures dans la musique de Cavalli. Après la dix-septième représentation, l’œuvre fut vite oubliée avant une reprise en… 1981 au Châtelet sous la direction de Michel Corboz et dans une mise en scène de Jean-Louis Martinoty.

« Partition d’une immense qualité dramatique et musicale »

À la cour de France ou il fut invité, Cavalli bénéficia de moyens bien supérieurs à ce dont il disposait à Venise. Cela lui offrait une formidable opportunité pour composer une fresque musicale somptueuse en un prologue et cinq actes selon la tragédie française (Lully conserve ce format dans sa tragédie lyrique), avec de nombreuses « sinfonies », lamento, recitativo secco, madrigal, recitar cantando, double chœur, arioso, duo, trio… Cavalli a adopté dans le chant — qui reste italien — les caractéristiques françaises comme des mélodies plus syllabiques avec moins de vocalises virtuoses. Pour l’orchestre, il introduit notamment des fanfares qui se répondent entre elles, comme il en avait écrit en Italie pour la basilique Saint-Marc (tout comme le double chœur). Cet effet d’écho est déployé d’emblée dans le prologue dont la fonction est de situer l’œuvre et glorifier le souverain est magnifiquement rendu dans cette production.

Pour Raphaël Pichon, qui avait déjà monté en 2016 l’Orfeo de Rossi (créé en 1647 au Palais Royal, commandé également par le cardinal Mazarin – lire le compte-rendu dans ces colonnes), le jalon suivant était Ercole amante. Il considère que « l’échec d’Ercole en 1662 ne reflète pas la valeur du travail de Cavalli, mais les circonstances dans lesquelles Ercole est apparu ». Il a alors décidé de l’aborder sans les ballets, pour valoriser cette belle musique dont la partition manuscrite est « incroyable complète, ne demande que peu de travail de reconstitution ». Il n’a procédé à presque aucune coupure mais a dû compléter à deux endroits par d’autres musiques (air Luce mie de Serse au trosième acte, et un chœur de l’Ercole in Tebe de Jacopo Melani dans l’acte IV). Pour l’orchestration, il s’est inspiré des Vingt-quatre Violons du Roy dont Cavalli avait pu bénéficier, en ajoutant des flûtes, des cornets à bouquin et des sacqueboutes pour les touches italiennes. Il opte pour un continuo étoffé afin d’apporter des couleurs et des contrastes : deux harpes, deux théorbes (jouant aussi la guitare), quatre violes de gambe dont un jouant le lirone (ou lila da gamba, utilisé dans la basse continue en Italie, notamment du temps de Monteverdi), une basse de violon, une contrebasse, trois clavecins, une ottavino (une sorte de petit virginal italien qui sonne une octave plus aiguë) et un orgue ! Les continuistes entourent le chef d’orchestre et la plupart des musiciens s’orientent vers la scène, probablement pour une unité plus compacte du son. Quant à la question du diapason, malgré la probabilité de celui à 465 Hz en vigueur en Italie du nord à l’époque de Cavalli, Raphaël Pichon a choisi 440 Hz en consultant les chanteurs et après réflexions.

Tous ces détails montrent un travail minutieux pour magnifier cette « partition d’une immense qualité dramatique et musicale », exceptionnelle dans la production du compositeur.


Ercole, Nahuel Di Pierro

Mise en scène au premier degré mais allègrement actualisée

Le travail de mise en scène par Valérie Lesort et de Christian Hecq est à la hauteur de l’ambition musicale. Ils s’attachent avant tout à rendre accessible le livret alambiqué et extrêmement complexe, et à donner le plaisir visuel et auditif au spectateur. Ils ont étudié les arts et les techniques du spectacle sous Louis XIV : feux d’artifice, machines à l’ancienne, bruitages, trucages… et la lecture du livret leur a permis d’imaginer des éléments de décors et de mouvement au premier degré. Ainsi, Hercule tient en laisse un monstre vert sorti directement d’un dessin animé et une massue semblable à celle d’Astélix (clin d’œil à « Hercule gaulois » ?) ; entrée de Junon chevauchant un paon, puis dans une montgolfière avec le même paon, suivi de l’orage qu’elle provoque sur les nuages suspendus et étincelants grâce à l’éclairage LED ; la robe de Déjanire possède une traîne mesurant 1 kilomètre (50 mètres en réalité) parsemée des larmes en pierre qu’elle verse face à l’indifférence d’Hercule qui préfère Iole à son épouse ; apparition de Vénus dans une fleur de lys puis en aviatrice volant dans un oiseau-avion rose bonbon ; le Sommeil en Bibendum, Iole et Hyllus en poupées façon Disney ; Neptune dans un submersible ; le page et Licco en bouffon de dessin animé (encore !) ; le trône magique en plante carnivore, des plantes-mains qui se déploient et se referment, des trappes des enfers et leurs bruits secs, feux d’artifice, acrobaties, personnages qui « volent » ou « planent » dans l’air grâce aux machineries… Tout cela participe à créer des changements constants de scène et de vue comme un livre pop-up, dans un décor mobile et unique en amphithéâtre tout blanc de Laurent Peduzzi et avec des costumes très colorés de Vanessa Sannino (également chargée des machines), éclairés par des lumières inventives de Christian Pinaud.


Venere, Giulia Semanzato

Les chanteurs et les musiciens au service d’un spectacle réjouissant

Dans cette création scénique à la fois ludique et enchanteresse, les chanteurs tous très en forme se prêtent à leur jeu, à commencer par la basse Nahuel di Pierro, qui est visiblement à son aise en incarnant Hercule, rôle habituellement confié à un castrat dans l’opéra italien. Il est grandiloquent, notamment à la fin lorsque le héros est élevé dans le rang des dieux, mais passe par tous les états au cours du spectacle. Sa performance vocale, toujours en phase avec l’état de son personnage, est appuyée sur une projection naturelle qui valorise son timbre chaud. Giuseppina Bridelli (Déjanire), Francesca Aspromonte (Iole) et Giulia Semenzato (Diane dans le prologue) ont toutes une belle transparence, chacune avec sa propre couleur, ce qui donne à la fois une homogénéité vocale et des touches personnelles dans l’ensemble. Anna Bonitatibus (Junon) et Eugénie Lefebvre (Pasithée) apportent un contraste, presque un contrepoids, pour enrichir les palettes des voix féminines. Côté messieurs, Krystian Adam (Hyllus), souple et clair, est un formidable pendant d’Iole ; Ray Chenez (page) et Dominique Visse (Lychas) forment un duo comique par le caractère de leurs personnages mais aussi par leurs coloris vocaux particuliers, et Luca Tittoto (Neptune), consistant et sûr, complète le magnifique tableau des personnages principaux.

L’Orchestre Pygmalion, composé d’une trentaine de musiciens, offre un foisonnement de couleurs et de contrastes et le Chœur Pygmalion manifeste par sa somptuosité le faste vénitien dont l’œuvre est directement issue.

NDLR : L’Opéra Royal de Versailles accueillera prochainement deux autres représentations, le samedi 23 et le dimanche 24 novembre. Par ailleurs le spectacle sera disponible sur Arte dès le 12 novembre ; il sera diffusé le samedi 30 novembre à 20 h 00 sur France Musique. Enfin le site de l’Opéra Comique propose le résumé ludique du livret en roman-photo.



Publié le 11 nov. 2019 par Victoria Okada