Erismena - F. Cavalli

Erismena - F. Cavalli ©
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Un divertissement léger et profond

Fidèle à la tradition du prestigieux festival d’art lyrique qui accorde une place privilégiée au répertoire broque dans sa programmation, l’édition 2017 a présenté au public l’œuvre rarement donnée du plus célèbre compositeur d’opéra à Venise. Erismena a été représenté le 26 décembre 1655 au théâtre San Apollinare à Venise à un moment où l’opéra joue un rôle sociétal important dans la cité des Doges. L’ouvrage remporte un vif succès comme en témoignent les très nombreuses reprises dans plusieurs villes italiennes puis à Londres en 1674. Pour chaque reprise, Francesco Cavalli adapte sa partition selon le contexte, mais sans changer le style de son écriture musicale, et le livret signé par Aurelio Aureli, jeune poète de Murano alors à ses débuts, est réédité. Si bien qu’il existe aujourd’hui six éditions différentes du livret et trois versions de la partition dont celle réalisée pour la représentation londonienne. C’est en prenant la partition de 1655 comme référence que le chef argentin, naturalisé suisse, Leonardo Garcia Alarcón, un familier des opéras de Cavalli, a conçu son édition pour la production d’Aix. A la tête de son excellent ensemble Cappella Mediterranea, il a su donner à cette musique ornée de brillants airs solistes toute sa densité expressive, faire vivre ses couleurs vibrantes, animer ses rythmes soutenus pour dérouler avec maestria l’intrigue complexe, ponctuée de situations tragi-comiques, de ce mélodrame romanesque.

En ce milieu du XVIIe siècle, le goût des vénitiens a évolué, il ne se porte plus vers les aventures des dieux et des héros venus de la mythologie antique, mais vers des rois inquiets, des princes volages, des princesses déguisées, des militaires valeureux et des esclaves surgis d’une histoire totalement imaginée par le librettiste, tous animés d’un désir d’amour fou. Cette quête éperdue de bonheur est précisément le ressort des intrigues qui se croisent et s’entrelacent au gré des travestissements, des identités dissimulées pour nous mener au royaume des Mèdes où le roi Erimante, qui vient de triompher des Arméniens, est hanté par de sombres cauchemars prémonitoires.

Servi par la voix profonde du baryton basse russe Alexandre Miminoshvili, le personnage acquiert la dimension d’une étrange figure royale. Centré autour du personnage touchant d’Erismena, l’héroïne de l’opéra, un plateau vocal de qualité a réuni ainsi des chanteurs jeunes et talentueux pour rendre crédible sur la scène du Théâtre du Jeu de Paume ces surprenantes aventures croisées de l’amour, du désir et de la séduction. La soprano Francesca Aspromonte, ancienne artiste de l’Académie d’Aix, lumineuse dans le rôle-titre, incarne une Erismena émouvante qui vit une véritable tragédie en partant, déguisée en guerrier arménien à la recherche de son infidèle fiancé Idraspe, rôle confié à Carlo Vistoli, contre-ténor au timbre corsé. Ce dernier finit par lui demander pardon pour l’avoir délaissée pour une jeune fille qui se révèle être sa propre sœur…A la fin de l’opéra, après de nombreuses péripéties tout aussi complexes qu’inattendues, Erismena retrouve son père, le roi Erimante qui l’avait abandonnée à sa naissance !

Du côté de la cour d’Erimante, l’esclave Aldimira dont le roi est épris, mais qui aime le faux guerrier arménien, de la soprano anglaise Susanna Hurrell et sa suivante Flerida, la mezzo-soprano Léa Desandre, font merveille toutes deux tant par leurs finesses interprétatives que par leurs solides qualités vocales. Egalement amoureux d’Aldimira, le page Orimeno du contre-ténor polonais Jakub Józef Orliński emporte l’adhésion par sa voix aux aigus purs et puissants et ses prouesses dans un stupéfiant exercice de breakdance. La vieille nourrice travestie, figure familière des opéras baroques italiens, interprétée par le ténor anglais Stuart Jackson habillé en tailleur rose, produit un effet comique assuré !

Les rôles secondaires de confidents ne déméritent pas : le baryton Andrea Bonsignore en Argippo, le ténor néo-zélandais Jonathan Abernethy en Diarte et le Clerio Moro de l’Américain Tai Oney s’imposent tous trois.

La mise en scène de Jean Bellorini a valorisé avec délicatesse la dimension poétique de ce roman d’amour rocambolesque porté sur la scène lyrique, un divertissement à la fois léger et profond pour célébrer, selon ses propres termes, « les noces du sens et des sens, du théâtre et de la musique ». Le décor sobre de Jean Bellorini et Véronique Chazal se compose d’éléments évocateurs, ampoules suspendues des cintres, chaises, tours, grille métallique pour symboliser la prison ou le lieu de l’évasion, ainsi que d’un grand filet sur lequel se meuvent les personnages qui accentue l’instabilité permanente du monde affectif des héros. Les costumes inventifs de la malicieuse Macha Makeïeff déclinent sur scène cet univers savoureux des contradictions du cœur et de l’esprit et soulignent à leur tour, par leur coupe et leur matière, cet équilibre fragile entre le comique et le tragique qui habitent les destins humains.

Sur le plan de la configuration orchestrale, Erismena dispose d’un petit effectif de douze musiciens dont deux voix de dessus (deux violons) et les instruments habituels de la basse continue : trois luths et deux clavecins, un régale et un orgue. Le chef rappelle que Cavalli n’avait pas les moyens économiques pour étoffer davantage son orchestre… Leonardo Garcia Alarcón considère cet « opéra dans sa totalité comme un bijou parce que les récitatifs sont de petits ariosos. Et, à mon avis – poursuit-il - ce nouveau style est une proposition esthétique si nouvelle dans sa façon de mêler airs et récitatifs qu’aucun autre compositeur n’a pu la reprendre jusqu’à Mozart. La nouveauté réside dans la manière de traiter la mélodie dans le récitatif en particulier dans la façon de faire ressortir la noblesse de certains personnages, de différencier les castes sociales et de rappeler leurs origines même quand les personnages ne les connaissent pas. »

Comme Monteverdi, Cavalli a su mettre à profit le climat favorable à la création musicale à Venise, ville où l’art lyrique a connu à cette époque un développement exceptionnel, pour nous offrir avec Erismena sa deuxième œuvre dramatique et son premier triomphe. Des siècles plus tard, son opéra continue à nous charmer par la poésie romanesque de son livret et par la beauté de sa musique tant vocale qu’instrumentale qui se déploie sous les feux de la passion amoureuse qui l’anime.



Publié le 26 août 2017 par Margurerite Haladjian