Il Diluvio Universale • Nabucco - Falvetti

Il Diluvio Universale • Nabucco - Falvetti ©Jacques Duffourg-Müller
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Falvetti par Alarcón, il était une fois en rhétorique

C'est le tube de l'automne 2010. Le chef argentin Leonardo García Alarcón remet au jour – et au goût du jour – en l'Abbatiale d'Ambronay où sa Cappella Mediterranea a élu résidence, un oratorio d'un obscur compositeur calabrais installé en Sicile, Michelangelo Falvetti (1642-1692). Il Diluvio universale (Le Déluge universel), dialogue biblique à cinq voix et en quatre parties, créé à la Cathédrale de Messine en 1682, entreprend alors une carrière triomphale qui, de disque best-seller en tournées à guichets fermés, ne s'arrêtera plus. Enfin présentée, ce 29 juin, à la Chapelle Royale de Versailles, dans le cadre de son huitième (!) périple européen, la pièce poursuit un parcours devant la mener l'an prochain jusque dans la patrie d'Alarcón : au Teatro Colon de Buenos Aires, en Argentine.

Récit édifiant, traité dans un style madrigalesque volontiers spectaculaire, ce Déluge en dialecte sicilien s'articule autour des deux héros de la Genèse, Noé et son épouse Rad. Ceux-ci sont entourés en toute logique baroque de figures et allégories (Dieu, Mort, Justice Divine, Nature Humaine, Quatre Éléments), et d'un chœur aux saillies impressionnantes. Depuis l'exorde initial appelant le châtiment divin sur l'humanité pervertie jusqu'à la prière des rescapés dans l'Arche, en passant par la noyade des pécheurs dans les flots furibonds, Falvetti, dramaturge aguerri, recherche la concision, l'effet percutant. À cette fin, il théâtralise tout. Théâtre que les péroraisons des Éléments ou de Dieu, théâtre que les sensuels épanchements de Noé et Rad, théâtre que les chœurs véhéments – théâtre encore, cette fois du registre populaire, que l'emblématique Tarentelle d'une Mort déjantée et jubilatoire !

Le contraste n'est que plus saisissant avec le second dialogue remis en selle par Alarcón à Ambronay (2012), un Nabucco à six voix de 1683, repris le lendemain 30 juin en cette Chapelle où il était déjà venu l'an passé. Adapté par le librettiste Giattini du Livre de Daniel, ce drame serré se borne au songe anxieux de Nabuchodonosor et au martyre des trois jeunes amis du Prophète, Ananias, Azarias et Misaël, que le tyran fait jeter aux flammes pour prix de leur refus d'adoration. Autour d'eux, trois figures « seulement » (Euphrate, Idolâtrie, Orgueil), et un personnage neutre, le préfet Ariocos. Là où le Diluvio voit large, se veut épique, Nabucco concentre, place l'humain et une certaine liberté de penser en son cœur. Sa moelle est plus méditative qu'héroïque, intime que grandiose, individuelle que collective ; elle est même politique, des allusions à l'occupation espagnole de Messine pouvant y être devinées.

Musicalement aussi, Nabucco vise l'épure. Le manière héritée de Monteverdi ou de D'India s'estompe, les tableaux traités à la façon de Carissimi subsistent, mais leur poids n'est plus le même. En cause, de plus nombreuses pages d'une fulgurante beauté, dévolues à des solistes – autrement dit, des airs ; les trois garçons suppliciés, interprétés par trois sopranos, en chantent trois à la suite en apothéose de l'œuvre. Le chœur demeure présent, mais son rôle n'est plus d'être un moteur de l'action : juste un laconique (donc efficace) commentateur. L'introduction elle-même tranche sur celle du Diluvio ! À la place d'une exhortation musclée, une inoubliable aquarelle : l'ondoiement des eaux de l'Euphrate, d'un impressionnisme inouï, où violons puis flûtes tachètent tendrement l'espace sonore, avant que les trois allégories n'investissent la scène.

Au long de cet excitant marathon Falvetti – dont nous avions déjà rendu compte à son origine – Leonardo García Alarcón a pu s'appuyer sur une équipe performante et durable. Cela vaut bien sûr pour sa Cappella Mediterranea, ou le Chœur de Chambre de Namur qu'il dirige également, cela se vérifie aussi pour les chanteurs, dont la plupart sont de l'aventure depuis le début. Ce collectif de haut niveau s'est rodé sans rien perdre de sa fraîcheur : cela saute aux oreilles. En dépit des fréquentes reprises et d'une accumulation (méritée) d'honneurs ou récompenses, sous les ors de la Chapelle Royale ne se perçoivent ni routine, ni effet de rente. Au contraire, les quelques changements perceptibles vont tous dans le sens d'une variation de couleur, ou d'ampleur, bienvenue.

Le ténor Fernando Guimarães fait miroiter deux emplois complémentaires : l'amour de Noé pour Rad trahit une emprise pas forcément éloignée de la folie dont est possédé Nabucco. De ce dernier, le splendide Per non vivere infelice est ciselée avec toute l'ambiguïté requise, au point de susciter l'empathie envers un individu pourtant peu recommandable. Mariana Flores pour sa part a bonifié, s'il était possible, des dispositions déjà fortes envers ce baroque latin nourricier de la Cappella, qui lui va comme un gant. Toujours porté avec élégance, son matériau racé est devenu plus large, et son timbre capiteux paraît plus chamarré. Sa Rad entrelacée du Diluvio reste un modèle de galbe et de pudeur ; cependant, c'est l'Azarias du Nabucco qui emporte tout. À peine plus d'un seul air, un La mia fede où chaque note fait sens, si désincarné qu'il semble mordorer la totalité de la partition de sa lumière mystique, conquise degré par degré et ajourée de silences.

Caroline Weynants ne lui cède en rien. Issue du Chœur de Namur, remarquée dès les premières sessions, l'artiste a acquis tout ce qui fait la différence (parfois ténue, mais réelle) entre une choriste de grand talent se risquant à découvert, et une soliste de classe internationale portant son rôle tel un sacerdoce. Celui d'Ananias en la circonstance, première victime à tirer sa révérence, par un Tra le vampe dont les incantatoires effets de flammèches restent gravés dans la mémoire. Elle était aussi une extraordinaire Nature Humaine la veille. Sous les traits de Misaël, le troisième garçon, la gracieuse Lucia Martin Cartón irradie à l'avenant. Par deux fois, le fidèle Matteo Bellotto régale de sa basse noble – surtout en Dieu du Diluvio, où son apparition opératique à la tribune de l'orgue a fière allure. Autre basse, João Fernandes confère au Prophète Daniel une prestance impeccable. Tous les autres intervenants ponctuels sont dignes d'éloges.

Les deux contre-ténors méritent un sort particulier. Personnification de la Mort dans le Diluvio, seul protagoniste en costume (devinez lequel), Fabian Schofrin, pilier de la Cappella, obtient un succès légitime tant son abattage de mascotte est communicatif, et l'outrance comique de son chant, généreuse. Toutefois, Nabucco le voit renoncer sagement à la vocalité plus exigeante d'Ariocos, qu'il créa, et passer le flambeau à Christopher Lowrey. Déjà apprécié in loco dans trois rôles de l'Elena de Cavalli due au même Alarcón, le jeune homme recueille à l'applaudimètre un score en rapport avec ses moyens : considérable. Timbre riche et chaud, legato charmeur, coloratura expressive, précise et souple : voilà des atouts forts. Il en revendique d'autres. Le Diluvio, où il reprend la difficile Justice Divine, lui permet d'en projeter les décrets avec une cinglante autorité : son entrée Cedi Pietà, et un peu plus loin Tacete su, clouent l'auditeur sur sa chaise. Grande carrière en vue...

Qu'écrire au sujet du Chœur de Namur et de la Cappella Mediterranea qui ne soit redite ? Du premier, la plasticité et la cohésion jamais prise en défaut, même dans les parties les plus âpres et pointues du Diluvio, en font toujours une phalange parmi les plus en vue du continent. De la seconde, la rigueur musicologique et l'exigence organologique (cornets et sacqueboutes !) sont telles que Leonardo García Alarcón peut risquer quelque fantaisie, sans quoi l'art n'est que froid didactisme. À la source de son Falvetti Project, les larges options du continuo stimulent ainsi son imagination débridée. Gambes, violoncelle, contrebasse, orgue, clavecin, harpe, luth et archiluth – excusez du peu – édifient un soutènement arachnéen ; en son sein, chaque instrumentiste peut tisser avec ses partenaires des fils d'une exquise finesse.

Reste la clef de voûte : les percussions iraniennes de Keyvan Chemirani garantissent la stabilité – mieux, la logique du tout. Largement commentée, voire décriée, cette intrusion de zarb et autre darf se défend certainement, au regard des traditions d'une Sicile ouverte aux apports orientaux. Une approche raisonnée en déduira que cet exotisme de bon aloi, s'il n'ajoute rien de déterminant, ne retranche rien non plus. C'est une neutralité possible, mais seulement pour le Diluvio. Le Nabucco, d'un bout à l'autre duquel le percussionniste s'emploie, n'offre pas cette facilité ; dès le doux tapis sonore du prélude, le tapotement est là, obsédant, qui monte à la tête et ne la lâche plus.

Pourquoi s'en cacher, après quelques poignées de minutes, cela soûle jusqu'à agacer. Il faudra du temps pour que, doucement, le cerveau enfin séduit capitule. Cette soûlerie justement, cette hypnose, cette transe... voilà le dessein de ce chef d'œuvre, faire tituber l'auditeur à force d'ivresse ! Ivresse du pouvoir, vertige du doute, de l'insoumission, du sacrifice. En matière de rhétorique, Leonardo a toujours un sortilège d'avance.

Publié le 07 juil. 2016 par Jacques Duffourg-Müller