Fantaisies du Nord - La Rêveuse

Fantaisies du Nord - La Rêveuse ©Raymond Piganiol
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Fantaisies du Nord : Sonates de Buxtehude et Reincken

Les terribles blessures de la guerre de Trente ans sont à peine pansées qu'à partir de 1650, s'ouvre en Allemagne du Nord une période exceptionnelle de création musicale.

Dietrich Buxtehude (1637-1707), Johann Adam Reincken (1643-1722), Dietrich Becker (1623-1679), Johann Theile (1646-1724), Philipp Heinrich Erlebach (1657-1714), figurent parmi les plus importants compositeurs actifs dans le domaine de la musique instrumentale pendant la deuxième moitié du 17 ème siècle en Allemagne du Nord. Cette école allemande du Nord répond aux écoles italiennes (Francesco Cavalli, Tarquinio Merula, Giovanni Bertali), viennoise (Heinrich Biber, Nikolaus Faber, Giovanni Buonaventura Viviani) et françaises (Marin Marais, Sainte-Colombe). Ces influences italiennes et autrichiennes se traduisent par l'usage de parties de violon de plus en plus virtuoses. L'usage de la basse de viole dérive par contre de l'école française où cet instrument était très populaire. Ces œuvres généralement revêtent le genre de la sonate en trio (un violon, une basse de viole concertante et la basse continue) ou en quatuor (deux violons, une basse de viole concertante et la basse continue).

Chez la plupart des maîtres d'Allemagne du Nord (Reincken, Becker, Erlebach) l'architecture de ces œuvres reflète aussi cette double influence italienne et française. Ces sonates, appelées ainsi par leurs auteurs, débutent par une première partie appelée sonata, à l'italienne, avec trois mouvements (parfois plus) alternant les tempos lents et rapides et se terminent par une suite de danses à la française, comportant une allemande, une courante, une sarabande et une gigue.< /p>

Chez Buxtehude, cette coupe existe assez rarement. Le plus souvent les œuvres de ce compositeur comportent une suite de mouvements rapides et lents avec généralement au moins une chaconne, structure dont Buxtehude raffolait.

Un aspect très intéressant chez Reincken et Buxtehude, consiste en la présence dans les œuvres de ces auteurs d'intermèdes confiés à un instrument soliste, violon ou basse de viole, consistant en improvisations très libres et fantaisistes comportant des passages répétitifs ad libitum. Ces improvisations relèvent du Stylus Phantasticus, défini par Johann Mattheson (1681-1764) comme un art de la liberté et des contrastes que l'on retrouve aussi chez les musiciens viennois (Biber, Faber) ou praguois (Jan Frantisek Vojta).

L’œuvre de musique de chambre instrumentale de Buxtehude est conséquente. Elle comporte avant tout les opus 1 et opus 2, publiés en 1694, comportant, tous les deux, sept sonates pour un violon, une basse de viole et le continuo, écrites dans les sept tonalités de la gamme diatonique en commençant par fa (fa, sol, la, si bémol, do, ré, mi). Les parties de violon et de viole de gambe sont virtuoses, parfois très difficiles. La basse de viole utilise tous les registres de sa tessiture. La plus remarquable est peut-être la sonate n° IV en si bémol majeur de l'opus 1 dont le premier mouvement est une magnifique chaconne d'une éblouissante virtuosité répétant seize fois un ostinato de sept mesures à la basse du clavier. Six autres sonates, appelées sonates manuscrites, font partie d'un fond de la librairie universitaire d'Uppsala, recueil qu'un collectionneur suédois constitua à partir de plusieurs envois de Buxtehude lui-même. Parmi ces partitions, on trouve deux sonates en trio, BuxWV 272 et BuxWV 273 pour violon, basse de viole concertante et continuo, une sonate en trio BuxWV 267 pour basse de viole, violone concertant et continuo ainsi que trois sonates pour deux violons, une basse de viole et continuo, BuxWV 266, 269, 271. Ces six sonates dateraient des années 1680.

Au programme du concert de La Rêveuse figuraient la sonate en trio en la mineur BuxWV 272, deux sonates pour deux violons, basse de viole et continuo (en do majeur BuxWV 266 et en sol majeur BuxWV 271).

La Sonate en trio BuxWV 272 en la mineur adopte le plan de la sonate classique en trois mouvements et débute par une magnifique chaconne, basée sur un ostinato solennel de quatre mesures à 4/4 qui sera répété vingt six fois sans changements par la basse du clavecin. Sur cet ostinato très expressif, le violon et la viole de gambe sur un pied d'égalité se livrent à d'habiles variations rythmiques et mélodiques. Après un court Adagio débute un troisième mouvement basé sur un ostinato de quatre mesures à 3/2. Cette passacaille frappe par sa majesté, sa beauté mélodique et son caractère de danse aristocratique. La partie de violon comporte des variations écrites en triples cordes aux harmonies très intenses que le violoniste Stéphan Dudermel joue avec beaucoup d'engagement et de sentiment. Dès cette sonate, on constate que la basse continue s'adapte au caractère des mouvements, les mouvements rapides sont le plus souvent accompagnés par le clavecin tandis que les adagios sont accompagnés par l'orgue ce qui oblige le claviériste (Clément Geoffroy) à migrer d'un clavier à l'autre avec célérité pendant toute la durée du concert.

La sonate en quatuor BuxWV 266 en do majeur, que l'on pourrait appeler quasi una fantasia, consiste en dix mouvements très libres, alternant tempos lents et rapides, comportant un fugato, des improvisations, une superbe chaconne presto, sommet de l’œuvre, avec dans trois de ses variations, d'inquiétants chromatismes.

Ce programme Buxtehude se terminait en beauté avec la ravissante sonata en quatuor dans la tonalité ensoleillée de sol majeur BuxWV 271. Elle débute avec un joli fugato très aéré (joué deux fois) dans lequel on entend très bien les parties instrumentales. Après un solo du premier violon, improvisation très stylus phantasticus et un court Adagio, débute un remarquable Allegro sur une basse obstinée, chaconne ou bien passacaille, à l'auditeur d'en décider! Le premier violon (Stéphane Dudermel), accompagné du seul théorbe, expose un thème d'une beauté lancinante qui se grave immédiatement dans la mémoire et qui ensuite ne la quitte plus. Curieusement, comme écrit dans la partition, le second violon (Olivier Briand) joue de nouveau cette exposition sans aucun changements mais avec un son tout différent. Lors du troisième exposé du thème, tous les instruments sont réunis et une sensation indicible de plénitude et d'euphonie en résulte. Buxtehude a encore une fois frappé fort avec un nouveau tube mais il est coutumier du fait comme le montre son fameux alleluia Der Herr ist mit mir, BuxWV 15. Un tel mouvement, basé sur la beauté mélodique me semble refléter une nette influence italienne. Après une nouvelle improvisation de second violon, cette sonate en forme d'arche se termine avec un deuxième fugato très joyeux.

Johann Adam Reincken était surtout connu par sa musique religieuse et par ses compositions pour orgue. On trouvera des informations intéressantes sur la carrière de Reincken dans le blog Passée des Arts. Un petit nombre d’œuvres de musique de chambre de Reincken a survécu. Parmi elles, le Hortus musicus, recueil de six sonates pour deux violons, basse de viole et continuo a été composé à Hambourg en 1687. Les deux sonates interprétées, la n° I en la mineur et la n° IV en ré mineur, suivent exactement le même plan. Ces deux sonates se distinguent facilement des œuvres de Buxtehude: l'allure générale est plus sévère, le contrepoint me paraît plus serré, les couleurs sont riches mais sombres. Après une introduction Adagio, on entend un fugato très savant dans lequel les entrées du sujet se répètent ad infinitum de manière quasi obsessionnelle. Un deuxième mouvement lent consiste en deux solos magnifiques de Stéphane Dudermel au premier violon et de Florence Bolton à la basse de viole, cette dernière accompagnée simplement par le théorbe de Benjamin Perrot. Ces solos ont des allures d'improvisations qui me rappellent certaines musiques d'Europe Centrale.


© Nathaniel Baruch

Le contraste était vif entre la rigueur du fugato et le caractère plus aimable des danses (allemande, courante, sarabande) qui suivent. Une même progression harmonique est détectable dans ces trois pièces. La gigue monumentale qui termine la sonate n° IV a été une révélation pour moi. Ses harmonies souvent modales, son contrepoint complexe, sa tension extraordinaire de la première à la dernière note, ses marches harmoniques anguleuses témoignent du très grand talent de Reincken. Il n'est pas étonnant que Jean Sébastien Bach ait été intéressé par ces œuvres au point de les transcrire en incluant des ornements de son cru. Par la qualité de leur jeu, les instrumentistes ont exprimé en plénitude le caractère savant et les affects de ces sonates extraordinaires.

Les cinq instrumentistes, rompus à cette musique d'Allemagne du Nord, ont régalé le public d'une interprétation splendide, à la fois virtuose et sensible. La sonorité des deux violonistes, Stephan Dudermel et Olivier Briand, était enthousiasmante et leur intonation optimale. Florence Bolton a tiré de sa basse de viole a six cordes des sons admirables. Au début du concert, il m'a semblé que la basse de viole, notamment dans la sonate en la mineur de Reincken, était un peu en retrait, mais ensuite la conduite des voix et l'équilibre entre les parties sont devenus parfaits et ont réussi à toucher le public en profondeur. C'est toutes forces déployées que les instrumentistes ont pu s'exprimer dans la gigue qui terminait le programme.

En définitive, l'ensemble La Rêveuse a pleinement rendu justice à deux compositeurs parmi les plus attachants de la deuxième moitié du 17ème siècle.



Publié le 04 mars 2019 par Pierre Benveniste