Les Fantômes de Versailles - Corigliano

Les Fantômes de Versailles - Corigliano ©Karli Cadel
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La Révolution française revue d’Amérique

A l’occasion de la saison de son 250ème anniversaire, l’Opéra Royal nous propose de découvrir une œuvre contemporaine en lien étroit avec le château de Versailles. Créés à l’occasion d’un autre anniversaire, le centenaire en 1991 du Metropolitan Opera de New-York, Les Fantômes de Versailles font revivre les personnages du Barbier de Séville et des Noces de Figaro autour du couple royal dans quelques épisodes imaginaires de la Révolution Française et de la mort de Marie-Antoinette… Le livret de William M. Hoffman n’a aucune prétention de véracité historique : l’époque révolutionnaire fournit seulement le cadre de l’intrigue, et l’épisode historique de la mort de Marie-Antoinette. Sur cette trame se greffe un improbable amour de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732 – 1799) pour la souveraine. Le célèbre auteur remodèle ses œuvres pour déclencher l’intervention bienveillante des personnages de La Folle Journée, qui veulent vendre le collier de la Reine (oui, le célèbre collier, que la Reine n’a jamais eu en sa possession, puisqu’il s’agissait d’une escroquerie montée par une courtisane de Versailles envers le cardinal de Rohan) afin de favoriser sa fuite ! Tentons de résumer l’intrigue en quelques lignes :

Fantômes de Versailles, Louis XVI et Marie-Antoinette viennent au théâtre de la Reine du Petit Trianon pour assister à une création de Beaumarchais. Ce dernier déclare aussitôt son amour pour la Reine, et annonce pouvoir modifier le destin tragique de celle-ci grâce à l’intrigue de son nouvel opéra, Un Figaro pour Antonia. Nous y retrouvons, vingt ans après l’époque des Noces, la famille Almaviva. Elle s’est agrandie de deux jeunes personnages : Léon, fils de Rosine et de Chérubin, et Florestine, fille illégitime d’Almaviva. Le comte a promis sa fille à son ami Bégearss, que Figaro et Suzanne soupçonnent à propos d’être espion révolutionnaire. Il s’est aussi engagé dans un plan compliqué pour vendre le collier de la reine à l’ambassadeur d’Angleterre, lors d’une réception de l’ambassadeur de Turquie. Bégearss et son valet Wilhelm projettent d’arrêter le comte lors de cette transaction. Beaumarchais explique alors son scénario à la souveraine : Figaro arrêtera Bégearss, les jeunes amants se marieront, et la Reine sera libérée et s’embarquera pour le Nouveau Monde, où Beaumarchais s’emploiera à la divertir. Le roi laisse éclater sa jalousie et tue Beaumarchais lors d’un duel ; mais cela est sans importance puisqu’ils sont déjà tous deux morts ! A l’ambassade de Turquie, Figaro empêche le comte d’approcher de l’ambassadeur anglais, et lui dérobe le collier.
A l’acte II, l’intrigue déraille : Figaro refuse de se soumettre au texte de Beaumarchais, et veut vendre le collier pour aider les Almaviva à s’échapper. Afin de le contraindre, Beaumarchais rentre lui-même dans l’intrigue. Suite à sa trahison avérée, le comte retire la main de sa fille à Bégearss. De rage, ce dernier envoie les Almaviva rejoindre Marie-Antoinette dans sa prison. Beaumarchais ne peut s’y opposer : il a perdu ses pouvoirs pour être rentré dans l’intrigue. Il parvient néanmoins à s’échapper avec Figaro. En prison le comte se réconcilie avec Rosine ; celle-ci projette avec Suzanne et Florestine d’utiliser leurs charmes pour séduire Wilhelm et lui voler ses clés. Tous sont arrêtés à nouveau par Bégearss, à la tête d’une foule populaire. Mais Figaro parvient à retourner la situation, qui semble perdue, en dénonçant Bégearss à la foule : celui-ci s’est approprié le collier non pour nourrir les pauvres mais pour lui-même. Le peuple l’arrête à son tour. Les Almaviva s’échappent, et Beaumarchais, ayant récupéré les clés de sa cellule, s’apprête à libérer la Reine. Mais celle-ci refuse de changer le cours de l’ Histoire : le pouvoir de l’amour de Beaumarchais l’a libérée de ses peurs, et lui fait désormais accepter son destin. Elle lui déclare à son tour son amour ; les deux amants seront unis au paradis. Les événements se poursuivent selon le cours prévu : la Reine est exécutée, les Almaviva s’enfuient en Amérique avec Figaro et Suzanne.

Une lecture rapide de ce livret pourrait nous inciter à penser que nous sommes devant une transposition hollywwodienne où se mêlent confusément une Marie-Antoinette à la Coppola, un Beaumarchais séducteur impénitent (ce qu’il était plus ou moins…) et des relents de collier de la Reine venus tout droit du roman (à peu près aussi fantaisiste) d’Alexandre Dumas. Si l’on accepte de faire définitivement abstraction de la réalité historique, cette intrigue complexe nous a paru plutôt habilement bâtie. D’abord, sa mise en abyme (l’opéra dans l’opéra) est évidemment d’inspiration tout à fait baroque. Elle permet de naviguer sans cesse entre pseudo-réalité et spectacle, avec quelques épisodes narquois (quand Beaumarchais perd le contrôle de l’intrigue, puis se mêle directement à ses personnages, au second acte). Ensuite, parce que sa construction, soignée, semble directement inspirée de celle des Noces : coups de théâtre, intrigues amoureuses menées par les femmes, grand final du premier acte qui s’achève dans la confusion. Au plan musical, John Coriggliano insère dans son écriture contemporaine de nombreuses réminiscences musicales de Mozart et de Rossini. La réception à l’ambassade de Turquie, qui clôt le premier acte, constitue une mise en abyme supplémentaire, puisque nous y assistons au tour de chant de la pulpeuse Samira. On retiendra aussi les longs numéros solos des artistes, notamment de la Reine, de la comtesse, ou de Bégearss, sorte de démiurge révolutionnaire ivre de pouvoir et de domination.

La mise en scène de Jay Lesenger s’emploie à nous clarifier la lecture du livret : un rideau translucide matérialise la frontière entre l’opéra représenté et l’existence irréelle des fantômes, il se relève pour faire place au spectacle dans le spectacle. Le décor de fond de scène, avec ses portes dérobées, évoque assez fidèlement l’univers des Noces. Autour des fantômes, quelques sièges de style nous rappellent que nous sommes au théâtre de la Reine, en présence des souverains. De part et d’autre de la scène, deux grands panneaux se faisant face supportent les portraits en grisaille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et des bras de lumière qui évoquent évidemment le château de Versailles. On retiendra encore le poignant montage pour la scène finale de l’échafaud. Les costumes de Nancy Leary soulignent eux aussi les frontières de l’intrigue, avec d’éclatants habits blancs pour les souverains, et des tenues colorées pour la famille Almaviva, Figaro et Suzanne. La noirceur de la personnalité de Bégearss est annoncée d’emblée par ses tenues sombres. L’ensemble est plaisant à l’œil. Les lumières de Robert Wierzel collent également de près à l’intrigue : tandis que l’opéra est largement éclairé, les fantômes évoluent toujours dans une demi-obscurité, qui met en valeurs leurs tenues claires. A la fin du second acte, la fusion complète entre le spectacle et le drame et le cadre de la prison puis de l’échafaud appellent des lumières sombres, aux effets bien maîtrisés.

Côté chanteurs les voix sont mises à rude épreuve, avec de longs solos, et la difficulté qu’on imagine à conserver la ligne de chant en l’absence de véritable accompagnement instrumental. Force est de reconnaître que les interprètes semblent rompus à l’exercice, et qu’ils s’en acquittent avec une aisance impressionnante. De Teresa Perrotta, Marie-Antoinette à l’incontestable dignité qui remplace au pied levé Yelena Dyachek dans le rôle, on retiendra tout particulièrement au premier acte la poignante évocation de l’horreur révolutionnaire, et le duo d’amour avec Beaumarchais, qui va provoquer le duel avec Louis XVI. A la fin du second acte, elle campe une reine apaisée et sereine, qui accepte avec courage son destin. Autre grand rôle féminin, la Suzanne de Kayla Siembieda nous gratifie d’un grand air, pour le coup assez mélodique, et suivi d’un charmant duo avec la comtesse, au second acte, qui recueilleront de justes applaudissements. Mais sa prestation la plus frappante est sans doute son apparition en Samira, chanteuse orientale aux ondulations provocantes lors de la réception de l’ambassadeur turc, accompagnée par un rythme évoquant une improbable « danse du ventre » !


Beaumarchais agenouillé devant la Reine

Chez les hommes, Peter Morgan, basse à la voix énergique, incarne avec conviction un Louis XVI tour à tour débonnaire puis belliqueux. Ben Schaefer s’acquitte impeccablement du rôle de Figaro, serviteur roué et toujours plein de ressources, déguisé en danseuse orientale durant la réception de l’ambassadeur turc ! Nous avons apprécié son abattage dans son grand air du premier acte, pastiche de Corigliano de l’air du Barbier, qu’il chante juché sur un escabeau. Christian Sanders campe de sa haute stature un Bégearss dominateur et cynique, qui fait l’éloge du ver (!) tandis que son domestique astique méticuleusement ses bottes : beau numéro vocal et scénique ! Jonathan Bryan enfin incarne avec force un Beaumarchais amoureux et sûr de son talent d’auteur, face à une intrigue qu’il voit pourtant lui échapper. On retiendra tout particulièrement son duo avec la Reine au premier acte, et son grand air du second acte où il décrit pour elle le progrès de la science au XIXème siècle.

A la tête de l’Orchestre de l’Opéra Royal, Joseph Colaneri entraîne sans barguigner instrumentistes et chanteurs dans cette partition complexe, dont il maîtrise la distribution mouvante entre les différents instruments. Il veille également à un bon équilibre sonore entre chanteurs et orchestre, dans lequel les voix sont mises en valeur.

Ce soir-là et pour notre plus grand plaisir, les Fantômes de Versailles sont revenus hanter cet Opéra Royal dans lequel ils avaient fêté leur épousailles il y a deux siècles et demi.



Publié le 09 déc. 2019 par Bruno Maury