La Harpe de David - Benedetto Marcello

La Harpe de David - Benedetto Marcello ©Valérie Godefroy
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L'émouvante tradition baroque du Ghetto

On le sait, Venise n'avait pas craint d'offrir l'hospitalité aux Juifs malgré l'interdit papal. Ce point constituait même l'un des aspects du conflit de la Sérénissime avec la Papauté. Cette tolérance était certes toute relative, puisque les Juifs furent vite cantonnés dans le quartier du Ghetto (la Fonderie), dans lequel ils étaient enfermés la nuit, et elle était principalement inspirée par le souci de développer le commerce avec l'Orient qui faisait la fortune de la cité lagunaire. Mais elle a permis à une communauté de se fixer, et de cultiver ses riches traditions, notamment religieuses et musicales.

De son côté Benedetto Marcello (1686 – 1739) était une sorte « d'amateur éclairé » vénitien. Né dans une famille noble et ayant suivi des cours de droit, il s'est adonné par plaisir et par goût à la composition musicale, dans laquelle il rencontra un succès indéniable. Ses compositions circulèrent rapidement dans toute l'Europe, où elles furent appréciées de Telemann ou de Bach. Ce dernier avait même transcrit ses Concerti Grossi.

Désirant mettre en musique les psaumes de David pour son Estro Poetico Armonico, Benedetto adopta une démarche originale en de nombreux points. Tout d'abord il renonça au texte latin, au profit de vers en italien composés par le poète Ricardo Ascanio Giustiniani. Ensuite il fit appel aux mélodies issues des traditions askhénazes et séfarades présentes dans le Ghetto, qu'il sera le premier à noter, les sauvant ainsi d'un oubli probable. On peut aussi noter que le culte juif n'échappait pas à l'atmosphère musicale qui baignait la Venise du XVIIème siècle. Ainsi le rabbin Leo da Modena avait-il soutenu l'usage de la voix et des instruments dans la synagogue, en invoquant fort justement le précédent du roi David, emblème de la tradition juive.

Le programme proposé par l'Ensemble Fuoco E Cenere nous offre quelques-unes des plus belles pages de l'Estro Poetico Armonico, entrecoupées de deux sonates du même compositeur. Après une impressionnante interpellation a capella en hébreu lancée derrière un des piliers de l'église, le chant de la mezzo Rinat Shaham entame le largo du psaume 18 O Immaculata e pura. Le timbre fortement cuivré apporte d'emblée l'atmosphère de recueillement qui sied à une invocation, tandis que la diction soignée, aux intonations bien marquées, donne vie au texte. La sonate n° 11 en do mineur nous offre un brillant exemple de l’extraordinaire complicité des quatre instrumentistes. Dans le largo empreint d'abandon, les théorbes de André Henrich et Mike Fentross soulignent discrètement mais efficacement les plaintes lancinantes des violes. Dans le presto plus rapide qui suit, ces deux dernières enchaînent leurs attaques parfaitement à l'unisson, sous les archets agiles de Ronald Martin Alonso et de Jay Bernfeld. Le grave et le presto qui enchaînent confirment cette saisissante unité.

Rinat Shaham développe dans le psaume 15 la belle palette de son expressivité : le récitatif est déclamé avec une grande conviction, l'aria risoluto Pera ogni lor memoria affiche une belle détermination, vite tempérée par la solennelle invocation Tu, mio Signor, elle-même suivie, après un court récitatif, d'une bénédiction emplie d'une illumination toute intérieure (Benedetto, tu, o Signore), L'aria Percio riempiesi nous emmène dans son atmosphère d'allégresse, l'incantation en hébreu des Juifs allemands nous plonge dans un émouvant mystère, et le psaume s'achève sur un impérieux De la vita. L'agilité de la mezzo à traduire ces différentes atmosphères sera évidemment saluée de nombreux applaudissements.

La seconde partie du programme s'ouvre sur la sonate en si bémol majeur. Les accords lents de l'adagio confirment la parfaite harmonie des instrumentistes, tandis que le presto s'illumine de violes virtuoses, dont les attaques déterminées ne se déparent pas d'une incroyable légèreté. Après un court largo, le second presto offre une nouvelle démonstration de virtuosité instrumentale sans faille.

Rinat Shaham revient sur scène pour le psaume 21. Elle expose avec talent une palette renouvelée de couleurs : le Volgi mio Dio est emprunt de la solennité de l'invocation, tandis que l'adagio Le grida est chanté comme dans une fuite éperdue, qui évoque le combat intérieur retracé dans les vers. La raison revient vite avec le récitatif Nel giorno, qui prélude à la proclamation E pur tu, aux ornements étirés, bien soutenus par la ductilité impressionnante des violes. Le long récitatif A me sol tocca s'anime peu à peu, pour déboucher sur les arias emportés Quai Giovenchi et Quai feroci mastin. Puis la voix se pose, plaintive, désespérée, pour mieux suggérer la douleur (Forar le mani mie). Après une nouvelle invocation en hébreu des Juifs allemands vient un double appel chargé d'espérance par une voix chaude et lumineuse : Signor non tardi, et Di costoro. Comment résister à l'appel d'une telle voix ?... La plénitude et la reconnaissance sont donc au rendez-vous pour le grand largo Io dunque alto Signor, tandis que la proclamation finale est servie avec détermination, dont la vigueur éclatante de la projection fait contraste avec la finesse et la retenue des précédents airs.

Enthousiaste, le public de Froville entama une série d'applaudissements qui conduisirent à de nombreux rappels. En bis Jay Bernfeld offrit en compagnie des deux théorbistes une nouvelle démonstration des qualités instrumentales de son Ensemble Fuoco E Cenere.

Publié le 06 juin 2016 par Bruno MAURY