Il Giasone - F. Cavalli

Il Giasone - F. Cavalli ©GTG / Magali Dougados
Afficher les détails
L'Amour dans tous ses états

Fruit de la collaboration entre le compositeur Francesco Cavalli et le librettiste Giacinto Andrea Cicognini, Il Giasone connut en son temps un succès extraordinaire, avec pas moins de dix-huit représentations l'année de sa création à Venise, et une trentaine de productions en Italie entre 1649 et 1690. Autre indice de sa faveur auprès du public, l'ouvrage fut également repris et remanié par Alessandro Stradella en 1671 (Il nuovo Giasone). Cicognini, d'origine florentine mais résident à Venise, appartenait à l'Accademia Delfica de la Sérénissime comme Busenello, Aureli ou Minato, autres librettistes fameux de cette époque, Tous connaissaient et appréciaient la richesse du théâtre espagnol de l'époque (Lope de Vega, Calderon), et n'hésitaient pas à mettre leur plume au service de l'indépendance de la Sérénissime envers Rome, dans un conflit politique et religieux qui avait notamment abouti à l'expulsion des Jésuites au début du XVIIème siècle.

Cicognini propose une relecture du mythe grec à travers une grille érotique et comique, qui fait du héros le prototype du personnage abandonné à la jouissance des sens et incapable de décider ou d'entreprendre : c'est le héros efféminé, qui caractérise les opéras de Cavalli. Par dérision il est incarné par un castrat, tradition qui perdurera jusqu’au XVIIIème siècle, bien que le héros ait retrouvé un caractère exemplaire à la faveur de la réforme de l'opéra intervenue à la fin du XVIIème et qui a donné naissance à l'opéra seria. Ainsi c'est Médée qui pousse Jason à dérober la Toison d'Or, et c'est aussi Médée qui, après avoir vainement tenté de faire assassiner sa rivale Hypsipyle (Isfile dans l'opéra) poussera Jason à retrouver celle-ci, tandis qu'elle-même décide de retrouver son époux Egée, perdu d'amour pour elle. Autour de ces personnages principaux, de nombreux confidents et serviteurs chantent les joies de l'amour sous tous ses aspects, y compris physiques, telle la nourrice Delfa, nymphomane en quête perpétuelle d'aventures malgré son âge canonique...

Après plus de trois siècles d'oubli du compositeur vénitien, Il Giasone a participé à sa redécouverte à la fin du vingtième siècle. René Jacobs l'a enregistré en 1998 chez Harmonia Mundi). Une production scénique de 2010 à Anvers (dans une mise en scène de Marianne Clément, avec Christophe Dumaux dans le rôle-titre) a fait l'objet d'un DVD (sorti en 2012 chez Dynamic). Plus récemment, en 2013 une production de l'opéra de Sydney (avec David Hansen dans le rôle-titre) a été gravée en CD (disponible chez Pichgut Opera). On attendait toutefois avec une certaine impatience la production du Grand Théâtre de Genève pour cette saison 2016-2017, qui annonçait Leonardo Garcia Alarcón à la tête de Capella Mediterranea. Le chef et son ensemble s'étaient déjà illustrés dans la recréation de deux opéras de Cavalli : Elena au Festival d'Aix en 2013 (production prolongée d'une tournée triomphale dans les principales villes françaises), et très récemment Eliogabalo à l'Opéra Garnier (pour la rentrée de la saison 2016).

Edifié dans le quartier des institutions internationales pour suppléer un Grand Théâtre en travaux, l'Opéra des Nations offre son cadre moderne et dépouillé à ces représentations. Il convient de souligner la surprenante qualité acoustique de cette construction de bois qui porte admirablement les instruments et les voix, sans réverbération et sans froideur, et qui peut sans rougir se comparer à celle des meilleures salles baroques comme l'Opéra Royal de Versailles. Les rondes sonorités des cordes de Capella Mediterranea s'y déploient avec volupté, la harpe s'y égrène avec bonheur, et même les discrets archiluth et théorbes y sont bien présents. Les saillies des cornets ou des flûtes ponctuent avec bonheur la partition, à laquelle le maestro Alarcón imprime un rythme soutenu, au gré des rebondissements de l'intrigue. Les coupures du livret original ne se font pas ressentir, l'intrigue comme la partition conservent leur cohérence et leur dynamisme. Les moments forts (comme le lamento de Giasone au premier acte, ou l'invocation des forces infernales par Médée au second) constituent de vrais morceaux d'anthologie en termes d'orchestration (avec notamment la saisissante intervention des cornets à bouquin dans l'invocation de Médée). Les percussions offrent une brillante démonstration au milieu du second acte, lors de la tempête déclenchée par Eole, en maniant sur scène la superbe machine à vent prêtée par le théâtre de La Fenice. Une nouvelle fois Capella Mediterranea et son chef affirment leur incontestable savoir-faire pour restituer la verve déclamatoire et la beauté des airs qui caractérisent les partitions de Cavalli.

La mise en scène de Serena Sinigaglia offre un délicat équilibre entre les moyens minimalistes des représentations vénitiennes de l'époque, dans des théâtres aux proportions réduites, et la part de merveilleux et d'imaginaire indispensable pour attirer le public à ces représentations. Côté minimaliste, le décor est réduit à quelques rochers au centre de la scène et aux nuages qui l'encadrent ; une toile de fond évoque le ciel de l'Olympe (et rappelle que les dieux sont « aux manettes » de cette intrigue). Elle a été conçue par Ezio Toffolutti à partir d'une esquisse de décor de Torelli qui nous est parvenue. Y répondent les costumes simples des principaux personnages, comme l'habit de marin de Jason. Le merveilleux renvoie à l'opéra de cour, moqué dans le prologue de la partition où Soleil et Amour se disputent comme de vulgaires humains. Il se manifeste dans les flamboyants costumes de cuir coloré du Soleil, de Jupiter et d'Eole, ou le vol des deux colombes, maniées depuis des bâtons, autour de Médée et Jason, dans la pénombre du début du troisième acte. Entre ces deux pôles des allusions satiriques omniprésentes soulignent le caractère résolument comique de ce dramma per musica : un Amour empâté dans une combinaison boudinante, qui exhibe un sexe ridicule, un Hercule tatoué jusqu'aux yeux, le ballet incessant des deux berceaux doubles au troisième acte... Cet humour empreinte parfois des voies plus raffinées, comme le caractère suranné des vêtements de style colonial années 1920 d'Hypsipyle et de ses suivantes quand elles débarquent à la recherche de Jason. On retiendra aussi l'intéressante contribution de la troupe de figurants (masculins et féminins), qui appuie à propos la progression de l'intrigue par des pantomines et des déplacements, et anime de courts ballets à la fin de chaque acte ou d'autres moments spectaculaires (comme le déclenchement des vents d'Eole). Ce mélange habile et singulier donne vitalité à l’œuvre scénique de Cavalli, tout en la resituant précisément dans le registre historique et lyrique de son époque.

Du côté des chanteurs le plateau s'avère à la hauteur de l'ambition orchestrale et scénique, avec des interprètes tous mûs par une forte expressivité. Dans le rôle-titre de Giasone, Valer Sabadus campe avec un grand naturel ce héros lascif, indécis entre ses deux femmes (qu'il a chacune fécondée de deux jumeaux !), et qui tripote aussi à l'occasion Hercule... Son timbre clair traduit à merveille les fragilités du personnage, en particulier son embarras au troisième acte lorsque les deux femmes s'affrontent. Tout au long de la pièce le contre-ténor manifeste un sens aigu de la composition théâtrale, adaptant avec aisance son jeu et son timbre. Le Delizie, contenti, tant attendu, chanté les yeux bandés, constitue un moment délicieux, dont les magnifiques aigus filés sont tout emplis de sensualité, tandis que le timbre prend ensuite l’assurance nécessaire pour partir dérober la Toison d'Or (Affetti singolari). Mentionnons encore le beau récitatif accompagné O di grazie adorate lorsque Médée lui révèle qu'elle est la belle inconnue de ses amours nocturnes. Le timbre mat de Kristina Hammarström convient bien à Médée, et sa bonne projection appuyéée sur une diction précise résonne de noirs accents dans l'invocation aux dieux de l'enfer (Dell'antro magico). On aurait en revanche aimé retrouver les attaques mordantes et la ligne de chant plus dynamique à laquelle la mezzo nous avait habitués chez Haendel ou Vivaldi, et qui lui font ici défaut. L'Isfile (Hypsipyle) de Kristina Mkhitaryan se révèle parfaitement à son aise dans son rôle d'épouse abandonnée à la poursuite de son époux infidèle ; dès sa première apparition son timbre de soprano s'émaille des éclats de la colère (Ferma, ferma, crudele), sa voix nacrée et enjouée fait merveille dans la scène du sommeil (Lassa, che far degg'io ?) et dans le quiproquo burlesque qui s'ensuit. On retiendra encore les beaux aigus du E che sperar poss'io. Pour achever le tour des personnages principaux, l'Egeo de Raùl Giménez, portant beau dans un costume ivoire de séducteur latin et coiffé d'un panama, est tout à fait convaincant. Le ténor affiche un médium bien rond et expressif dans son désespoir, avec des attaques énergiques qui portent des aigus percutants (Si parte, e mi deride ?, plaintivement accompagné par l'archiluth, et Perch'io torni a languir, qui dévoile l'étendue du timbre).

Mais on le sait, dans les opéras de Cavalli les personnages secondaires sont les plus truculents. D'emblée il convient de décerner une mention spéciale à Dominique Visse, impayable nourrice érotomane (Delfa) toujours prête à chanter les louanges de l'amour physique et à le pratiquer ! A la moindre occasion elle écarte sans vergogne ses grosses cuisses pour se juger sur un homme allongé ! La voix de fausset ajoute au comique, dans des arias aux paroles croustillantes (Vol il tempo au premier acte, l'inénarrable Godi, godi au second acte, et le Perché sospiri au troisième). L’Amour de Mary Feminear mérite également un accessit pour sa truculence ingénue. Son timbre cristallin culmine dans de beaux aigus perlés dans le Giove, Eolo, anch'io (second acte). Mariana Florès campe une Alinda superlative. De son éclatant timbre de soprano aux aigus généreux elle fait l'éloge de l'amour avec grâce et sensualité ; chacune de ses interventions est un pur moment de bonheur (tout particulièrement Per prova so, au début du second acte, et Quanti soldati au final). Son état de future maman, à peine perceptible dans son costume de scène, ne semble nullement ralentir sa fougue naturelle et ses déplacements incessants.

Au chapitre du burlesque le numéro du jeune ténor Migran Agadzhanyan dans le rôle de Démos mérite une mention particulière. Il incarne avec verve le serviteur bossu, bègue et lubrique d'Egée, qui proclame sa condition jugé sur deux acrobates tête-bêche (E gobbo io sono, au premier acte). Son récit du naufrage du navire d'Egée, au second acte, entrecoupé de bégaiements, est un morceau d'anthologie ! La voix est bien ronde, la projection assurée, et le jeu de scène convaincant. Autre jeune soliste en résidence à Genève, la jeune basse Alexander Milev prête sa voix pleine de vitalité, aux graves profonds et bien ronds (O Giasone, au premier acte), au court rôle d'Hercule. Son jeu théâtral est également bien expressif. Willard White incarne à la fois Oreste (confident d'Hypsipyle) et Jupiter. Son intervention lors de la scène du sommeil d'Hypsipyle révèle des graves charmeurs (Vagghi labbri), tandis que son apparition emplie de noblesse au début de la scène des vents d'Eole met en valeur une déclamation sans faille (La regina di Lemno). Enfin les courtes interventions de Günes Gürle en capitaine des gardes de Jason (Besso) dévoilent un timbre de baryton bien assis dans le médium, et une diction soignée.

Au terme d'un final endiablé, le public a longuement et chaleureusement applaudi l'équipe artistique, tandis que l'orchestre continuait à jouer quelques pages en sourdine. Ce succès devrait déboucher, espérons-le, sur de nouvelles représentations (sur des scènes françaises ? Les décors semblent en tous cas aisément transportables et facilement transposables, compte tenu de leur modestie), voire à un enregistrement DVD afin de partager cette belle production auprès d'un public plus large.

En attendant l’œuvre reste à l'affiche de l'Opéra des Nations jusqu'au 7 février prochain. La représentation du 3 février sera retransmise en direct sur ARTE Concert à partir de 19 h 30, suivie le 18 février à 20 h 00 d'une retransmission sur les ondes de la RTS. A ne pas manquer !



Publié le 28 janv. 2017 par Bruno Maury