Giulio Cesare - Haendel

Giulio Cesare - Haendel ©Frank Stefan Kimmel
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Je vous adore, beaux yeux, éclairs d'amour...

Le deuxième volet du festival était dévolu à Giulio Cesare in Egitto HWV 17 que d'aucuns présentent comme le plus grand succès obtenu par Georg Friedrich Haendel (1685-1759) en Angleterre. C'est sans doute vrai au nombre des représentations, treize lors de la création en 1724 et plusieurs autres lors des reprises en 1725, 1730 et 1731. D'autres auteurs considèrent à juste titre cet opéra seria comme le chef-d’œuvre de Haendel dans le domaine de l'opéra seria. Toutes les planètes étaient alignées pour qu'il en fût ainsi. Haendel avait à sa disposition les meilleurs chanteurs du moment c'est-à-dire Francesco Bernardi (Senesino) (1686-1758), Francesca Cuzzoni (1696-1778) et la fidèle Margherita Durastanti (?-1734), il pouvait aussi s'appuyer sur l'excellent livret de Nicola Francesco Haym ainsi que sur le couple mythique formé par Cesare et Cleopatra. Il consacra aussi beaucoup plus de temps à la composition de cet opéra qu'à celle de beaucoup d'autres. Il convient cependant de relativiser ce succès. La Griselda de Giovanni Bononcini (1670-1747) remporta à sa création en 1722 à Londres un succès plus grand avec trente représentations et The Beggar's opera (l'Opéra du Gueux) (1728) de John Gay et Johann Christoff Prepusch obtint un triomphe incommensurablement plus important. Le remarquable guide d'écoute d'André Lischke (Avant Scène Opéra n° 97) m'a été utile pour rédiger cet article.

En tout état de cause, Giulio Cesare est un opéra captivant car les protagonistes ne sont pas des marionnettes mais des personnages en chair et en os qui comme le commun des mortels, s'amusent, jouent, aiment, souffrent, se révoltent, se vengent etc...Cléopâtre est certes une femme ambitieuse capable de tirer parti d'un héros comme Cesare en le séduisant mais elle est prise à son propre jeu, tombe follement amoureuse de sa conquête et devient ainsi un des plus beaux personnages féminins de l'histoire de l'opéra. Rien ne résiste à un grand capitaine comme Cesare sauf qu'à l'âge d'une cinquantaine d'années, n'étant plus aussi fringant qu'auparavant, il se laisse ridiculiser par Lidia, la prétendue servante de Cleopatra et se fait désarmer par Tolomeo. Ainsi Cesare et Cleopatra ne sont pas toujours à leur avantage et cela leur confère un supplément d'humanité. En fait, ils ne relèvent plus vraiment de l'opéra seria et se rapprochent des personnages du dramma giocoso que Mozart portera plus d'un demi-siècle plus tard à sa perfection. Par contre Cornelia et Sesto par leur inflexibilité, leur caractère monolithique et leur détermination à se venger sont des personnages seria à part entière.

Comme Max-Emanuel Cencic l'avait fait au Festival baroque de Bayreuth dans Carlo il Calvo (voir notre chronique), George Petrou est à la fois directeur musical et metteur en scène. Cesare dirige une expédition archéologique en Egypte et met à jour une série de sarcophages dans une pyramide non encore explorée, sujet d'actualité suite à la découverte de la tombe du roi Toutankhamon en 1922 par l'archéologue Howard Carter. L'action se situe donc d'après les costumes dans les années folles et l'expédition est effectuée dans un esprit nettement colonialiste voire raciste en accord avec certains propos du livret. Une statue géante d'Anubis, dieu à tête de chien, trône sur la scène. Anubis, divinité funéraire est le protecteur des embaumeurs et toutes ses créatures portent des bandelettes. Explorant les tombeaux, Cesare et sa troupe les ouvrent et libèrent leurs hôtes c'est-à-dire, Cleopatra, Tolomeo ainsi que leurs affidés. Les passions et ambitions endormies pendant l'embaumement se réveillent et l'histoire telle qu'elle est contée dans le livret et dans les mythes, peut commencer. On l'aura compris, un esprit burlesque règne dans une grande partie des trois actes et triomphe au début de l'acte II. George Petrou prend la liberté d'accompagner l'aria de Nireno, Chi perde un momento, par un piano jazz sur un rythme de boogie-woogie. Il est vrai que cet air swingue déjà naturellement si bien que l'arrangement va de soi et provoque l'hilarité du public juste avant la pause. Des libertés sont également prises avec l'aria de Cesare, Se in fiorito ameno prato, réplique du Romain à l'Egyptienne, déclaration énamourée faite à la belle Lidia accompagnée par un violino obligato. Ce dernier se lance bientôt dans des fantaisies orientales reprises en écho par des psalmodies non moins orientales de Cesare. Ces turqueries sont un peu longuettes mais le public adore ! A la fin un avion arrive sur scène et les deux amants partent en voyage de noces. Alors que le rideau tombe, on entend une explosion, l'avion s'est crashé et les égyptiens restés sur le tarmac, se réjouissent bruyamment. Costumes, éclairages, décors et direction d'acteurs participent à la création d'une ambiance déjantée, sans vulgarité et à l'agrément du spectacle.


© Frank Stefan Kimmel

A Yuriy Minenko était attribué le rôle titre, un Cesare de belle prestance qui en impose par sa présence scénique. Sa voix de contre-ténor a un volume imposant et une projection impressionnante. Il est vrai que l'acoustique dans ce petit théâtre à l'italienne était excellente. Le timbre de voix est chaleureux avec des aigus très purs et des graves bien nourris. Yuriy Minenko est sévère et recueilli dans le fameux récitatif accompagné où il rend un hommage méditatif aux restes de Pompeo et philosophe sur la vanité des entreprises humaines, Alma del gran Pompeo. Le récitatif débute en sol dièse mineur et se termine dans la tonalité enharmonique de la bémol mineur. Plus loin la métaphore du chasseur rusé, Va tacito e nascosto, lui donne l'occasion de donner de la voix. Le chasseur est ainsi figuré par une fantastique partie de cor naturel ; il y a dans cette scène étonnante un côté presque cinématographique qui préfigure les épopées que Haendel dépeindra dans ses oratorios. C'est enfin un Cesare énamouré qui chante merveilleusement l'air, Se in fiorito ameno prato.

Avec huit airs, Cleopatra monopolise la scène et on ne s'en plaint pas quand c'est Sophie Junker qui l'incarne. Cette artiste est rompue à la musique baroque et à Haendel tout particulièrement. Elle a enregistré un très beau disque, La Francesina, consacré à des airs de Haendel popularisés par la chanteuse française, Elisabeth Duparc (voir le compte-rendu dans ces colonnes). C'est une superbe Cleopatra que nous eûmes la joie d'applaudir tour à tour lascive, malicieuse, prête à tout pour obtenir ce qu'elle veut. Dans le domaine du charme, elle régala l'assistance avec trois airs en mi majeur (tonalité la plus sensuelle de toutes), un merveilleux V'adoro pupille (Je vous adore beaux yeux), proclamation de désir amoureux chantée avec une voix d'une intonation parfaite et un legato plein de douceur. Mais cette Cleopatra n'était pas seulement une séductrice espiègle, c'est aussi une femme amoureuse qui s'exprime dans le sublime air, Se pieta di me non senti, que d'aucuns comparent même aux plus belles arias des Passions de Jean Sébastien Bach (1685-1750). La voix bouleversante de Sophie Junker dialogue avec une partie de violon d'une intensité extraordinaire. Le bel canto de Haendel est ici merveilleusement servi.

Nicholas Tamagna était un Tolomeo de grande classe. Ce rôle est le plus virtuose de l'opéra et nécessite un chanteur agile et puissant comme l'était le contre-ténor américain. L'air le plus spectaculaire est sans doute, Domero la tua fierezza, dans la tonalité de mi mineur avec ses dissonances et ses grands intervalles. La méchanceté de Tolomeo a des côtés comiques quand il attribue à son ennemi Cesare, ses propres vices, dans son aria di furore, L'empio sleale indegno (L'impie, le traître, l'infâme). Rafal Tomkiewicz souffrant, n'ayant pu assurer le rôle de Nireno, a été remplacé sur scène par Alexander de Jong, assistant à la régie tandis que, depuis l'orchestre, Nicholas Tamagna chantait l'air jazzy, Chi perde un momento avec un irrésistible humour.

Sesto, fils de Pompeo, est le plus souvent interprété par une femme. C'était aussi le cas ce soir avec Katie Coventry, jeune mezzo-soprano qui avait la lourde tâche d'incarner ce personnage, un des plus complexe de l'opéra. Sesto veut absolument venger l'assassinat de son père et ses échecs dans cette entreprise reflètent peut-être l'affreuse difficulté pour un adolescent, fût-il dans son droit, de commettre un meurtre. La voix était à la fois juvénile mais aussi corpulente. L'air Cara speme très discrètement accompagné par l'orchestre, donnait lieu à une émouvante effusion vocale.

Cornelia ne chante que quatre airs dont un court arioso mais ce sont parmi les plus beaux de la partition. Francesca Ascioti, contralto, a une voix chaleureuse possédant une grande plénitude notamment dans Priva son d'ogni conforto, aria di disperazione, magnifique de dignité dans la détresse. Le duetto Son nata per lacrimar, sommet de la partition, a été parfaitement chanté par Cornelia et Sesto mais j'ai été un peu gêné par la projection un peu légère des deux voix, peut-être due au positionnement des deux artistes sur scène.

Achilla, initialement âme damnée de Tolomeo, chante un air remarquable en ré mineur, Tu sei il cor di questo core, dans lequel il exprime son amour pour Cornelia. Riccardo Novaro prêtait sa magnifique voix de baryton d'une insolente projection à ce personnage peu sympathique et lui accordait un peu d'humanité, du moins dans cet air car les deux autres reflétaient fidèlement la brutalité du personnage. Artur Janda, baryton-basse (Curio) faisait admirer sa belle voix bien timbrée dans les récitatifs et les chœurs.

L'orchestre n'est pas le plus fourni et chatoyant que Haendel ait utilisé dans ses opéras. Cet orchestre est plutôt austère avec peu de solos de vents mis à part le cor dans Va tacito e nascosto. Il semble bien que le Saxon ait voulu privilégier la voix et le bel canto. L'intervention minimaliste d'une flûte à bec ou d'un traverso suffisait pour créer une ambiance magique ou insuffler de la lumière. Une ovation bruyante salua le violoniste qui joua et improvisa dans l'aria de Cesare, Se in fiorito e ameno prato. L'absence des trompettes dans la version de 1724 étonne car cet instrument aurait coloré efficacement les marches et les chœurs de triomphe. George Petrou a donné de cette partition une lecture claire, sensible et nuancée, soulignant les contrastes très vifs survenant d'une scène à l'autre et permettant aux voix d'être à leur meilleur.

Un octuor de remarquables chanteurs, une mise en scène stimulante, drôle et dynamique, un bel orchestre magistralement dirigé par un des meilleurs spécialistes d'opéra baroque, tous les ingrédients d'un spectacle jubilatoire étaient réunis.



Publié le 20 mai 2022 par Pierre Benveniste