Giulio Cesare in Egitto - Haendel

Giulio Cesare in Egitto - Haendel ©Vincent Pontet
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Une histoire violente, sanglante et sexuelle

Considéré comme un chef d’œuvre dès sa création en 1724, Giulio Cesare entama une carrière internationale dès la même année, et sera repris à Londres l’année suivante (1725), puis en 1730, en 1732… occasionnant autant d’adaptations et de modifications. L’œuvre procède d’un livret d’opéra vénitien épuré de ses ressorts comiques. La dernière représentation au XVIIIe siècle eut lieu à Hambourg en 1737. L’éclipse de l’ouvrage dura moins longtemps que pour les autres opéras de Haendel puisqu’elle réapparut en Allemagne dès 1922 – dans une version tronquée, privée des da capo et transposée pour barytons en ce qui concerne César et Ptolémée - et ne quitta plus le répertoire depuis. Le retour à des interprétations fidèles à la partition de Haendel devra néanmoins attendre les années 70, mais depuis, Giulio Cesare est devenu l’opera seria le plus représenté et nombre de grands noms du chant et de la direction s’y sont produits, succédant aux prestigieux créateurs : Senesino (Cesare), Francesca Cuzzoni (Cleopatra), Anastasia Robinson (Cornelia), Margherita Durastanti (Sesto), Gaetano Berenstadt (Tolomeo)…

Inspiré (très) librement de pages historiques, Giulio Cesare s’inscrit bien sûr dans la tradition baroque des livrets mettant en scène des pages célèbres de l’histoire. C’est ainsi un opéra qui nous parle de pouvoir, de luttes politiques et de trahisons. Mais c’est également une œuvre très centrée sur la description psychologique des personnages, leurs hésitations, leurs ambiguïtés, leur courage et leurs lâchetés, leur humanité enfin.

Damiano Michieletto fait délibérément le choix de laisser de côté la page historique, les plumes, les armures et les fastes de la cour ptolémaïque pour se concentrer sur une histoire humaine et sur la caractérisation des personnages : un César vieillissant et dépassé, absorbé dans son passé et subjugué par la beauté et l’énergie désespérée d’une Cléopâtre de 30 ans sa cadette, un Ptolémée vicieux et veule, une Cornelia enfermée dans un devoir frigide, un Sesto histrionique aux humeurs changeantes…. La représentation se déroule dans un décor très épuré, animé par les superbes lumières d’Alessandro Carletti, et reposant sur un vocabulaire au symbolisme assumé. Le fil rouge tissé par les Parques, omniprésentes sur le plateau, devient peu à peu un écheveau très embrouillé, à l’image des amours contrariées, des appétits de pouvoirs, des trahisons, des coups bas, des manipulations, des meurtres et des vengeances qui encombrent l’esprit des protagonistes. Et en font des prisonniers, par exemple du spectre de Pompée qui se « statufie » peu à peu, ou de la certitude de la mort violente qui hante César (et qui de fait deviendra réalité 4 ans après les faits contés par le livret). Les références au symbolisme égyptien ou à l’histoire abondent : l’« ouverture de la bouche » de Pompée, le collier de Cléopâtre, le masque de Tolomeo, l’inhumation de la tête de Pompée au bosquet de Némésis… La direction d’acteurs est en tous points remarquable et le plaisir des chanteurs à s’investir dans les intentions de mise en scène est palpable. Il m’a rarement été donné d’assister à un travail aussi abouti de mise en scène, qui reste fidèle au livret et cohérent de bout en bout.


© Vincent Pontet

Cette cohérence est également le fait d’une direction d’orchestre parfaitement alignée avec la narration de cette histoire violente, sanglante et sexuelle. La complicité de Michieletto et de Jaroussky est un des ingrédients majeurs de la réussite de cette production. Pour une première en fosse, Philippe Jaroussky réalise une superbe performance. Evidemment très soucieux des chanteurs et des équilibres, il conduit un Ensemble Artaserse éblouissant. Sa direction met en lumière les beautés d’une partition célébrissime et révèle des détails ciselés avec ferveur, notamment chez les vents mais aussi chez les seconds violons. Tout en nuance, cette direction témoigne d’un grand sens du théâtre et des ambiances musicales.

La distribution annoncée – uniquement des prises de rôle à la scène - était prestigieuse et a dans l’ensemble tenu toutes ses promesses. Adrien Fournaison est un Curio bien chantant aux graves très ronds et lumineux. Le Nireno de Paul-Antoine Bénos-Djian a une voix très homogène, bien projetée qui domine aisément Chi perde un momento. Francesco Salvadori fait chatoyer son très beau baryton clair dans un Achillas tout en nuances.

Lucile Richardot donne à sa Cornelia toute l’arrogance et la digne retenue de la matrone romaine. Elle caractérise un personnage aux antipodes des autres, tout aussi éloigné des excès de Sesto et de Tolomeo que de l’errance un peu hagarde de César ou des calculs soignés de Cléopâtre. Le style est d’une grande pureté et le timbre est sombre, profond. Elle recourt aux graves avec une grande facilité et son incarnation aurait peut-être gagné à des couleurs un peu plus claires.

Carlo Vistoli est très impliqué dans la caractérisation de Tolomeo dont il fait un être vicieux, débauché, pervers à souhait mais surtout immature, jouet de ses désirs, de ses émotions et de sa sœur. La voix est d’une très grande beauté et le contre-ténor rompt avec son habituel souci d’homogénéité pour affronter la ligne de chant heurtée de ce rôle musicalement difficile. Affrontant crânement des vocalises vertigineuses, il recourt régulièrement au registre de poitrine qui nous fait découvrir un beau baryton. Les ornements sont soignés et audacieux ; en particulier le da capo de Domerò la tua fierezza est éblouissant.

En regard, le Sesto de Franco Fagioli est moins à l’aise dans le jeu théâtral mais compense par le brio habituel de vocalises qui arpentent avec une grande fluidité son ambitus hors normes. Les aigus sont comme transparents et projetés avec facilité et les graves toujours aussi caverneux illustrent des ruptures de registre parfois un peu rugueuses.

Giulio Cesare impose une Cléopâtre de très grande classe. C’était indéniablement le cas ce soir avec Sabine Devieilhe qui a survolé le rôle avec une facilité déconcertante, ornant avec goût et un style très sûr, ajoutant des difficultés à l’envi et ne se départissant jamais d’une musicalité exceptionnelle, tout ceci s’illustrant dans des ornementations soignées (époustouflant da capo de V'adoro, pupille). Le Se pietà était bouleversant, soutenu par une mise en scène délivrant des images superbes. Son Piangerò… était un moment exceptionnel et Da tempeste lui a donné l’occasion d’une interprétation très modernisée, tirée vers les scènes de folie de l’opéra romantique. Grande triomphatrice de la soirée (avec Philippe Jaroussky), elle a reçu une formidable ovation au rideau.

Face à elle, le César de Gaelle Arquez est techniquement irréprochable mais semble peiner à entrer totalement dans les intentions de mise en scène, notamment en ce qui concerne l’âge de son personnage. Pour autant, la scène autour de Va tacito e nascosto est exigeante – au plan musical et dans la mise en scène de Michieletto - et totalement réussie, grâce à un timbre d’une rare luminosité. Al lampo dell’armi est un autre moment de grâce qui témoigne de la grande maîtrise de la mezzo-soprano.

Aux saluts, c’est une huée des grands jours (à mes yeux incongrue et inexplicable) qui a accueilli l’équipe de mise en scène, applaudie aussi par une grande partie du public. Les chanteurs et les musiciens ont été eux acclamés. Pour la petite histoire, on retiendra la chute imprévue, lors de ces saluts, de l’affreuse bâche de protection utilisée dans la scène du retour de César. A mes yeux, les promesses de l’affiche et de cette production très attendue ont été tenues.



Publié le 13 mai 2022 par Jean-Luc Izard