Il Giustino - Vivaldi

Il Giustino - Vivaldi ©
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Jusqu'où peut mener la soif du pouvoir

Si le livret d'Il Giustino du comte Nicolò Beregan nous pousse vers la lointaine Byzance, à l'époque de l'Empire romain d'Orient, l'expérience de sa représentation à Drottningholm n'est rien d'autre qu'une pure joie baroque. Empereurs corrompus, paysans vertueux, passions héroïques et rebondissements surprenants nous rappellent les événements historiques de l'Empire byzantin mais dans un cadre Gustavien beaucoup plus suédois. Le livret a été écrit en 1683, année marquée par le siège de Vienne par les Ottomans. Vivaldi connaissait probablement cette période de l'histoire, qui évoquait la défense du Saint-Empire ainsi que la vie de Justinien et Théodora - le couple impérial le plus célèbre de la période byzantine. Peut-être avait-il aussi apprécié le fait que le prédécesseur de Justinien, un empereur d'origine modeste, avait autorisé des personnes de haut rang à épouser les femmes à leur service. Justinien a donc pu épouser Théodora, actrice et courtisane. Pour le compositeur, que signifiait l'interprétation musicale de ce livret déjà ancien, lorsqu'il quittait Venise, sa ville natale, pour chercher fortune à Rome ? Vivaldi a voulu prouver la notoriété de sa musique, et même si son séjour à Rome n'a eu aucune répercussion sur sa carrière, Il Giustino reste un hommage à son travail antérieur et une déclaration de sa foi en l'avenir.

L’expérience baroque à Drottningholm commence bien avant la paisible cour du palais, au centre-ville de Stockholm parcouru de grands boulevards. Juste devant l'Hôtel de Ville, le M/S Prins Carl Philip attend les derniers passagers à l'embarquement : musiciens, une partie des chanteurs, public et même le chef d'orchestre ! Lentement, le bateau quitte le port et traverse l'archipel de la capitale suédoise, où le temps estival accueille les Stockholmois sur les nombreuses plages urbaines. Plus loin, les villas verdoyantes cèdent la place au trafic intense des bateaux de plaisance de toutes tailles même et de toutes formes, certains abritant même un hélicoptère ! Au bout de peu près d'une heure, la résidence privée de la famille royale suédoise, le château de Drottningholm, dévoile toute sa splendeur. Construit sur l'île de Lovön (dans la municipalité d'Ekerö du comté de Stockholm), c'est l'un des palais royaux de Suède. Il a été construit à la fin du XVIe siècle a servi régulièrement de résidence d'été à la cour royale suédoise pendant la majeure partie du XVIIIe siècle. Les longs jardins, partiellement en rénovation, méritent une promenade, à travers les nombreuses fontaines et pavillons, où se démarque le pavillon chinois. À l'approche de l'heure du spectacle, la sonnerie de la cloche appelle les spectateurs qui arrivent. Le théâtre du palais de Drottningholm est l'un des rares théâtres du XVIIIe siècle en Europe à être encore utilisé comme théâtre avec sa machinerie scénique d'origine pour des représentations authentiques « d’époque ». Telle est la fragilité de l'ancienne scène que des précautions contre les incendies doivent être strictement respectées.

La gloire du passé est évidente dans tous les coins du théâtre. Et surtout, l'esprit du roi Gustave III, le « roi du théâtre » comme l'appellent les Suédois, est toujours extrêmement présent. Bientôt, l'ouverture dramatique d'Il Giustino commence, dirigé par la main confiante du spécialiste baroque, le chef d'orchestre, et aussi metteur en scène de cette production, le grec George Petrou. Des montées et des descentes drastiques, à la fois dans la mélodie et le rythme, sont soigneusement fournies. Il semble remarquable que ce soit la toute première fois qu'un opéra de Vivaldi soit joué sur scène en Suède.

Alors que le rideau se lève, des ouvriers nettoient et préparent la scène du roi bien-aimé Gustave III. Il considérait le théâtre comme l'endroit le plus adéquat pour être dans le monde du travail et utilisait le théâtre comme lieu de rencontre pour prendre des repas, recevoir des visiteurs diplomatiques, s’entretenir sur la vie politique et sociale du monde, mais aussi répéter, décider du répertoire, réciter des pièces de théâtre et s'impliquer dans ce qui semblait être la plus grande passion de sa vie : le théâtre et les arts. Des décors baroques à changement rapide sur une immense toile de fond en arrière-plan évoquant le palais de Drottningholm lui-même et ses jardins, à l'époque dorée de Gustave III, incarné par Raffaele Pè. En prenant le rôle principal (contre celui du titre) dans un rôle narcissique, le contre-ténor italien a livré des notes pures de splendeur baroque, surtout dans le chef d'œuvre vivaldien Vedrò con mio diletto. Hantée par le fantôme de la Fortuna (la reine Lovisa Ulrika, mère de Gustav et créatrice du théâtre de Drottningholm), la soprano suédoise Elin Skorup donne non seulement un avant-goût de la maison hantée à l'intrigue mais sert aussi de cicérone à l'action. Tous les éléments de la cour du XVIIIe siècle sont là : l’ambition, l’intrigue, la vanité, l’amour, la politique et beaucoup de légèreté et d'humour rococo, placés dans ce théâtre unique qui, comme doté de sa propre intelligence, opère sa magie dans nos vies.

Plusieurs passages orchestraux permettent au corps de ballet de montrer son art. À savoir, les jardins du palais sont présentés au fil de variations sur le thème du printemps vivaldien, après lequel le ténor Juan Sancho entre en force avec l'air martial All’ armi. Mais il se montre aussi parfaitement capable de peindre des émotions dans l'air rapide et coloré qui suit, Vanne sì, superba và, et des coloratures rapides dans Il piacere della vendetta. Giustino (le contre-ténor ukrainien Yuriy Mynenko) est aussi bon dans les aigus que dans les bas des cadences.

Dans cette distribution internationale, les femmes ne sont pas en reste. Le typique frère déguisé, Andronicus est représenté de manière convaincante à la fois scéniquement et aussi vocalement par Linnea Andreassen. Le rôle féminin-titre, Arianna, épouse du roi, la reine Sofia Magdalena, chanté par la soprano finno-suédoise Sofie Asplund, conclut le premier acte avec l'air solitaire Mio dolce amato sposo, colorant les notes douces d'une touche délicate, montrant aussi un fort contraste avec des coloratures puissantes en Sventurata navicella et des pianos sublimes dans le duo bucolique avec la flûte Augeletti garruletti, resitué dans l'orangerie du palais.

La scénographie de Paris Mexis nous transporte dans un monde magique de dragons rendu tout à fait crédible. Il recourt à une grande variété de décors et de machines complexes uniques, y compris des décors en bois et des marionnettes flottantes, et même à un psaltérion, avec un éclairage à effet de chandelle (Stella Kaltsou). Les coutumes rouges et bleus d'inspiration gustavienne rappellent l'environnement temporel. Le deuxième acte commence avec une roue d'eau sur scène, plus tard on a une tempête avec une machine à vent et des vagues marines rugissantes. Tous ces effets spéciaux de style baroque ne sont pas inattendus puisqu'en plus des deux airs qui métaphorisent le petit bateau perdu dans la tempête maritime (Per noi soave e bella et Sventurata navicella), cette production a remplacé l’air un peu terne Lo splendor ch'a sperare m'invita de Leocasta par l'air de bravoure pyrotechnique Dopo un'orrida procella pour conclure la représentation, ce qui a valu à la soprano Johanna Wallroth le plus long applaudissement de la nuit.

Mentionnons aussi le jeune contre-ténor italien Federico Fiorio, qui incarne le jaloux Amanzio avec ses plans ratés, et nous livre avec beaucoup de comique son air enivré Si vo a regnar.

Si l'opéra seria appelle habituellement un lieto fine (une fin heureuse), ce finale-ci en mode « bal masqué » qui suit le Deus ex machina du chœur final évoque la fin tragique de Gustav III. Avec la présence de Stephen Langridge (du Festival de Glyndebourne) parmi le public, aux premiers rangs (qui accueillaient habituellement les proches du roi), il ne faudra certainement pas atteindre longtemps pour savoir si cette production sera reprise sur d’autres scènes internationales dans les saisons à venir.



Publié le 11 sept. 2022 par Pedro Medeiros