Le Grand Tour - Ensemble Masques

Le Grand Tour - Ensemble Masques ©Ensemble Masques
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Tour d’Europe d’un jeune aristocrate anglais

La 25e Folle Journée de Nantes s’est tenue du 30 janvier au 3 février, sous le thème de « Carnets de voyage ». En parfait adéquation avec ce thème, le claveciniste Olivier Fortin et son Ensemble Masques ont proposé le programme intitulé Le Grand Tour  un récit de voyage d’un jeune aristocrate anglais au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles qui relate son tour d’Europe effectué afin de parfaire son éducation.

À La Folle Journée, un même concert se joue souvent plusieurs fois. Notre jeune Anglais se présente donc dans la Salle Alexandra David-Neel de la Cité des Congrès, le 31 janvier et le 2 février ainsi que dans le Grand Atelier du Lieu Unique, le 1er février. Nous avons assisté à la représentation du 1er février, dans cette ancienne usine de la célèbre biscuiterie transformée en un lieu de rencontres et de culture, habituellement dédié à la culture urbaine d’aujourd’hui. Mais sous une charpente mixte métallique et en bois d’une belle hauteur de 13 m, la salle de quelque 620 m² fait sonner très correctement les instruments baroques.

L’Ouverture d’Abdelazer de Henry Purcell introduit l’embarquement de notre jeune homme dans un navire à destination de Calais. Le comédien Valentin Boraud entre par une porte du haut de la salle disposée en gradins, en criant « Hé hô ! Etes-vous prêt à embarquer pour Calais ? » et énumère les objets qu’il emporte dans une malle. Une fois qu’il est sur le pont du bateau, le vent se lève et le navire vacille au rythme de la Tempête d’Alcione de Marin Marais. Une accalmie revient avec la Chaconne du même opéra, interprétée avec beaucoup de grâce et de goût. Le jeune homme débarque à Calais qu’il trouve plus joli que Douvres, mais les femmes de cette ville sont selon lui « beaucoup plus laides que les hommes » ! Tout au long de la soirée, le comédien récite des passages écrits avec humour et quelque ironie, comme cette description du singe d’un saltimbanque à l’extérieur du Louvre, qui, selon notre aristocrate, a bien plus d’apparence de l’espèce humaine que maints Français vaniteux qu’il avait vus, ainsi que ses observations sur les comportements d’habitants (y compris des prostitués, hommes et femmes) de certaines villes visitées. Le texte livre un témoignage vivant et fascinant de pratiques courantes au théâtre de l’époque. À Paris, en assistant à L’Europe Galante de Campra, l’Anglais est émerveillé par la splendeur de la scène — les décors, les danses, les costumes… — mais donne un avis défavorable pour les « chants volontaires » dans des loges par certains spectateurs qui connaissent les airs aussi bien que les « acteurs » employés pour le spectacle.

Après avoir visité les eaux de Versailles (accompagné des Fontaines de Versailles de Delalande) par lesquelles il est fortement impressionné, il part à Dijon, pendant les carêmes et le carnaval. Il décrit alors des concerts qui ont lieu chaque dimanche : Plus de trente musiciens et chanteurs, dont six femmes à l’avant, « toutes […], sont extraordinairement laides », « fardées de manière grossière » qui crient pour chanter ; au milieu, devant un pupitre, le maître de musique qui bat la mesure très violemment avec un rouleau de papier. La Marche pour les bergers et les bergères de Marin Marais qui suit le texte évoque effectivement la manière cérémoniale de la cour malgré son titre ; est-ce un clin d’œil de la part d’Olivier Fortin d’insérer ici une musique de Marais qui, pour beaucoup de gens, est fortement liée à l’image du roi et de ses protocoles dans le film d’Alain Corneau ? Le claveciniste a par ailleurs un esprit vif en citant le fameux air des Sauvages, non pas de Rameau mais de Michel Corrette (Concertos Comiques) avec une version riche d’effets instrumentaux, après la lecture d’une lettre dans laquelle le jeune Anglais annonce fièrement qu’il sera un véritable gentilhomme lorsqu’il aura appris à danser.

À Venise, sur la place Saint Marc, pendant le carnaval, il voit partout des gens déguisés, dont un homme habillé en bébé. Le contrebassiste Benoît Vanden Bemden joue le rôle de « l’un des plus grands messieurs de Venise », la tête couverte de chiffon blanc, en poussant allégrement des cris étranges (il a déjà prêté son talent et le prêtera également plus tard, en lançant des regards coquins pour jouer un galant !). Qui dit Venise dit Vivaldi. On entend alors un magnifique dialogue de cordes dans l’Allegro du Concerto pour cordes en sol majeur RV 157 dans un rythme entrainant. On enchaine aussitôt avec l’Adagio du Concerto pour hautbois en ré mineur SZ 799 d’Alessandro Marcello, où l’hautboïste Jasu Moisio fait montre d’une splendide mélopée mélancolique grâce à d’extraordinaires souffles.

À Rome, l’Anglais donne ses réflexions sur la peinture, l’architecture, l’antiquité mais ses études ne l’empêchent pas d’expérimenter des « recréations sensuelles » avec un « petit peintre français » frivole qui lui servait de pourvoyeur, pour un peu de complaisance dans une ville « où il y a des prostitués autorisés par le cardinal vicaire » ! La gaîté est illustrée par le Concerto grosso en ré majeur op.6 n°1 d’Arcangello Corelli, une musique dont la légèreté marie avec l’élégance dans l’interprétation de l’Ensemble Masques, où les cordes aux sons toujours élastiques sont soutenues, discrètement mais avec assurance, par le clavecin d’Olivier Fortin.

La dernière étape du grand tour de notre Anglais est l’Allemagne. À Leipzig, alors une ville toute neuve, il voit des des hommes de toutes nations et religions. C’est la ville où le jeune Telemann passa ses années d’études de droits mais fonda parallèlement le Collegium Musicum avec des étudiants mélomanes. La formation, même après le départ de Telemann, poursuivit son chemin sous la direction, entre autres, de Jean-Sébastien Bach. C’est donc avec la musique de ces deux compositeurs que le tour s’achève : l’Ouverture-Suite Les Nations TWV 55 (Les Moscovites et Les Portugais) et la sinfonia de la 2e partie de la cantate Die Elenden sollen essen BWV 75. Cette dernière pièce du grand et universel Bach, est pour illustrer l’observation qui conclut les propos du jeune Anglais : les hommes sont partout pareils malgré leurs différences. Et les musiciens des Masques incarnent sa parole en diversifiant les couleurs et les caractères dans une grande unité qui fait la force de l’Ensemble.

Le spectacle qui allie les paroles et les musiques qui y correspondent est fort plaisant et rempli de surprises, bien que la lecture ait tendance à disperser quelque peu notre attention pour pouvoir goûter pleinement la merveilleuse interprétation des musiciens.



Publié le 15 févr. 2019 par Victoria Okada