La Griselda - Scarlatti

La Griselda - Scarlatti ©Clarissa Lapolla
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Le dernier opéra de Scarlatti, à la charnière de l’opéra seria

Parmi les différents sujets littéraires transposés à l'opéra depuis le début du XVIIIᵉ siècle, l'histoire de Gualtiero et Griselda est certainement celle qui pose le plus de problèmes : personnages tout d'une pièce, histoire trop morale, héroïne très passive : rien qui puisse constituer une drame de la passion comme on les aimait à l'époque.

Il faut chercher l'origine de l'histoire de Griselda chez Boccace, dans le fameux Décaméron : les gens de Saluces veulent contraindre le marquis de Saluces à se marier et à engendrer un héritier. Il s'ensuit qu'ils acceptent les origines paysannes de la future épouse du marquis. Mais Gualtiero veut mettre à l'épreuve la docilité de Griselda et ses vertus d'épouses. Il retire immédiatement à son épouse un fils et une fille nés de ce mariage et prétend les avoir tués. Le Gualtiero de Boccace va jusqu'à répudier Griselda et lui ordonne de veiller aux préparatifs du mariage de sa future épouse.

Il en va autrement chez Apostolo Zeno : il ajoute des personnages pour compliquer les relations affectives et d'enrichir les tensions de l'intrigue. Il tient visiblement à faire triompher l'honneur de Griselda dont l'humilité, contrairement à Boccace, n'apparaît pas chez lui comme une simple soumission mais comme un choix personnel. Zeno remplace le marquis par le roi de Sicile. De plus, le peuple s'oppose à ce mariage d'amour avec une femme de basse extraction et refuse d'en reconnaître les héritiers. Chez Zeno, les cruautés de Gualtieri (la séparation de sa fille, alors qu'il lui laisse son fils) ont un autre objectif : Gualtieri se tourne vers son peuple en révolte et prétend sacrifier son amour pour Griselda pour la remplacer par une femme mieux née. Il veut mettre à l'épreuve la constance de son épouse pour prouver à son peuple que la noblesse d'âme surpasse la noblesse du sang. Il rend le public complice de son stratagème. Les souffrances endurées par Griselda sont la preuve de sa vertu, contrairement à Boccace. En outre, Zeno prétend un sacrifice supplémentaire de la part de Griselda : elle doit épouser Ottone (une invention de Zeno), général et secret rival de Gualtiero. Mais elle préfère mourir de la main de Gualtiero plutôt que d'obtempérer. C'est ce refus que le Gualtiero de Zeno considère comme la preuve ultime et définitive de sa vertu.

Ottone tente par tous les moyens d'obtenir les faveurs de Griselda. Il cherche à l'intimider et lui enlève son fils pour la faire céder. Tous ces éléments rendent l'action plus dramatique, plus vivante et donc plus adaptée à un opéra. Zeno invente également une deuxième intrigue autour de la fiancée supposée de Gualtiero. Déjà chez Boccace, le lecteur découvre qu'elle est en réalité l'enfant de Gualtiero que celui-ci a fait élever en dehors du pays. Mais cette fois, elle arrive avec Corrado, un proche de Gualtiero qui l'a mis dans la confidence, qui l'a élevée loin du royaume avec son jeune frère Roberto dont elle est éprise. À partir de cette situation se développent toutes sortes de rebondissements qui évoquent parfois l'esprit du grotesque.

La Griselda de Zeno fut mise en musique à plusieurs reprises. Il était normal à l'époque de reprendre un livret, de lui apporter des modifications, d'ajouter ou enlever des personnages. Aussi, il ne s'émut guère qu'un poète romain, peu connu, signe l'adaptation qui servit de base à l’œuvre d’Alessandro Scarlatti, alors qu'il ne restait presque rien du livret original. Les textes des airs sont remplacés, les rôles du jeune couple de Costanza et Roberto sont davantage développés...Toutes ces modifications sont faites à la demande et soumis à l'approbation du prince Francesco Maria Ruspoli, l'un des mécènes qui dominait la vie musicale romaine.

L'intérêt de Ruspoli pour Scarlatti remonte au début du XVIIᵉ siècle, alors qu'il était un compositeur de cantates. Toute sa vie, Scarlatti restera très lié à Rome. On ne sait rien de sa formation. Il naît à Palerme le 2 mai 1660 dans une famille pauvre. En 1672, il est envoyé à Rome chez des parents. Il doit à la reine Christine de Suède, qui vit à Rome depuis son abdication et sa conversion au catholicisme, ses premières commandes importantes. En 1684, Scarlatti suit l'ambassadeur espagnol auprès du Vatican à Naples. Il composera plus de quatre-vingt opéras, neuf oratorios, sept sérénades et soixante-cinq cantates. Lors de la guerre de Succession d'Espagne, il revient à Rome et sera reçu en 1706, à l'Accademia dell'Arcadia, un cénacle réservé aux nobles et aux lettrés, dont les musiciens ne font généralement pas partie. En 1708, il retourne à Naples en qualité de maître de chapelle du nouveau vice-roi. Au cours des dix années suivantes ses contacts étroits avec Rome lui vaudra d'être anobli par le Pape en 1716. Les vingt dernières années de sa vie seront marquées par une série d'échecs et de crises qui ne sont pas imputables à la qualité musicale de ses œuvres mais au changement de goût du public. Scarlatti passe ses dernières années à Naples et Johann Hasse fut son dernier élève. Il meurt le 22 octobre 1725 et est enterré à l'église S. Maria de Montesanto.

Scarlatti ne pouvait pas savoir que La Griselda serait son dernier opéra. Et pourtant cette œuvre porte tous les traits d'un testament artistique. Il semble que le compositeur vieillissant ait voulu donner une œuvre exemplaire où tous les éléments antagonistes de l'opéra de l'époque se fondent dans une sorte d'équilibre classique pour former un grand tout : comique et tragique, héroïque et pastoral, action et réflexion, chant et passages instrumentaux, subtilités du récitatif et pathos apparent de l'aria. Il est indéniable que dans cet opéra, Scarlatti s'est soucié de trouver une cohérence dans le comportement de ses personnages, souci que l'on retrouve dans le choix des tonalités. On retrouve ce même effort dans l'instrumentation. Avec l'emploi des flûtes, hautbois et cors, l'orchestration de La Griselda est plus riche que celle des autres opéras de Scarlatti. Les cors, en combinaison avec les hautbois sont utilisés pour le premier et le dernier air de Roberto ainsi que pour les deux symphonies qui illustrent l'arrivée du navire à l'acte I et la partie de chasse à l'acte II. Les hautbois, attributs du pouvoir, accompagnent un air de Gualtiero, roi de Sicile, et un air de Corrado, prince d'Apulie. En revanche, les flûtes, symbole de nature préservée, sont souvent subtilement associées à Griselda.

Mais La Griselda est également remarquable sur le plan de la dramaturgie et des formes musicales. En effet, elle se situe au seuil d'une ère nouvelle de l'opéra qui débutera peu après avec l'ascension de Pietro Metastasio au rang de grand librettiste du XVIIIᵉ siècle. Scarlatti a travaillé à la lente évolution de l'opéra, où le récitatif et l'aria sont considérés comme deux moments distincts, considérant l'aria non plus comme une forme musicale de transition, mais lui accordant désormais une place fixe dans le déroulement de l'action.

La Griselda de Scarlatti, représentée à Rome en 1721, restera un événement unique dans l'histoire du Teatro Capranica et ne sera reprise par aucun théâtre. Cela ne tenait pas seulement au coût exorbitant du projet du prince Ruspoli mais surtout aux nouvelles tendances de l'opéra qui commençaient à se dessiner et qui allait donner une musique totalement différente grâce à une nouvelle génération de musiciens et compositeurs : Leonardo Leo, Leonardo Vinci, Johann Adolf Hasse ou Giovanni Battista Pergolesi. Trois ans seulement après La Griselda, Pietro Metastasio allait présenter ses nouveaux livrets et supplanter Apostolo Zeno.

Si on compare la partition de Scarlatti avec celle de Giovanni Bononcini sur le même sujet, on constate que la musique de Scarlatti contient plus d'allégories. La beauté est figurée musicalement par la flûte, le courage par le hautbois. Vu sous cet angle, Scarlatti est plus proche de Bach (qui l'admirait beaucoup) que de Haendel. Un air de Costanza, seule sur scène, avec l'indication de Grave e Staccato, dans lequel le temps semble s'arrêter. Elle compare Amour à un bel enfant qui joue avec un oiseau, le câline et soudain le tue. L'air est accompagné d'un développement intéressant à l'orchestre, en particulier avec les premiers violons qui suggèrent l'amusement, puis une partie intermédiaire dissonante, sombre, où l'orchestre décrit le moment sadique. C'est une musique sans compromis, qui a la particularité de rien emprunter à des œuvres déjà existantes. Tout est original et il y a toujours un accompagnement orchestral. Et dans presque tous les airs, les altos occupent une place très intéressante, ce qui est rare à une époque où l'alto se contente généralement de doubler la basse.

Cette œuvre de commande était destinée à une représentation semi-privée. C'est dans Griselda que le jeune castrat Giovanni Carestini fait ses débuts: il devait avoir 17 ou 18 ans, et comme c'était l'usage à l'époque en début de carrière, il chante un rôle féminin, celui de Costanza. Scarlatti fournit aux chanteurs des rôles tels qu'ils les prisaient, avec beaucoup de virtuosité et de coloratures. Mais à la différence de Hasse, les coloratures ne sont jamais là sans raison ; elles doivent toujours exprimer des affects. Par rapport à d'autres œuvres, les coloratures sont moins nombreuses mais beaucoup plus difficiles. Dans cet opéra, les airs sont écrits sur un thème, une invention mélodique, mais qui n'évolue jamais comme on peut s'y attendre. Les airs forment des moments distincts, comme si chaque air était un drame en réduction. Une autre dimension importante, c'est l'air en tant que discours musical. C'est pourquoi Scarlatti a conservé la forme de l'aria da capo, considérée comme un discours en Italie.

En réalité, Griselda représente le chant du cygne d'une certaine idée de l'opera seria, caractérisée par une partition plus pénétrante d'un point de vue psychologique, l'utilisation massive des récitatifs afin de concentrer la plus grande expressivité sur la scène et le rôle prépondérant des castrats qui pouvaient exprimer toute leur virtuosité dans les rôles principaux.

Le metteur en scène Rosetta Cucchi choisit la Sicile du début du XXᵉ siècle pour le déroulement de l'intrigue, dans une société patriarcale dominée par des règles rigides. Gualtiero est toujours accompagné par deux gardes du corps tandis que Griselda est entourée d'une groupe de femmes voilées qui partagent son sort et sa marginalisation.

Gualtiero est déchiré par ses sentiments d'affection et de respect pour Griselda et les normes sociales et politiques auxquelles il doit se soumettre. Le rôle est rendu avec élégance et une énergie contrôlée par le contre ténor Raffaele Pè, une voix de sopraniste admirable. Les aigus vertigineux sont souples, le legato particulièrement soigné. Le timbre aux couleurs sombres confèrent une grande expressivité et un force dramatique unique. Le roi est accompagné par son vassal et confident, Corrado qui chante avec délicatesse et raffinement. Le ténor Krystian Adam fait preuve d'un grand potentiel expressif, tant scéniquement que vocalement, et d'une grande agilité et virtuosité.

Carmela Remigio, soprano, chante le rôle de la reine répudiée avec une intensité vocale vibrante et exprime son désespoir et sa dévotion avec noblesse, puissance et assurance. Elle fait preuve d'une grande technique et musicalité. Costanza, la fille de Griselda et Gualtiero est brillamment chantée par Mariam Battistelli. Costanza est amoureuse du jeune frère de Corrado, Roberto, chanté par Miriam Albano, mezzo soprano, qui fait preuve d'une grande présence scénique, une musicalité douce et colorée, un chant souple et riche en nuances.

Pour la première fois, La lira d'Orfeo et le Coro Ghisleri sont présents au Festival della Valle d'Itria et font une travail remarquable. George Petrou dirige ce somptueux chef d’œuvre avec un sens aigu du drame en musique, met en valeur les récitatifs de façon appropriée tout en maintenant l'action à un rythme homogène. Une production superbe qui rend honneur à Alessandro Scarlatti.



Publié le 13 août 2021 par Véronique Du Moulin