La guerre des théâtres ou La Matrone d’Ephèse

La guerre des théâtres ou La Matrone d’Ephèse ©Ville de Versailles / Pierrick Daul
Afficher les détails
Charivari au Montansier

Pour fêter ses deux-cents quarante ans, le théâtre Montansier de Versailles a eu l’excellente idée de confier au Centre de Musique Baroque de Versailles le soin de représenter pour quelques soirs le spectacle de Jean-Philippe Desrousseaux La Guerre des théâtres ou La Matrone d’Ephèse. Déjà présenté en 2015 pour le tricentenaire de l’Opéra Comique, ce spectacle nous raconte en une heure trente le conflit qui opposa l’Opéra Royal et la Comédie Française (tous deux hébergés dans l'actuel Palais Royal) aux créations des théâtres populaires des foires. Le public y découvre sur scène mais aussi dans la salle les mille et unes ruses dont firent preuves les acteurs forains pour contrer et détourner à leur avantage ces interdictions revanchardes

On peut compter sur Jean-Philippe Desrousseaux et toute sa bande pour nous faire revivre et aimer le théâtre populaire du XVIIIe siècle. Non pas celui officiel de la cour, où souvent Princes et Déesses, Amour et Courage, témoignent et jouent la ferveur et les passions des esprits de son temps, mais bien celui plus terre-a-terre des jeux des âmes d’ici-bas ; ces spectacles que l’on donne en marge donc, mais souvent, et avec drôlerie et taquinerie, au plus près des préoccupations du tout-un-chacun du XVIIIe siècle.

Pour nous représenter La Matrone d’Ephèse de Fuzelier (1672-1752), l’un des tous premiers opéras parodiques, une troupe de la Foire débute sa représentation dans un décor de forêt enchanteresse. Et dès le début de la pièce le ton de l’humour est donné : La Matrone d’Ephèse est l'histoire de cette veuve éplorée (le haute-contre Jean-Francois Lombard) qui tient à s’ensevelir vivante auprès de son mari en entraînant sa servante Colombine (la soprano Marie Lenormand), et la longue traîne de sa robe de deuil avec elle.

Mais voilà, Colombine ne l’entend pas vraiment de cette oreille, et çà l’embête un peu de mourir pour sa maîtresse ; d’autant plus qu’elle est amoureuse de son Pierrot (le baryton Arnaud Marzorati). Pourquoi donc ne pas solliciter la présence d’Arlequin - chargé de la garde d’un pendu du coin - (Bruno Coulon) pour détourner la vieille matrone du chagrin et lui faire reprendre goût aux joies de la vie terrestre ? La scène est posée, le stratagème mis en place.

Oui mais voilà, il s’agit ici de La Guerre des Théâtres, et l’irruption soudaine au beau milieu de la scène de la Comédie Française en personne - oui Madame – (incarnée par Jean-Philippe Desrousseaux) qui vient annoncer aux comédiens que non, ils ne pourront plus jouer leurs dialogues devant le public, parce que ce n’est pas très sérieux votre pièce et çà nous fait de la concurrence. Puis survient l’Opéra lui-même - oui Monsieur - qui viendra annoncer tempétueusement à la pauvre troupe que non, ils ne peuvent plus chanter - ou alors il faudra payer une petite contribution, hein ; et il finir par imposer que non-non-non, plus aucun comédien à jamais ne pourra intervenir sur une scène de foire. User d’ingéniosité pour contourner les interdits des institutions qui se présenteront au fur et à mesure, voilà vous l’aurez compris le fond de cette Guerre qui opposa les théâtres jusqu’à la création de l’Opéra Comique en 1714.

On connaît la passion de Jean-Philippe Desrousseaux pour nous présenter avec ses marionnettes différentes formes mêlées d’expression artistique (voir notre chronique : Atys en Folie). Et dans cette comédie, tous les ressorts sont bel et bien présents.

Les comédiens prennent un malin plaisir à user à la caricature ces jeux de théâtre. Jean-Francois Lombard le premier, irrésistiblement travesti et grimé en matrone éplorée, toute dévouée à jouer la « traaagédie ». Le duo Marie Lenormand-Arnaud Marzorati, elle espiègle Colombine, lui Pierrot évidemment lunaire ; elle en Opéra chatoyante et sévère, lui en exempt rustre et ridicule. Mais surtout Bruno Coulon en Arlequin explosif, poussant la bouffonnerie à improviser en mélangeant l’italien au français, tour à tour sur la droite, ah non sur la gauche de la scène, et puis non finalement dans les balcons avec le public ! Jean-Philippe Desrousseaux s’amuse quant à lui des interruptions de son personnage tout en perruque ; et il finit par jouer habilement des marionnettes, malicieux témoignage une nouvelle fois de l’inventivité sans limite des acteurs des foires. Ces cinq-là s’amusent c’est indéniable en mettant le public de leur côté. Car si l’on ne peut plus jouer, si l’on ne peut plus chanter, on peut toujours faire chanter le public.

La mise en scène est bouffonne, les caractères marqués jusqu'à la caricature. Nous sommes en plein dans l’univers de la comedia dell’arte. Les magnifiques costumes sont aussi là pour nous le rappeler. Les lumières doucereuses nous rappellent l’ambiance d’alors, les décors somptueux de la forêt, des nuages de la tempête nous replongent dans cette atmosphère d’illusion.

La Guerre des Théâtres c’est aussi l’occasion d’entendre un panorama des pièces musicales populaires et savantes des XVII et XVIIIe siècles, servi par la très belle acoustique du théâtre Montansier. Sous la direction de Blandine Rannou au clavecin, la Clique des Lunaisiens nous interprète avec rigueur et bonne humeur des arrangements concis de certains airs connus, comme cela était déjà le cas à l’époque : Alcione de Marin Marais en Ouverture ou l’air de la Tempête, des airs parodiés d’Atys de Lully; couplés à des airs populaires et connus de tous, tel Flonflon, J’ai du bon tabac, pour finir par un Charivari, reprise des Amours de Ragonde de Jean-Joseph Mouret, relayé en chœur par le public.

La troupe gagne indéniablement son pari, et les réactions du public jusqu'à la sortie du théâtre en témoignent. La Guerre des Théâtres ou la Matrone d’Éphèse fait partie de ces spectacles à tiroirs, qui laissent voir, entendre, entrevoir au public l’inventivité des artistes pour contourner la censure. Transmis par une troupe passionnée, cet héritage parvient encore à faire rire, deux siècles et demi plus tard et grâce au même ressort comique, le public du Théâtre Montansier.



Publié le 29 nov. 2017 par Nicolas Debiazi