Hypotyposis - La Française

Hypotyposis - La Française ©
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Quand le Baroque fait dialoguer musique et architecture

Les quatre membres de l’ensemble la Française partagent leurs talents multiples et leur goût pour la pluridisciplinarité en proposant un concert autant visuel qu’auditif, les courbes musicales s’illustrant par les photographies de décors et d’ornements architecturaux de lieux typiques de la période de l’art rocaille.

Entre 1715 et 1755, sous la Régence puis sous le règne de Louis XV, le baroque français connaît son apogée avec le goût pour la texture et les dessins naturels des rochers et des coquillages ; c’est l’époque de l’art rocaille. On retrouve cette influence autant dans les ornements remarquables des hôtels particuliers ou des églises que la musique, alliant fantaisie et raffinement, mouvement et sensibilité, contraste et légèreté. Aude Lestienne est sans doute bien placée pour mettre en valeur cet art aux domaines multiples, ayant suivi parallèlement des études de flûte traversière et d’architecture. Il lui est donc venu à l’idée de créer un concert dans lequel le public serait comme placé dans des lieux au décor rocaille, illustrant visuellement les effets baroques de compositeurs français.

Avec son ensemble La Française, fondé en 2013, elle collabore donc avec le photographe Nicolas Dehove et la metteuse en scène Florence Beillacou pour créer le spectacle présenté ce soir en la charmante chapelle du XIXe siècle de l’Hôpital de Fourvière, à Lyon. Les quatre instrumentistes sont placés comme dans une boite noire, avec un fond blanc sur lequel sont projetés les belles photographies – de détails ou d’ensemble avec des angles qui savent mettre en valeur les formes – animées par le déplacement de trois panneaux manipulés par les musiciens mêmes, accentuant le mouvement et le relief des images. Celles-ci sont d’abord en noir et blanc pour mettre en avant le trait des courbes architecturales des hôtels particuliers (Hôtel Peyrenc de Moras et Hôtel de Soubise), de la Place royale de Nancy et de ses fontaines ; puis laissant éclater les couleurs des jardins de Sceaux et de Versailles, de la Cathédrale St Louis de Versailles, de l’église St Jacques de Lunéville et de la resplendissante galerie dorée de l’Hôtel de Toulouse. Le spectacle est donc construit en cinq parties – introduction, hôtels particuliers, places et jardins, églises et galeries –, dont l’intensité va crescendo.

Le programme permet d’entendre des pièces aux effectifs différents, donnant l’occasion de découvrir chacun des musiciens en tant que soliste. L’œuvre d’introduction, Les Cyclopes de Jean-Philippe Rameau (1638-1764), permet au claveciniste Kazuya Gunji de montrer toute son agilité, ce qu’il réitère avec assurance et légèreté dans les ondulations aquatiques de la Marche des Scythes de Joseph-Nicolas-Pancrace Royer (1703-1755). Il est toutefois dommage que, certainement pour des questions de mise en espace – le clavecin ni pouvant être déplacé, ni gêner le mouvement des panneaux –, il soit positionné sur le côté, l’instrumentiste faisant dos au public, d’où une impression de son lointain et visuellement d’exclusion. La Sonate V du Livre I de Jean-Baptiste Barrière (1707-1747) est l’occasion d’apprécier le son tendre du violoncelliste Jean-Baptiste Valfre, aux doubles cordes non toujours parfaites mais toutefois fort soignées. La violoniste Shiho Ono et la traversiste Aude Lestienne dialoguent d’abord avec équilibre et justesse dans les mélismes vifs de La Réplique extraite du Quatuor parisien de Georg Philip Telemman (1681-1767), qui répondent parfaitement aux décors de l’Hôtel de Soubise, œuvre de Germain Boffrand (1667-1754). On apprécie particulièrement la Première Sonate de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772) qui offre l’occasion d’entendre davantage la violoniste, qui se permet d’être ici plus présente et sonore, avec une belle direction de ses phrasés et des doubles cordes attentives à leur propre conduite mélodique. Le traverso offre quant à lui la douceur et la légèreté, avec L’Air gracieux de la Première sérénade de Joseph-Bodin de Boismortier (1689-1755), semblant s’élever brillamment dans les hauteurs de la lumineuse nef de l’église St Jacques de Lunéville avec la Quatrième Sonate du même compositeur, avec un jaillissement mélodique à la nuance du jaune vif qui éclaire les murs de l’édifice.

Les moments d’ensemble ne manquent pas non plus d’éclat, faisant d’abord entendre un son homogène et très doux, avec toutefois des intentions gentiment contrastées, lors de la Sonate l’Anonima de Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749) ; un geste plus fier et majestueux avec l’ouverture de la Première sérénade de Boismortier, illustrée par la Place royale de Nancy ; une interprétation très agréablement joyeuse et vivante, sans exubération cependant, du Quatuor parisien de Telemann, faisant entendre la quiétude des jardins à la française qui, malgré leur agencement géométrique, laisse toujours une surprise à chaque coin de bosquet dans lesquels on ne peut que céder à leur invitation au jeu. Le concert se termine avec élégance, voire noblesse, et danse volubile avec la bien-nommée Deuxième récréation de Jean-Marie Leclair (1697-1764).

Malgré l’inconfort des bancs de la chapelle, le concert fut une belle découverte d’un ensemble talentueux qui défend un projet innovant, sans toutefois tomber dans le spectaculaire : la musique reste le centre de la soirée et n’est perturbée par aucune intervention sonore. Ses mélismes baroques sont « simplement » illustrés avec goût et retenue par ces images de décors et bâtiments de l’art rocaille, donnant alors la saveur du mélange des disciplines tout en laissant libre le spectateur-auditeur dans son expérience artistique.



Publié le 26 mai 2019 par Emmanuel Deroeux