Il Trionfo del Tempo e del Disinganno - Haendel

Il Trionfo del Tempo e del Disinganno - Haendel ©Frédéric Iovino
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Une saisissante vanité contemporaine

Il Trionfo del Tempo e del Disinganno appartient aux œuvres de jeunesse de Haendel, composées durant son séjour en Italie. Il s’intercale entre deux autres compositions à caractère résolument religieux (le Dixit Dominus, de la même année, et La Rezurrezione, qui date de 1708), et ses premiers opéras (Rodrigo, Agrippina). Il est habituellement classé parmi les oratorios, principalement pour deux raisons : sa création, dont la date précise est inconnue, était dépourvue de mise en scène, et le caractère moralisateur de son livret. Ce Triomphe du Temps et du Désenchantement, comme il est habituellement traduit en français, semble en effet un parallèle musical assez étroit des Vanités contenues dans les tableaux du XVIIème siècle (et symbolisées par des crânes ou des squelettes apparaissant de manière apparemment incongrue au sein de riches décors). L'auteur du livret, le cardinal Benedetto Pamphilj, était un ecclésiastique issu d'une riche famille aristocratique romaine, et un petit-neveu du pape Innocent X. En cette époque de Contre-Réforme, le Temps et le Désenchantement constitueraient en quelque sorte la version moderne du médiéval Saint-Georges terrassant le Dragon (ici le Plaisir), poussant la Beauté à se vouer à Dieu.

C'est aussi la lecture à laquelle adhère le metteur en scène Krzysztof Warlikowski, qui en offre une transposition saisissante dans un univers contemporain : Beauté et Plaisir figurent des adolescents attirés par le mirage de la drogue, à l'invitation d'un séduisant éphèbe (Pablo Pillaud-Vivien, dont les danses dénudées incarnent joliment sensualité et plaisirs charnels). Ils se retrouvent à l'hôpital suite à une overdose. Leurs parents Temps et Désenchantement s'emploient alors à les éloigner de ces mirages trompeurs. Au final Plaisir est chassé du domicile parental, tandis que Beauté, incapable de lui survivre, se suicide.

Si la transposition est parfaitement convaincante (nous y reviendrons plus en détail), nous souhaitons toutefois souligner que la nature même de l’œuvre et son contexte nous invitent à une approche plus nuancée. L'absence de mise en scène lors de la création s'explique en effet au moins autant par l'interdiction pontificale de représenter des opéras dans la Ville Sainte que par la nature du livret (qui ne contient par ailleurs aucune référence explicite à la Bible). Or l'interdiction promulguée par Clément XI allait à l'encontre de la tradition musicale de la première moitié du XVIIème siècle qui avait vu Rome jouer un rôle majeur dans le développement de l'opéra, avec la contribution de nombreux ecclésiastiques enthousiastes (dont le futur cardinal Mazarin). Il est attesté que les Romains n'y avaient sacrifié qu'à regret, et déployaient des trésors d'imagination pour la contourner, en faisant représenter des cantates ou des duos qui constituaient parfois de véritables fragments d'opéras (les Duetti enregistrés il y a quelques années par Philippe Jarousski et Max Emanuel Cencic en offrent un témoignage éclairant).

De leur côté les caractères du Trionfo ne sont nullement des figures saintes, comme dans les oratorios « classiques », mais des allégories totalement « civiles » : Beauté, Plaisir, Temps... Ces figures allégoriques étaient par contre courantes dans les opéras de cour du début du siècle précédent. De même la flamboyante sonate pour orgue, placée à la fin de la première partie, évoque assez clairement sa filiation avec les intermèdes musicaux des opéras de cour précités, où ils servaient de support à des danses. Il Trionfo, oratorio empreint de la morale austère de la Contre-Réforme ou dernière résurgence de l'opéra de cour italien tronquée pour se conformer aux interdits en vigueur ? Nous nous garderons de conclure sur le sujet, mais il nous semble que la question mérite d'être posée. L'importance du Trionfo dans la production du Caro Sassone ne prête aucunement à débat. Cette œuvre de jeunesse contient certains airs qui vont devenir des airs-fétiches au fil des compositions haendéliennes, avec quelques modifications de texte ou d'orchestration, dans le cadre d'une pratique largement développée à cette époque. Par ailleurs, Haendel la considérera suffisamment importante pour en effectuer deux remaniements (en 1737 et en 1757), la dernière peu avant sa mort.

La distribution retenue pour cette production s'ajuste précisément à la lecture empruntée par Krzysztof Warlikowski. De même que la date précise de la création, la première distribution est demeurée inconnue. Il est toutefois certain que pour se conformer à l'interdit de présence des femmes sur scène elle était confiée à quatre castrats. Ici Beauté est incarnée par une soprano, Plaisir par un contre-ténor, Temps par un ténor au large registre et Désenchantement par une contralto. Ils évoluent dans un décor moderne, salle de cinéma aux gradins garnis de fauteuils, séparée en deux parties par une cage de verre centrale qui figure le lieu des plaisirs et des tentations terrestres. La partie gauche est dévolue à Beauté et Plaisir, la droite à leurs parents Temps et Désenchantement. Des images projetées dès l’ouverture par Denis Guéguin montrent dans un flash-back la prise de la drogue en boîte de nuit, les malaises, les réveils sur des lits d'hôpital. A la fin de la première partie un long et quelque peu énigmatique échange entre Jacques Derrida et Pascale Ogier martèle le lien de l'intrigue avec notre quotidien : le virtuel n'a jamais autant fait partie de notre vie ! On retiendra également la présence dans la seconde partie d'un sosie de Beauté assis sur un fauteuil, qui va assister à son suicide final : le sort de Beauté n'est-il pas prêt à se renouveler ? Les choix scéniques sont parfois violents et directs, comme lorsque Beauté vomit dans le lavabo après son retour de l'hôpital. Les costumes renforcent les caractères, comme ce Temps en tenue de hippie attardé (en première partie) ou en costume de ville sans âge (en seconde partie) qui le situent proprement... hors du temps ! Pour sa part Désenchantement, sanglée dans son tailleur et jugée sur des talons hauts, dresse sagement les cristaux sur la table familiale dans la seconde partie du drame ; Plaisir, dans son jeans moulant, est doté d'insolentes lunettes de soleil, qu'il chaussera à nouveau lors de son départ. Les déplacements suivent de près l'intrigue, avec des interventions de Beauté et Plaisir depuis les balcons en première partie. Tout cela est plutôt bien imaginé, et parfaitement convaincant (malgré les réserves que nous avons exprimées quant à une approche trop unilatérale de cette œuvre). Ce point mérite d'être souligné, face à tant de transpositions scéniques modernes qui semblent gratuites et manquent ainsi leur effet.

Franco Fagioli était évidemment très attendu dans le rôle de Piacer. D'emblée il lui confère énergie et vitalité, avec la forte expressivité que nous lui connaissons. La surprise vient plutôt de la voix, qui s'adapte sans peine au registre médian des airs de la première partie, loin des fulgurances stratosphériques auxquelles le contre-ténor argentin nous a habitués, et en lieu desquelles il déploie de belles couleurs sur un registre plus court (Un leggiadro giovinetto). La seconde partie lui permet de nous gratifier de toute l'étendue de son registre, avec un magnifique Lascia la spina empreint d'une douce mélancolie, qui culmine dans de superbes ornements perlés, et par-dessus tout un Come nembo dont il dévale les vertigineux mélismes avec son aisance habituelle. Face à ce Plaisir aux multiples facettes, Michaël Spyres incarne un Tempo implacable, sorte de Chronos dévorant sa progéniture. Il a certes un peu adouci sa projection pour mieux s'insérer dans cet univers musical, mais dès sa première apparition il s'impose par sa présence et son timbre particulièrement riche dans les graves, pour faire du Urne voi une formidable invocation aux couleurs infernales. On retrouvera avec bonheur ces graves chaleureux dans le Tu giurasti en seconde partie, et surtout dans le E ben folle, où ses éclats graves débouchent au final sur de magnifiques ornements. Il convient également de souligner sa remarquable capacité d'adaptation dans les ensembles, où sa voix ne couvre nullement celle de ses partenaires. Ainsi son duo avec Disinganno (Il bel pianto) est très réussi, particulièrement émouvant.

Nous avons particulièrement apprécié Sara Mingardo. Elle incarne avec conviction un Disinganno inexorable, pétri dans la certitude bourgeoise de son tailleur et de ses fourrures. Sa diction est précise, ses attaques tranchantes (Crede l'uom), le timbre aux reflets métalliques et envoûtants (Piu non cura) traduit à merveille la froide détermination du personnage. Face à ces interprètes de haut vol, la jeune soprano chinoise Ying Fang campe une Belleza fragile, jusqu'à la brisure finale. La diction est soignée, le registre précis. L'émotion est présente de bout en bout, du questionnement angoissé au miroir (Fido specchio) à l'aveu de fragilité (Io vorrei due cori) et jusqu'au déchirant Tu del Ciel final. Elle témoigne d'une aisance vocale incontestable dans les passages virtuoses, comme le Un pensiero nemico di piace, se jouant des ornements sous les flashes répétés de la lampe de bureau qui instaurent une atmosphère hallucinatoire. Et sa projection, qu'on aurait aimée plus ample en première partie, gagne peu à peu en assurance au cours de la représentation. Elle relève ainsi de manière tout à fait honorable le défi de succéder à Sabine Devieilhe, qui avait assuré le rôle lors de la création de la production au Festival d'Aix.

Nous ne saurions terminer ce compte-rendu sans évoquer la belle performance du Concert d'Astrée. Sous la direction d'Emmanuelle Haïm, il insuffle à la partition le dynamisme requis par l'action scénique, traduisant avec soin les atmosphères. Soulignons tout particulièrement l'agilité colorée des vents, et la remarquable partie d'orgue exécutée par Benoît Hartoin, véritable moment de grâce. Enfin l'orchestre apporte une contribution décisive à l'émergence des magnifiques quatuors de la partition, le Se non sei (au final de la première partie), et surtout le remarquable Voglio tempo, particulièrement bien équilibré et mené de main de maître, pour le plus grand plaisir de nos oreilles. Les spectateurs ne s'y sont pas trompés, qui ont ovationné les interprètes de ce Trionfo sous leurs généreux applaudissements.



Publié le 16 janv. 2017 par Bruno Maury